Marine souffre de le voir si instable. Trop gai, soudain euphorique par bouffées. Ou abattu, morne, ruminant, reprenant ses notes du voyage namibien. Sans la passion nécessaire. Elle le sent tiraillé. Elle devine pourquoi. Quand les symptômes l’assaillent ainsi. Yeux irrités. Lunettes qu’il faudrait changer. Trop noires ou trop claires. Elle retrouve l’enfant que Zoé a percé d’une épée de sable, en plein regard. Yeux dévorés. L’aigle des grains furieux lacérant le bleu de Giotto.

Pour échapper à l’étau, elle voit un autre prof comme elle, Jules, avec lequel elle aime parler anglais. Un jour, Milos est présent, il les entend. Il ne comprend pas toutes les nuances. Leurs rires de connivence. Le type est un garçon entreprenant, un débrouillard, qui fait mille choses manuelles en alternance avec ses tâches plus intellectuelles. Un mec complet, en somme. Sportif. Natation, jogging. Tôt le matin, elle court avec lui, le long de la muraille d’Antibes. Milos trouve que c’est un sacrilège. Il les a vus passer sous la terrasse de Nicolas de Staël. Barbares ! Il déteste ce rituel qui s’empare de tout le monde, à la moindre alerte de l’aurore ou du crépuscule. Ils cavalent en troupeau, mesurant leur souffle, leurs enjambées, consultant des cadrans chiffrés. C’est très con. « Ce n’est pas plus con que le reste ! » lui a-t-elle répondu.

Il s’est embusqué, un soir, au bout d’une ruelle de la vieille ville pour les voir galoper en surplomb de la mer. Ils avaient l’air d’aimer ça. Cette complicité musculaire. À l’unisson. Gaillards. Ils échangeaient quelques paroles entre les panaches de leur souffle. De quoi pouvaient-ils parler ? De leurs performances ? D’autre chose ? Mais toujours en anglais. Les mots encore plus incompréhensibles, déformés par l’effort. Marine était très belle, cheveux libres. Visage offert au soleil radouci. Sans aucun maquillage. Souriante et dorée. Divine de naturel. Ses longues cuisses et ses fesses que jalouse Samantha, très rondes, d’une plénitude de belle trempe souple et dense, l’épanouissement bien circonscrit, dans le short serré au galbe. Dans chaque élan, le globe s’envolait, plus dansant que le fessier de Jules. Mais il a des jambes solides, des mollets à l’avenant. Le genre de type vulgaire qui vous déménage un matelas, sommier, en cinq sec, tout content ! Milos, lui, déménage, tout le temps, mais du chou ! Est-ce qu’elle lui raconterait ça, confiant à l’autre, entre deux enjambées élastiques, que Milos était beau, attachant, qu’elle l’aimait toujours mais qu’il était immensément chiant. Infidèle, en plus ! Taré. Et le déménageur, stupéfait : « Il te trompe ! toi ! » Ah ! lui ne trahirait jamais Marine, l’aimerait à genoux, entre deux séances de jardinage, de ravalement de sa bicoque ou de correction de ses copies. Un type qui sait changer un pneu ! Il lui ferait des enfants sans problème. Sportifs et sains, politiquement centre droit.

Il l’interroge sur Jules. Elle lui répond des banalités.

Puis, un soir, après une belle cavale érotique, les voilà qui se cherchent, insinuent, s’envoient des piques. Elle éclate de colère :

– Comment tu oses ! Si tu crois que je ne sais pas, avec l’autre intello, la tordue, la Samantha ! Je sais que tu l’as revue. Ça se voit comme la carotte au milieu de la figure du Père Noël.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– Jure-moi que tu ne l’as pas revue !

– Je l’ai revue, mais elle n’a fait que me bassiner avec Picasso et consorts. Avec ses ébauches de bouquins.

– Tu mens. Même toi, Milos, tu mens ! Tu me mens. Je sais que Samantha est plus vicieuse que moi !

– Qu’est-ce que tu vas chercher ?

– Oui, elle est vicieuse, et de tous les bords. Rabâchant ses obsessions d’été 37, de Nusch dans les bras d’Ady, de Lee, de Dora, l’ex de Bataille, grand spécialiste des transgressions maniaques, avec ses histoires d’œil, d’œufs, de couilles de taureau dans le cul, écrabouillés ! Berk ! Qu’il est dégueulasse, ce roi de l’omelette ! Sans oublier Eluard, voyeur et partouzeur. Et Picasso l’écarquillé, Man Ray, encore plus vicieux que les autres. L’été 37, l’été vicieux, pendant que Gerda Taro meurt à la guerre contre les franquistes. Vicieuse !

– Tu fais de la morale, toi !

– Je constate. Elle t’a subjugué, c’est une cérébrale obligée d’inventer des trucs pervers pour arriver à jouir !

– Arrête de délirer. C’est plutôt une fille touchante. Un peu perdue dans sa névrose d’échec. Je crois, hélas, qu’elle est fascinée par les jolies victimes de Picasso, ses proies. Elle est suicidaire comme elles le sont devenues. Avec toute la famille du pacha, tentée d’en finir. Abandonnés, exclus de l’existence, gommés.

– Tout le monde est suicidaire ! Tout le monde échoue. Toi et moi, nous échouons.

– Non, Marine !

– Tu ne fais pas grand-chose pour me le prouver.

– Nous venons de faire merveilleusement l’amour.

– Oui, mais ça n’a pas duré.

 

Puis ils revenaient à des moments de quasi-bonheur. Des trêves, moins d’angoisse. Une promenade à Vallauris où ils contemplèrent L’Homme au mouton de Picasso. Planté sur la place du marché. L’homme primitif, ferme et droit. Il porte un mouton qui paraît blessé, supplicié, la tête tournée de côté comme celle du cheval de Guernica. Ils connaissaient la sculpture et aimaient la revoir. Pour sa force, sa simplicité directe. Picasso en avait fait de nombreuses ébauches, des dessins, des encres, avec des variantes plus ou moins naïves, messianiques, pathétiques ou profanes. C’était en 1943 ! En peine occupation allemande. Aux Grands-Augustins. De là à y voir une signification symbolique de sacrifice, de berger rédempteur, de pâtre de l’humanité, de bon prophète… Tout le monde pouvait offrir son interprétation. La sculpture avait été installée en 1950 sur la place du marché de Vallauris. On ne la voyait pas tout de suite, sur fond de platanes, entourée des murs des maisons. Les bigarrures du bar, juste derrière. Soudain le bronze noir se découpait du décor. Alors on ne le quittait plus des yeux, lent et magnétique, résolu. D’aplomb. Comme L’Homme qui marche de Giacometti.

Quand on soumettait à Picasso une interprétation philosophique, il répondait que l’homme aurait pu aussi bien porter un porc ! Il avait horreur des explications politiques, historiques, symboliques. Des bons offices des gloseurs, des porte-parole de la bonne cause. Un porc, une cochonnerie ou autre ! Il était expert en moquerie, sarcasmes et raillerie. C’était tout juste s’il ne déclarait pas que Guernica était une corrida qui avait mal tourné. Le cheval éviscéré par le taureau qui se détache de côté, tranquille, après avoir tué. Et la pagaille des femmes, des mères qui braillent parce que le gisant, le torero, leur père, leur fils, est mort. Bon, trivial et voilà ! Il aurait pu très bien dessiner un porc écartelé… Il était toujours sacrilège. Il avait compris ça d’essentiel que la création ne relève d’aucune représentation préétablie, idée directrice, illustration. Prière. Il détestait le réalisme bête et vrai, le témoignage sans fard. Celui d’aujourd’hui ! La création ne répondait pas du monde ni au monde. Un porc ! Comme Rimbaud dans Les Illuminations déclarait l’avoir été.

Milos et Marine allèrent visiter le musée de la Poterie, qui faisait scintiller toute la fantaisie de Picasso en la matière. Un visiteur passionné avec lequel Marine entama la conversation leur révéla qu’en 1888 Monet et Maupassant, rien que ça !, étaient venus voir les poteries des ateliers de la cité et que Monet, dans une lettre, avouait qu’il avait acheté « quelques bêtises ».

– Qu’aurait-il dit, aujourd’hui, en voyant les Picasso ? Encore des bêtises…

– Il n’aimait guère Picasso mais il aurait sans doute été bluffé par l’inventivité virtuose de ses céramiques.

L’homme ajouta que Monet s’était installé au château de la Pinède, au cap d’Antibes, pour affronter la pureté du ciel et du bleu. Il avait peint le Fort Carré comme de Staël et Picasso. La baie, la mer d’Ulysse, les montagnes. Le Normand Monet. Troquant la Manche contre la Méditerranée.

Milos se renseignerait plus tard sur le séjour du peintre à Antibes. Il aurait l’impression de desserrer l’étau de De Staël et de Picasso qui l’obsédaient. Il penserait pouvoir respirer dans une atmosphère plus libre, heureuse. Pourtant, le souci acharné de perfection de Monet, ses oscillations entre joie créatrice et découragement complet étaient proches des sentiments de De Staël. Monet écrit dans le Midi : « C’est si clair, si pur de rose et de bleu que la moindre touche pas juste fait une tache de saleté »… « Il faudrait peindre ici avec de l’or et des pierreries. » Un jour, plongé dans le désespoir de refaire sans cesse ses toiles et de buter sur l’« impossible », il avoue : « J’ai peur d’être vidé, fini. » Comme on le sent frère de De Staël, en ce paroxysme noir, sous le cimeterre d’un soleil si parfait. Mais la plainte sempiternelle était un rite, un exorcisme qui maintenaient Monet à son faîte, tandis qu’elle a détruit Nicolas.

Milos se demandait ce que Monet aurait pensé de la pureté de De Staël. Ce dernier vénérait Courbet. Que disait-il de Monet ?

Milos lança à Marine :

– Nous devrions aller à Giverny. C’est peut-être bien, la Normandie.

– C’est gras, c’est vert, c’est un défilé de vaches camembert aux grands yeux de stars kitsch. Et des cars, des cars… Des légions de mamies internationales qui adorent les fleurs, s’esbaudissent et s’en foutent de la peinture !

– N’y aurait-il pas, dans la meute, la fleur d’une Japonaise d’Oshima ?

– Elles préfèrent aller à Auvers, voir les frères Van Gogh dans leur cimetière, au milieu des champs si paisibles.

– Oui, on m’a raconté que, par les plus douces nuits d’été, les deux frères soulèvent le couvercle de leur cercueil et vont se promener dans la prairie. Il y a toujours deux belles Japonaises endormies. Elles se réveillent et se dénudent pour aimer dans les blés les deux fantômes effarés. Ils se gorgent de leur chair lunaire, elles s’abreuvent de leur incandescence mystérieuse.

 

À Vallauris, de l’autre côté de la place, les touristes oubliaient d’aller voir le monument aux morts de 14-18. C’était un des plus beaux de France. Car au lieu d’un soldat glorieux montant à l’assaut, casqué, on découvrait un pauvre garçon désarmé, effondré, la main sur le crâne, dans sa désolation de Christ humain descendu de croix, soutenu par un ange aux ailes secourables. Rien de guerrier, d’emphatique. Nul déni. La désespérance à laquelle faisait face, un peu plus loin, la résistance farouche de L’Homme au mouton.

 

Picasso est venu s’installer à Vallauris avec Françoise Gilot. Dans la villa La Galloise, une maison simple. Il a 63 ans. Elle a 24 ans. Il l’a connue pendant l’Occupation, l’année de L’Homme au mouton. Elle avait, alors, 21 ans. Françoise juvénile, harmonieuse, longue aux yeux tendres. Dora quittée, sombrant dans la folie. « Choisir quelqu’un, c’est toujours dans une certaine mesure tuer l’autre. » Voilà ce qu’il aurait expliqué à sa nouvelle amante. Picasso tueur de femmes, c’est connu. Tueur indifférent. Capricieux. Marie-Thérèse échappe, en partie, à cette relégation meurtrière. Jamais bannie de son cœur. Il vient voir Maya adorée, sa fille.

Est-ce de la Galloise que date cette photo de lui, si drôle ? Une singerie ! On le voit, debout, campé dans un salon décoré d’un grand masque africain. Il porte sur le crâne un chapeau de paille tressée, rond et plat, de style asiatique ou vaguement peul… et un foulard bariolé sur les épaules. Il est costaud, sérieux comme une grand-mère corse qui veille à la casse.

La belle Françoise de La Joie de vivre du musée d’Antibes voit le vent tourner quand Geneviève Laporte, la lycéenne de 1944, revient en 51. Françoise prend les devants. Bientôt, elle fuit. Elle est libre. Il hurle : « On ne quitte pas Picasso ! » Modeste comme d’habitude, avec ses gros yeux tout ressortis de colère humiliée. Croque-mitaine de l’amour. « Tou mé toues. Yé t’en soupplie ! » Il gémit, il rampe, il fait son cirque. Cette fois, ça ne marche pas. Le voilà plaqué à Vallauris. Et quand Françoise publie son livre capital sur lui, il enrage. Il est refait. Françoise, rare rescapée du typhon, contre-attaque. Et c’est loyal.

Dora, cela se passe autrement. Abandonnée, elle est devenue mystique, comme on sait, enfermée à vie, chez elle, rue de Savoie, comme au temps de leur passion. Jusqu’à l’âge de 89 ans, elle survivra ainsi à Guernica, qu’il lui dédia et dont elle fut le témoin, le photographe, l’égérie de la guerre. Elle résistera, comme elle pourra, au Minotaure, aux électrochocs, à Lacan, au Déluge, à Sodome et Gomorrhe. À la mort du Totem, en 1973. Chaque jour, elle va à la messe du matin. Rasant les murs, ne répondant plus à personne, survivant au milieu des restes, des épaves de Picasso, miettes rongées par les souris. Sauf les galets gravés sur la plage de l’été radieux. Érémitique à faire peur. « Dieu seul peut succéder à Picasso », disait-elle. Buvant le calice amer de la vie jusqu’à la dernière goutte. Lapant le cadavre jusqu’au bout. Suicide intérieur ou illumination cramée. Dora Adorée qui fut l’amante de Bataille et de Picasso, reine de l’été doré. On raconte encore la scène de légende, d’intronisation, celle du coup de foudre, aux Deux Magots. Dora joue avec un poignard. Elle porte des gants noirs à petites fleurs roses. Elle les enlève et dessine le contour de sa main gauche, en plantant la pointe de la lame, à vifs coups de défi, entre les doigts. Picasso hypnotisé par cette version inédite de la corrida. Dora aux banderilles, à l’épée de sacrifice. Femme torero. Sa main rougie de sang. Picasso lui demande le gant et l’emporte, grigou dans le temple de ses trésors. On sait qu’il conserve tout. Soixante ans après : les féeries sont mortes, l’héroïne est devenue bigote, avare et antisémite ! Jadis, elle était si belle quand il dessina son portrait linéaire, aux beaux yeux d’almée brûlant de bonheur. La vie est un poème acerbe.