– Tu ne sais pas ce que tu veux. Il faut choisir, dans la vie.
Marine sent qu’elle dit des banalités. Elle corrige le tir :
– Tu es ambivalent, tu tergiverses. Alors assume !
– Je ne l’ai pas revue.
– Tu ne penses qu’à ça. Il te faut une hantise torride pour oublier tes hantises originelles. Deux femmes, comme l’autre, comme votre Picasso. Un truc d’hommes, typique. Comme le malheureux Nicolas de Staël…
– Beaucoup de femmes font pareil, entre deux hommes, sans trancher.
– Allez voir un psy !
– J’ai donné dans mon enfance, merci bien ! De toute façon les psys sont pareils que moi. Leur vie à hue et à dia.
– Je te le répète, au moins on peut espérer qu’ils assument.
Alors, un matin, elle lui annonce qu’elle part en Angleterre comme enseignante. Le tonnerre lui éclate à la tête. Éperdu soudain, déserté, orphelin de tout. Elle le dévisage, se durcit devant le ravage d’angoisse.
– Ce sera peut-être meilleur pour toi.
Il n’ose déclamer qu’il va mourir ou se tuer, se jeter, comme de Staël, par-dessus bord.
Elle lui dit qu’il y arrivera. Que, après tout, Londres n’est pas si loin. Qu’elle reviendra quand tout ira mieux. Qu’il vivra sa vie.
– Ma vie !
– Oui, tu sais… les gens la vivent. Tout le monde se débrouille, tant bien que mal.
– Alors autant que tu restes.
– Non, parce que ça me rend folle. Je suis détruite lentement. Il faut que je me sauve, que je respire un peu. Que je voie ma vie, ce que c’est pour moi. Sans toi. On s’est connus trop tôt ; à peine sortis de l’enfance.
– Tu m’as sauvé.
– Pendant quelques années, oui… Mais ce destin est trop lourd. Puis ce moi que tu ne connaissais pas et que j’ignorais a pris le dessus. Maintenant, on est dépassés. Tu as besoin d’autres vies. Moi, j’ai une vie. Et si j’en ai une autre, ce sera après la première. Pas tout à la fois, comme ça. Il y a cette folie de ta mère en toi. Ce venin de son histoire. Le rapt de la passion de Cnossos. Le mythe de la vraie vie perdue. Tu serais né trop tard, d’un amour plus raisonnable. Elle t’a inoculé ce désir infini, d’infini. Une vraie maladie de l’âme jamais assouvie.
Elle se tait, le regarde sans cruauté et ajoute :
– J’ai besoin de tranquillité.
– Sans moi.
– Oui, sans toi.
– On se sépare, cela ne te fait pas souffrir.
– Je souffre déjà depuis des années. C’est trop dur.
Elle partit. Ce fut un grand trou en lui. Une caverne d’effroi, sans fresques ni bisons. Une cave noire et vide. Sa mère et son père tentèrent de venir à la rescousse. Il les chassa. Revenir à la maison le faisait vomir. Il prit des médicaments censés raviver en lui l’instinct de vie. Les produits lui donnaient soif, l’empêchaient de bander, lui desséchaient les yeux. Il ne désirait pas revoir Samantha.
Il décida de partir à Paris, occuper un poste d’attaché de recherche au musée de l’Homme. Travailler en tentant de finir sa thèse.
Il détesta Paris. Il manquait chaque jour de se faire écraser par les voitures. Le bruit, le grondement incessant, le tonnerre du métro additionné à tout le boucan des bagnoles. Ses parents l’aidèrent à louer un minuscule studio, non loin de la Seine. Rue de Nesle. Sous les combles. Au sommet d’un escalier de six étages. Par sa fenêtre sur cour, ce n’était pas la Méditerranée. Mais le zinc, les cheminées moches et sales. La merde des pigeons. Les antennes de télé. Nulle pointe ou dôme de monument un peu doré, rehaussé. C’était coincé. Nulle tour de Nesle. Des chats qu’il n’aimait pas. Des voisins qui lui faisaient peur, malades comme lui, bannis, déchus de la vie. Hagards, dans chaque lucarne de chambre de bonne.
Avant de partir, à Cannes, il était allé voir une ophtalmo pour acquérir des lentilles colorées. Qui masqueraient le bleu terrible. Le bleu du délire. Le bleu, éros de Bataille. Ce bleu de trop. La spécialiste s’étonna de son désir de cacher un regard si rare. Le malentendu recommençait. La stupeur des autres. Leur haine aussi. Il lui expliqua que cette beauté était dure à porter. Qu’il voulait se protéger, échapper à la curiosité prédatrice. Il ne voulait plus fasciner. Paradoxalement, c’était humiliant, dangereux. Il dit qu’il avait porté longtemps des lunettes noires mais qu’elles lui donnaient à la longue des problèmes de vision. Les vraies couleurs du monde se dérobaient. Les objets paraissaient plus ternes. Comme au cours d’une éclipse. La jeune femme souriante lui répondit qu’il n’avait pas besoin de correction et que ce serait donc plus facile. Mais il lui fallait choisir une couleur qui ne soit pas diamétralement opposée au bleu. « Un gris-bleu tranquille… » Il aima l’expression et lui sourit. Il se dit que cette femme lui aurait plu. Elle lui souriait encore. Mais c’était bien ainsi. Elle lui aurait rapidement demandé d’enlever les lentilles pour mieux l’apprécier, au lit, dans l’échange amoureux. Tout aurait été à recommencer. Il voulait se perdre et se fondre.
L’espace s’ouvrit quand il arriva au musée. La tour Eiffel lui fit du bien, comme un mélange de fée, de grand-mère, de belle sorcière altière. Chamanique et messagère. Sous sa voilette de ferraille farfelue. Le musée élargit son périmètre de lumière. Des salles insonorisées, on contemplait Paris, ses coupoles d’or, les tours de Saint-Sulpice, et même celles de Notre-Dame, émergeaient du flot des toits, des bâtiments. Le Panthéon là-bas. Et le Champ-de-Mars déployait ses allées de promeneurs, de flâneurs. Une fourmillante humanité, de touristes Homo sapiens.
Il s’éprit de la Vénus de Lespugue, taillée, polie dans de l’ivoire de mammouth. Rien que le nom de Lespugue lui donnait le frisson. La masse moirée, arrondie, des fesses, du ventre et des seins confondus, saisis dans le fuseau des jambes et de la tête, piquée au sommet, petite et ronde entre Picasso et Giacometti.
Milos apprit plus tard, comme par hasard, au fil de ses lectures, que Picasso possédait deux répliques de la Vénus de Lespugue, qui l’avait inspiré dans ses sculptures de Marie-Thérèse Walter, à Boisgeloup. Il cachait ses deux statuettes dans l’atelier des Grands-Augustins, à l’intérieur d’un cabinet fermé à clé. Où se trouvait une grande armoire de métal, vitrée, réservée à ses trésors. Dont des bronzes ou des verres de Bordeaux fondus les uns avec les autres dans des pliures fantastiques. Ils provenaient de Saint-Pierre en Martinique et avaient été travestis, transfusés, déformés, remodelés par l’ardeur de la fameuse éruption volcanique de la montagne Pelée. Le photographe Brassaï raconte que, après la Seconde Guerre mondiale, Pablo, atteint de calvitie galopante, décida de couper la relique de sa fameuse mèche qui, devenue maigre et ridicule, errait encore d’un bord à l’autre de son front déserté. Il plaça la mèche dans une première édition d’une poésie de Mallarmé qui rejoignit, au fond de l’armoire sacrée, des manuscrits illustrés, des textes d’Apollinaire. Et bien d’autres raretés. De ses deux répliques de la Vénus de Lespugue bien gardées, il préférait la brute, celle qui n’avait pas été restaurée. Gonflée, dilatée de chair. Fessue à foison.
Milos raffolait aussi de Notre-Dame de Paris, quand il réussissait à échapper à la cohue. Il se contentait souvent de descendre sur le quai des Grands-Augustins et de marcher vers elle, sans accéder au parvis grouillant de touristes. Il la regardait de loin et se sentait mieux, traversé par un rayon. Une petite résurrection dans le malheur.
Il fut donc sauvé par la tour Eiffel, Notre-Dame et la Vénus de Lespugue. Il osa envoyer un courriel à Marine pour lui dire ces premiers pas dans la ville étrangère. Et l’intercession des trois hautes figures féminines. Elle ne répondit pas. Il le savait. Il continua de lui envoyer des messages sans attendre de réponse. Les lui écrire lui faisait du bien. Il comprit que l’écriture était finalement toujours destinée à quelqu’un, une absente ou un absent originel. Quand il lui écrivait, c’était une forme d’hallucination, comme si, en creux, dans l’invisible, son fantôme ou son ange lui souriait, le lisait. Elle existait intensément, sans être là. Il en est ainsi des dieux, des déesses protectrices. La religion n’est que l’impossibilité d’un deuil. Il était venu étudier l’homme, son histoire, ses croyances qui lui avaient permis de survivre et de se succéder jusqu’à l’homme athée, le dernier de la liste. Le plus lucide et le plus cruel.
Un autre coup de foudre le frappa, au musée de l’Homme, quand, dès le premier jour, il vit la Dame du Cavillon. Elle avait été découverte sous la falaise des Baousse Rousse, dont le nom tellurique l’envoûtait. C’était dans le réseau des grottes de l’Homme de Grimaldi. À côté de Menton, en Italie. Il retrouvait donc, à Paris, une voisine du couple qui l’avait tant ému, celui de la vieille femme et de l’adolescent de la grotte des Enfants de Grimaldi.
La Dame du Cavillon était la dame de Grimaldi. La dame de son pays. Vision inouïe. Elle semblait émerger de la nuit. Dans une aura : squelette couché au creux de sa sépulture, couvert d’hématite rouge comme certaines figures de Namibie. Le crâne coiffé de coquilles marines et de canines de cerfs. Enveloppée de fétiches funéraires. C’était plus fort que la Dame Blanche de Breuil prise sur le vif. C’était la dame rouge, dans sa mort, à 37 ans, que les hommes d’il y a 24 000 ans avaient ornée des joyaux de la beauté et de la magie. Des peintures de chevaux couvraient les parois de la grotte au-dessus d’elle. Quelle reine, quelle mère, quelle sœur, quelle déesse ? Princesse, qu’est-ce que cela veut dire ? Isis des cavernes. Qui donc est là ? Nous attend et nous voit. Quelle chamane ? Quelle chimère ?
Milos resta cloué devant l’énigme. Son feu le remplissait, le réveillait, lui donnait vie, dans la mélancolie de Marine absente. Après 24 000 ans d’hommes espérant traverser la mort, que pouvait-il espérer ?
Il passa rue des Grands-Augustins et s’arrêta devant la porte du 7, à fronton classique. Une grille, une cour intérieure, une plaque de marbre : « Picasso vécut dans cet immeuble de 1936 à 1955. C’est dans cet atelier qu’il peignit “Guernica” en 1937. C’est ici également que Balzac situe l’action de sa nouvelle, “Le chef-d’œuvre inconnu”. »
N’en jetez plus ! Coup double, le chef-d’œuvre impossible du héros balzacien et le triomphe de Guernica. Dans la belle rue calme. Il lui suffit de tourner et il entra rue de Savoie. Il s’arrêta devant la grande porte arquée du 6. Nulle plaque. Pourtant Dora Maar avait vécu là, pendant soixante ans. Attendant, à l’époque de leur amour, qu’il l’appelle, lui permette de le rejoindre aux Grands-Augustins dans le grenier de Guernica.
Les lieux nous fuient, vers d’autres passants, d’autres histoires, d’autres amours. Balzac, Picasso. Pfuit ! Dora jusqu’en 1997. Pfuit ! Pas de plaque pour la femme qui pleure, l’abandonnée à la folie, la survivante recluse de l’épopée. Mais Milos alla contempler, square Laurent-Prache, le long de l’église de Saint-Germain-des-Prés, cette merveille : le bronze, la tête de Dora, offerte par Picasso en mémoire d’Apollinaire. Tête de déesse. De dame cycladique, aux larges yeux en amande noire. Nul nez phallique façon Marie-Thérèse. Quelque chose d’épuré, de puissant, de global. Mystère de Dora. Dans le square, les habitués ne regardent jamais Dora. Mioches et pigeons qui chient.
Milos avait lu quelque part que cette tête, en 2000, avait été volée, qu’elle avait valsé dans un fossé, qu’elle avait été retrouvée et exposée, pendant deux ans, dans la galerie d’une mairie, sans que personne sache d’où elle provenait, qui elle représentait. Puis on l’avait retrouvée, replacée, comme si de rien n’était, dans le square. Beaucoup ne s’étaient pas aperçus de la disparition. Les amoureux, les touristes. Les badauds, les voyeurs, les exhibitionnistes, la bohème, les mendiants, les lycéennes… Il arrivait donc encore à Dora de perdre la tête. La nuit, surtout, quand tout le monde dormait. La tête se détachait, dans un sifflement doux. Elle s’élevait, elle filait, telle une comète, vers le pont Mirabeau où Apollinaire l’attendait, souriant. Ils parlaient de la belle folie d’aimer.
Et puis, pour oser boire tout le calice de l’oubli, il prit le métro jusqu’au parc Montsouris. Il remonta une allée. Quels que soient les beaux efforts des paysagistes, les arbres taillés, les plates-bandes, il y a, dans les jardins de Paris, quelque chose de pisseux, d’irrémédiable. C’est tapi dans les recoins, sous les graviers. Un fond moche et terreux suinte, sans humus vrai. Une infécondité rédhibitoire. Les pigeons ne sont pas les ramiers des forêts aux chaudes couleurs mais des lambeaux de zinc et d’ardoise défraîchie. Pouilleux, agités de tics. Mabouls comme les hommes. L’étang manque de lentilles d’eau, de grenouilles et de roseaux. L’eau marron sale stagne… Nul ruisseau clair à truites. Les canards, en file indienne, ont l’air mécaniques et plaqués. Affreux jouets urbains. On a envie de les casser pour qu’ils arrêtent leur cirque. Milos se sentit encore plus esseulé, angoissé, pauvre type. Impossible de s’asseoir sur un banc pour assister au marasme, au défilé des solitudes. Les bébés dans les poussettes font peur, ahuris. La patience morne des mères qui les trimballent. Ou leur tendresse qui fait mal dans la grande ville à l’avenir cruel. Et les gardiens à képi sont pires que le reste. Vains et tragiques. Le sommet est le kiosque de la dame pipi. Un résumé. Elle seule est bien dans sa peau. Elle entend les bruits, lorgne les pièces dans l’assiette. C’est la mère maquerelle de la merde.
Il sortit du faux jardin, chercha et trouva la petite rue Gauguet. Au 7, un bel atelier, d’architecture moderne, un peu cubiste, immaculée, se campait devant lui. C’était celui de Nicolas de Staël à Paris. Des photos, prises par Denise Colomb un an avant sa mort, le montrent rue Gauguet. Chemise noire entrouverte, pantalon foncé, sur fond de parquet et de muraille constellés de peinture. Magnétique en athlète luciférien. Ou bien : grosse sacoche au premier plan, barda du destin, lampe métallique, table couverte de tubes. Hauteur vertigineuse du plafond, pour contenir le géant planté de face, pantalon noir, en bras de chemise blanche, déchirée au-dessus de la ceinture. De Staël penché légèrement de côté, en bascule, dérive suspendue, houppe des cheveux hérissés, regard triste et dur, au milieu des tableaux.
On dit que son atelier était une caverne de potier paléontologique. À sédiments, couches du paléo… Un creuset, un grand puits matériel, criblé de pigments, de pinceaux, de pots, de truelles plâtrées, de seaux, de chiffons. Dans une forte odeur de térébenthine. Un atelier gorgé, souillé, empanaché des crasses, des pâtes de la maçonnerie. Son envergure, sa force, sa hauteur de hunier s’élancent dans ce cratère de Vésuve. Légèrement déboussolé, il incline, il verse. Peindre, pour lui, c’est être en proie au vertige, à des bifurcations imprévisibles d’accident, de hasard. Il descend ses tableaux comme il l’écrit : « Cela doit tomber hors de toutes lois connues, en vrac, en ordre, mais cela doit tomber. » Ainsi naît l’ordre du cosmos d’un chaos primordial, d’un réglage d’attractions fortuites, dans la chute astronomique. Tomber et, dans la catastrophe, naître ou s’écraser.
Denise Colomb était belle. Elle porta les plus grands dans sa lumière. Elle photographia Artaud, yeux blancs de folie, maigre et rabougri, tête de momie, de crâne surmodelé, cheveux raides. Et, la même année que de Staël, Giacometti, costumé, cravaté, son beau visage de montagnard sensuel, coupé entre ombre et lumière. Au pied de son escalier, à côté d’une sculpture longiligne et emmaillotée, et d’une autre, au pied formidable, sur un socle encroûté, entouré de gravats. Muraille tavelée comme une peau qui a vécu.
Et le roi Picasso. Dans les mêmes années. Devant la Galloise, la maison de Vallauris. Solide, calé, solaire. Ou assis, en veste hivernale, bloc de granit infrangible. Inouï de tranquillité compacte. Yeux noirs perçant sa masse plus claire. Cro-Magnon majuscule. Chaman au repos. Tout le monde est précipité vers son destin mortel. Sauf lui. Souverain d’Assur.
Milos tomba sur une description du musée de l’Homme d’avant sa restauration complète. Des pages écrites par Françoise Gilot citant Picasso : « Quand je me suis rendu pour la première fois avec Derain au musée du Trocadéro, une odeur de moisi et d’abandon m’a saisi à la gorge. J’étais si déprimé que j’aurais voulu partir tout de suite. Mais je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues hostiles […]. Et alors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une forme de magie […], une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où je compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. »
« Saisir le pouvoir » du désir et de la terreur, c’est bien le mobile du peintre des Demoiselles d’Avignon. Certes, il est vain de chercher une révélation unique à l’origine du parcours d’un artiste. Mais ces « forces inconnues » combattent dans la peinture, sous la peau de Picasso. Tous les monstres sont rameutés, remués, affrontés, déjoués, rejoués dans ses yeux et sur ses toiles… Milos ne serait-il donc entré, à son tour, au musée du Trocadéro, sans le savoir, que pour retrouver l’empreinte du masque de Picasso ?
Dans la galerie de l’Homme du musée, face à la Seine d’Apollinaire, Milos contemplait le grand portant, le fleuve de l’humanité. Une avalanche de bustes de plâtre et de bronze datant du XIXe siècle, quatre-vingt-onze figures, tous pays, toutes origines. C’est nous ! Portrait de la famille. Cortège descendant de onze mètres de haut et dévalant sur dix-neuf mètres. Nos têtes de patriarches, de culs-terreux, maîtres, cavaliers, piétons, galériens, pachas, esclaves et colonisateurs, héros d’Asie, un ou deux personnages de Tintin. Têtes d’Afrique, d’Australie, d’Amérique, îles, continents. Bochimans. Steppes et rizières, savanes. Des chauves, des chevelus, des coiffés, beaucoup de moustachus dont un ressemblait à Staline. Des sombres et des clairs, un roux. Mais de juvéniles visages des deux sexes, aux yeux bridés ou ronds, ovales… Des rebelles. Rois noirs, misérables des chiourmes, Indiens, Aborigènes. Le majestueux Niagara de l’homme. Un peu comme on découvre à Xi’an, en Chine, la fameuse armée de cavaliers. À la différence qu’au musée elle n’est pas enfouie mais aérienne et répandue, offrant non pas les répliques des mêmes cavaliers impavides mais la multitude de l’espèce.
Le caractère le plus mystérieux de cette haute fontaine de portraits était les yeux fermés de chaque protagoniste. Cet aspect de fleuve de dormeurs, d’ensevelis dans leur songe, saisit Milos, comme s’il avait été devancé dans son désir de ne pas dévoiler son regard.
Milos s’arrêta sur le buste d’une femme inuit, mafflue, au petit chignon tiré en arrière, dormante elle aussi. Ou celui d’un bel Indien d’Amérique que le peintre George Catlin amena avec lui lors de son spectacle parisien en 1845 et que George Sand alla interroger. Un Zoulou au visage douloureux, une femme soudanaise, yeux toujours clos… Milos avait entendu parler de La Négresse captive de Carpeaux, aux seins ligotés, le désespoir peint sur son visage. Elle ne figurait pas dans le défilé. Encore moins le terrible moulage réalisé par le savant Cuvier de Saartjie, la Vénus hottentote, resté dans les réserves. Sommet du sadisme et du mépris ethnologique. Le musée moderne et lumineux comportait sa part d’histoire, ses états antérieurs, ses archives des temps archaïques. Sa part d’ombre. Avec ses placards de fantômes et de cadavres. Humain, il était à l’image de chacun de nous. Milos avait lu quelque part l’histoire de Manuaharere, un Néo-Calédonien, matelot du Styx au XIXe siècle. Les seuls noms antithétiques du matelot noir et du navire l’avaient subjugué. Que faisait cet exilé sur le vaisseau du fleuve des morts ? Deux Tasmaniens de bronze, vêtus de loques, attestaient d’un destin misérable. Alors ce fut le buste extraordinaire de Seïd Enkess drapé, coiffé d’un bandeau emplumé. Il s’agissait d’un ancien esclave soudanais qui était devenu modèle dans l’atelier de Rude et dont Charles Cordier avait fait la sculpture. Yeux ouverts, enfin ! Du même artiste, Milos admira une femme chinoise à la coiffure et au vêtement raffinés, et une Nubienne qui vous regardait dans une attitude de défi superbe. Les bronzes de Charles Cordier étaient traités avec un sens esthétique de la noblesse de l’homme. De sa grande beauté. Il tirait le dévalement de l’espèce vers sa sublimation. Les plâtres, les masques opaques, les torses nus – avec lui – se paraient splendidement, ouvraient les yeux sur ceux qui les contemplaient. Ils n’étaient plus des tests d’expérimentations phrénologiques, des documents pris sur le vif lors des explorations des siècles passés, des manipulations idéologiques, des monuments de nos préjugés ou de simples parangons, échantillons des races ou des peuples. C’étaient des personnes dotées d’un destin propre. Et d’un panache revendiqué. C’étaient des personnages de roman.
Dans la pavane manquait évidemment la Dame Blanche du Brandberg… Certes, Milos avait cru reconnaître le Français Breuil, sans son béret basque, endormi comme les autres, l’Espagnol Picasso masquant ses yeux d’hypnotiseur sous le rabattement de ses petits cils serrés. Mais il ne roupillait que d’un œil… Là-bas, peut-être, au cœur de la cascade humaine, le Russo-Balte Nicolas de Staël semblait conduit par la royale mulâtresse Ady Fidelin. Milos se chercha en vain. Et Marine absente.
Au musée de l’Homme et à la bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, il avait consulté le fonds Breuil : livres, articles, communications innombrables, bulletins, revues, lettres. Autres fonds et pistes ramifiées. Breuil avait visité toutes les grottes de la planète : Afrique, Chine, France, Espagne… Une bougeotte de curé cosmopolite. À la recherche de la côte d’Adam ?
Milos l’avait vue entrer dans l’immeuble. Une jeune femme de 30, 35 ans. Grande, brune, cheveux courts, vive, pressée, active. Jolie. Elle ne l’avait pas regardé quand ils s’étaient juste croisés. Affairée, sac, clés, portable.
Il l’avait revue plusieurs fois. Elle semblait revenir de son travail entre 18 et 19 heures. Et partir vers 8 h 30, voire 9 heures du matin. Un jour, il dut s’avouer qu’elle l’avait dévisagé, comme surprise. Arrachée à son arsenal habituel, sac, clés, portable, auxquels s’ajoutaient quelques courses rapportées des boutiques voisines, paquets, fruits, viandes… Elle se retourna. Il arrivait derrière elle. L’ascenseur s’arrêta. Elle monta avec tout son fourniment, lui fit face. Allait-il la rejoindre dans l’habitacle ? De peur de la déranger, ou par timidité, Milos lui signifia noblement de s’envoler sans lui. Elle lui sourit. Son sourire d’abord étourdi revint en un éclair, s’attarda, voleta dans le vague, s’effaça, englouti dans l’ascension de la cabine. Milos souriait encore.
Il vit aussi son compagnon. Tous les deux, un samedi après-midi, actifs, sacs, portables, paquets. Lui, un poil plus petit qu’elle, assez costaud, l’air sportif, nerveux, cheveux coupés en brosse, blond, plutôt bien, assez beau. Parfaitement assortis. Adam et Ève de choc. Adaptés. Consuméristes. Assez friqués. Bien dans leur peau, sociaux. Pas mécontents de l’époque. Milos, à mille lieues, sous Picasso, de Staël, Breuil et ses hominidés. Eux, deux spécimens de Sapiens en hausse, tels que Teilhard de Chardin les eût rêvés, au comble de l’évolution. Aux manettes ! Car Milos les vit à moto foncer, remonter la rue. Grand coup d’accélérateur de l’espèce. Accolés, amants, nomades. Cuir noir et fuselé, rutilants, géminés, fusant dans le bonheur de vivre. Lui, sans Marine, éperdu dans la ville. Seul arrimage : les crânes du Muséum : australopithèque, Homo habilis… Les mandibules de la genèse. Il aurait voulu se fondre dans le cortège du grand portant. Moulage de Milos, tout en haut, peu visible. Mais preuve qu’il avait vécu. Homme de la généalogie humaine comme tous les autres, ayant eu droit à sa part de gâteau.
Une nuit, il n’arrivait pas à s’endormir. Il se masturba en pensant à Marine, puis à Samantha, puis aux deux enlacées, comme Ady Fidelin et Nusch dans la photo de Man Ray. Il eut soudain un flash de la brune de l’ascenseur. Et ce fut bienfaiteur.
Mais ce semblant de mieux fit long feu. La mélancolie le reprit, sévère. Il abusa de somnifères qui faisaient encore effet le matin dans la rue où il planait. L’euphorie durait jusqu’à midi. Il la cachait au chercheur pour lequel il épluchait des documents. C’était un petit homme sec et savant qui ne l’embêtait pas, lui donnait quelques conseils sans disserter. Rapide, positif. Un jour, Milos essaya une nouvelle rafale de somnifères qu’il avait obtenus d’un médecin complaisant. Et, là, il vit tanguer le grand portant, avec une envie de rire. Il imagina des bustes de modèles nus, stars et mannequins, du monde entier, blondes et Noires, aux mamelons retroussés. Bustes de Rubens, de Manet, de Courbet, de Bonnard, de Clovis Trouille, de la Fornarina de Picasso. Le musée prit un coup de jeunesse printanière et libertine. La Vénus de Lespugue voisinait avec ses descendantes fines et topless. Des rockeuses de clips, des motardes shootées des jungles urbaines, des déesses de mangas aux gros yeux bleus tout ronds… Ces quasi-hallucinations finissaient en queue de poisson, vagues de tristesse. Il envoyait de nouveaux mails à Marine qui ne répondait pas, à laquelle il en voulait, désirant lui annoncer l’avis de son décès. On avait retrouvé le cadavre d’un certain Milos dans la Seine. Les yeux dévorés par les anguilles. Dans sa chambre une lettre attesterait de son désespoir, un appel à une amante cruelle qui cavalait à Londres d’un mec à l’autre, sans plus de souci de son ex aux abois.
Myriam, sa mère, lui téléphona, intuitive, inquiète. Il mentit. Il la rassura sur son travail, son quotidien. Cette indépendance – il ne dit pas la chose ainsi – lui faisait du bien. Elle lui passa son père. Il les devinait, les voyait tous les deux au bout du fil. Abandonnés, eux aussi. Tout le monde trinquait. Coupables de quoi ? Qu’est-ce qui avait raté ? Les yeux de Milos : pourquoi ça, justement ? Ce don trop violent, ce mal. Le poignard de la couleur, de la lumière en plein visage.
Un matin, drogué à point, il sortit de son immeuble, quitta le trottoir comme Icare quand une voiture le happa. Assommé, il s’évanouit. Il se réveilla avec des crânes d’Homo sapiens penchés autour de lui. Une douleur lui vrillait le flanc. Tout le monde le conjurait de ne pas bouger et d’attendre les secours. Mais il se redressa vaguement sur un coude. Et son fantôme crut voir, incrustée, dans le cercle des têtes, celle de la voisine, Cro-Mignonne brune, cheveux courts, mimique inquiète. Il lui sourit dans un flou. Elle restait stupéfaite. Du ciel, sans doute, il lui souriait.
L’ambulance arriva. On l’embarqua pour lui faire des examens, des radios. Il lui sourit encore, couché sur le brancard qu’elle suivit longuement des yeux avant que la portière ne soit refermée.
Il n’avait que des contusions, des ecchymoses bleu sombre comme la nuit d’Antibes où de Staël avait valdingué.
Il revint chez lui. Et, lorsqu’il la rencontra bientôt, elle s’enquit de sa santé, soucieuse, le front barré d’une jolie ride d’affection. Ils allèrent au café le plus proche, boire lui un thé, elle un café. Elle le regardait attentivement. Les yeux, il lui semblait… Devinait-elle la supercherie ou s’avisait-elle seulement qu’il portait des lentilles ? Elle s’appelait Vivie, travaillait dans la publicité, lui au musée de l’Homme comme on sait. Voix articulée, musicale. Souvent, un peu lente, étudiée. Oui, il était originaire d’Antibes, qu’elle connaissait. Elle évoqua l’Eden-Roc, rien que ça ! Il lui en fit l’historique avec le menu de Picasso et de Staël peignant Le Concert, seul, dans la tour de guet. Il vit que la pâleur de son personnage d’homme cérébral et sensitif ne lui déplaisait pas. Et quand ils se levèrent il jeta un coup d’œil sur sa jupe d’été assez courte qui révélait de longues jambes et promesse de cuisses élégantes. Joueuse de tennis peut-être ou cours de danse, ou rien que de naturel. Déesse blanche, crétoise, Minoenne de charme, sans son arc. Elle capta son regard leste, l’onde du choc provoquée par sa jupe de juillet.
Ils marchaient tous les deux dans la ville. La Lespugue était jalouse et la Dame du Cavillon à la coiffure criblée de coquillages et de canines de cerfs boudait dans sa niche rouge. C’est qu’il lui parla de ces copines, car il fallait bien dire quelque chose. Elle proposa à Milos de l’accompagner un samedi où elle serait libre au musée. Pour qu’il lui explique les origines de l’espèce. De la cambrure simiesque et courbée vers la terre à la droiture de l’Erectus chasseur d’horizon. Il lui révéla, avec beaucoup de charme, que nous n’étions, après tout, que des bipèdes penseurs. Mais que les fesses étaient vraiment le caractère propre à notre race, dixit Buffon, car la station debout et la marche imposaient cette assise, ce ressort, ce socle mobile et musclé de notre statue animée. Elle rit, contente de le découvrir pas si cérébral que ça. Elle devina qu’il pensait à sa poupe assez pimpante quand elle prenait les devants dans la rue, d’une enjambée de Crétoise. Dans sa jupe qu’une volée de brise lui colla soudain aux reins tel le décalque de l’abbé Breuil des Musiciennes ou des School Girls stéatopyges, dans le chaud ravin de Tsisab.
Elle trouva le musée baigné d’une belle lumière qui découvrait Paris et la Seine. Bien sûr, elle fut d’abord frappée par le grand portant. Il lui raconta le destin de quelques personnages… Il lui murmura :
– Il ne manque plus que nous.
– On verra plus tard pour le moulage. Nous ne sommes pas encore des spectres, Milos.
La prononciation de son nom par la bouche de Vivie lui donna le sentiment d’exister. Il avait tant erré dans la ville, coupé de ses amours anciennes, que Vivie le rétablissait dans sa personne.
Il l’amena à la série des crânes qui racontaient l’évolution… Toumaï, Orrorin… 7 millions d’années, 6 millions… Elle avait vaguement entendu parler du premier. Les australopithèques, elle connaissait Lucy, l’Homo habilis.
– On descend des arbres, on se redresse, on court en groupes de chasseurs…
Drôle, elle esquissait les gestes, mimait ce qu’il disait.
– Apparition de l’outil !
– Il apparaît tôt ou tard.
Il la regarda. Elle restait imperturbable, attentive, comme si elle n’avait rien suggéré. Soudain, elle lui lança un coup d’œil en flèche, quasi interrogatif.
– L’Homo erectus invente le feu il y a 400 000 ans.
– Voilà que ça lui prend comme une envie de pisser !
Milos, un peu surpris, corrigea :
– Tout cela se déroule très lentement, par essais, hasards, apprivoisement prudent et progressif. À la même époque certains possèdent le feu, d’autres non.
– L’inégalité primordiale. Mais je vais vous laisser un instant, Milos, je vais faire pipi. C’était le sens de mon allusion…
Elle lui sourit, tourne les talons, s’éloigne. Il la contemple en mouvement, étroit déhanché calculé, pas souples, rapides, jean moulant jouant sa partie, match serré des deux fesses qui échangent des balles en cadence croisée. Le visage regarde de part et d’autre. Il adore ce moment-là. La femme qui marche. Plus troublante, à ses yeux, aujourd’hui, que L’Homme qui marche de Giacometti, sublime mais générique. Elle, singulière, historique, sinueuse, intentionnelle, circonstancielle. Deux types d’art. Tirer le modèle vers l’essence, le mystère de l’archétype absolu, la signature même de l’artiste, son icône, ou le saisir dans l’instant, l’accident quotidien, inédit : Bacon.
Il va l’attendre en regardant le moulage de l’Homme de Tautavel. Au bout d’un moment, il est traversé par la peur qu’elle ne revienne pas. La voici, de face. Elle se sait regardée, elle le regarde, lui sourit. Elle vient vers lui. En pareil cas, on est un peu gêné par rapport à celui ou à celle qui vous considère tout à son aise, sans bouger, posté. Vivie ne manifeste nul doute, pas le plus infime malaise. Aucun de ces petits gestes ou de ces mimiques de diversion pour sortir du tunnel ou du travelling. Elle en rajoute à peine une touche dans la nonchalance assurée de la dégaine. Le mouvement dansant des mains accordé au rythme et à l’harmonie vivante. Une femme qui vous attire est adorable quand elle approche, se livre sans peur au regard, qu’elle y manifeste un art pianoté que nul homme ne saurait égaler. Une grâce, une connaissance du jeu. C’est moi, tu peux regarder, je viens vers toi et te souris. Car aujourd’hui je t’accompagne. Je suis ta compagne.
– Comment les femmes de l’époque pissaient-elles ? Debout, jambes écartées, ou accroupies ?
Elle a adopté un air d’humour un peu provocant, mais la question lui semble sérieuse.
– Aucune idée ! Debout, jambes écartées, c’est le moins exposé. Tandis qu’accroupi, on peut avoir un petit retard à la détente, en cas d’agresseur.
– Pas comme la Pisseuse de Picasso.
Tiens ! Elle connaît La Pisseuse…
Elle renchérit qu’elle adore la Pisseuse réjouie, rieuse, à l’ouest, avec ses deux yeux superposés, faisant ça au bord de la mer, accroupie avec tant de naturel. Montrant tout. Ah ! pisser comme elle, oui ! Mais pas dans les chiottes du musée, avec les femmes qui attendent leur tour, refont leur maquillage devant les miroirs. On devient du bétail urinaire.
Milos rit.
– Moi, parfois, si c’est la meute sur l’autoroute et que tout le monde se presse, au prochain arrêt, s’impatiente, cela peut m’empêcher de pisser.
– Bloqué ! Je comprends. Les femmes, ça sort quand même tout vite.
Milos se demande où ils vont en venir. Il avance devant les squelettes de l’espèce, des reproductions. Il fait une pause en l’honneur d’un cas très singulier, l’Homo floresiensis, Indonésie, taille naine. Homo erectus attardé, fossile vivant insulaire, coupé des continents déjà conquis par l’Homo sapiens ou descendant de l’Erectus ayant tourné au Sapiens mais en modèle réduit pour s’adapter à l’espace.
– Ce n’est pas clair. Mais c’est extraordinaire ! Je raffole des mondes perdus…
Milos observe à quel point ils ont les mêmes rêveries. On en est à Cro-Magnon, et elle lui demande à quand ils remontent, donc, elle et lui.
– Notre famille daterait d’environ 250 000 ans et serait sortie d’Afrique il y a 60 000 ans. Grosso modo. Chaque thèse est destinée à être invalidée par une nouvelle trouvaille. Donc, un petit groupe fragile, quelques milliers d’individus, voire quelques centaines, des types habiles, assez omnivores. Mais rien de spectaculaire. La bande serait remontée vers l’Égypte et se serait répandue partout.
– Le coup de bol ou la providence ?
– Le coup de bol, car d’autres espèces d’hominidés ou d’hommes ont déraillé, avorté…
Elle redresse le menton avec un petit air hardi.
– C’est les plus forts qui raflent la mise.
– L’Homme de Neandertal semblait plus costaud et il a été supplanté.
– Par le plus malin.
Au deuxième étage, elle est émue devant la Dame de Cavillon émergeant de son alcôve rouge. Puis devant la Vénus de Lespugue. Elle revient en arrière pour regarder une seconde fois le crâne aux coquillages de la Dame de Grimaldi, ce zigzag de vertèbres. C’est ce qui reste de nous.
Ils déambulent ainsi au pays de nos empreintes. Encore des cubes et des crânes, des cires. Un drôle d’engin surgit.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? lance Vivie.
Ils se penchent sur la notice. L’engin, baudruche assez obscène, installé sur un montant en bois, est le mannequin pédagogique d’accouchement de Mme du Coudray, datant du siècle des Lumières.
– On pourrait replacer le machin directement à Beaubourg ou dans le parc de Versailles.
Elle se ravise aussitôt :
– Cela me rappelle quelque chose de plus moderne, un truc que j’ai vu dans un vieux catalogue d’expo…
Elle sort son portable, cherche sur Internet. Tapotant : « vagin, machine, œuvre d’art ». Penché à côté d’elle, il voit défiler des sexes plus porno que scientifiques, la fameuse chaise érotique dont usait le prince de Galles au Chabanais.
– Je ne trouve pas !
– C’était quoi au juste ?
– Un sexe de femme ? Une installation de sexe de femme ? Mais dans quelle matière ? Du feutre, peut-être, ou quelque chose de ce genre.
Elle pousse un petit cri de victoire. Non, elle n’a pas rêvé, c’est House of Vetti, de Robert Morris ! De grands plis de feutre, ailés, déployés en festons, avec un faisceau plus intime, labié, de couleur rose. Un sexe de femme exhibé comme un rideau entrouvert de théâtre, comme un grand papillon. Le bout d’une espèce de tuyau, au sommet du losange, figurait l’urètre.
– Il aurait pu imaginer un clitoris, Morris, chuchote Vivie, l’air frustré. Ces mecs !
Elle le toise, comme si c’était lui qui avait excisé la représentation féminine. Tout bête, il se tait.
La Vénus impudique leur fait un choc ultime par la simplicité de sa beauté taillée dans l’ivoire de mammouth. Un long torse lisse, étroit, aux seins à peine marqués. Hanches, cuisses d’adolescente. Fente coupant le ventre d’une longue fissure, très accentuée. C’est d’une pureté formelle absolue. La sculpture date du magdalénien, autour de - 20 000 – - 14 000 ans… Elle provient de l’abri de Laugerie-Basse, aux Eyzies.
Il lui dit avec émotion :
– Je crois que ce sont ces noms-là qui m’ont d’abord attiré vers l’archéologie. « Abri de Laugerie-Basse », c’est sombre, mystérieux. Même « abri » tout seul, c’est bouleversant.
Elle le contemple avec un soupçon de passion. Il est intense et pâle, le visage lui aussi sculpté dans de l’ivoire. Il lui retourne son regard de ferveur. Le musée va devenir celui d’un coup de foudre. Quand l’espèce a-t-elle inventé cet embrasement de deux individus, entichés l’un de l’autre, énamourés ? Tardivement… Les romantiques ? Elle lui avoue :
– J’aime votre physique romantique, même si ça a l’air banal.
Il ne s’aime guère en romantique attardé mais n’en dit rien.
– Vous, vous êtes… plus cinématographique.
– Starlette dépassée ou vous pensez à qui ?
– Je ne pense à personne d’autre que vous. Cinématographique parce que belle en mouvement. Vivie rejoignant l’ascenseur, en descendant. Vivie marchant dans la rue. Vivie filant à moto… Votre corps en mouvement. Votre beauté cinétique.
Avant de se quitter, ils échangent leurs courriels.
Elle ne le fait pas languir par tactique, reculade, ou par ambivalence et tiraillement entre deux hommes. Deux jours après : message, une adresse, un numéro, un appartement, sixième étage, rue Tiphaine, dans le XVe. Code, porte gauche. Elle l’attend. Demain, 18 heures.
Il palpite comme un caniche. Pantelant, rien que d’y penser. Une grosse bouffée d’angoisse l’envahit. L’image de Marine surgit. De Samantha, nulle nouvelle.
C’est une petite rue tranquille pas si loin du Champ-de-Mars. Il fait le code, prend l’ascenseur. Porte gauche. Il sonne. Ses talons claquent. Elle ouvre. Dans la belle lumière du soir qui afflue par la grande baie aérienne. Son visage un peu à contrejour. Un short noir et court, un haut noir, cheveux noirs. Elle lui fait faire le tour de son appartement. Un deux-pièces que, normalement, elle met en location. Mais elle veut entreprendre des travaux et a résilié le bail. Il n’ose scruter le short. Elle lui demande ce qu’il veut boire. Du champagne ? Il acquiesce. C’est bien, elle décide tout. Elle débouche elle-même la bouteille. Sa main effectue une torsion, elle rougit, ses veines saillent. Il admire sa petite poigne fine sous tension. Il propose de l’aider, elle persiste. Il tient quand même la base de la bouteille gironde. Elle vrille, desserre doucement, ça vient et hop ! Le bruit un peu obscène du bouchon qui sort souplement et la fumée de l’alcool contenu qui n’a pas jailli ni tout submergé.
Il lui dit qu’elle a une vue superbe sur Paris, le ciel surtout. Elle confirme de sa voix un peu lente et recherchée :
– Nous sommes dans le ciel.
Ils sont assis sur un canapé rouge. Il a du mal à détacher son regard des longues cuisses croisées, blanches et charnelles, annelées du soupçon de bleuâtre des veines. Elle n’a pas mis de soutien-gorge sous le T-shirt. Les pointes hérissent discrètement les mailles. Elle sourit. Ils boivent. Elle pose la tête sur son épaule. Et la retourne pour le voir. Il lui caresse les cheveux, la nuque.
– Grattez-moi là tout doucement, comme on le fait à une belle petite chienne qu’on aime trop.
Il est surpris par la comparaison.
– Oui, comme ça, tu me fais frissonner.
Le « tu » est venu.
Elle se redresse pour l’embrasser longuement. La langue très douce, entrant, sortant, à petits coups de lance humide. Elle enlève son T-shirt et montre ses seins blancs et francs, aux bouts foncés, presque noirs. Elle repousse le short, le string, se dégageant, se tortillant, les lèvres entrouvertes, un sourire pincé et libertin, dans la manœuvre. Son pubis très noir, rasé juste au-dessus de sa fente de Vénus contemporaine.
Lui est encore tout habillé. Elle lui souffle en une sorte de murmure d’urgence gourmande :
– Enlève tout très vite, mon chéri…
Il se débarrasse. Elle le caresse du bout des doigts, le cou, le torse, le ventre, les cuisses… Avec la langue suave pénétrant sa bouche à légers coups de sonde et de salive.
– Tu es pur.
Comme l’autre fois, l’épithète « romantique », celle de « pur » lui fait un effet bizarre, comme si on parlait de quelqu’un d’autre.
Elle lui caresse le sexe, prend sa main et la conduit entre ses cuisses vers ce bouton qui manquait à la chose de Robert Morris. De la pulpe de l’index, il le dégoupille.
Ils se couchent tout du long. Il lui glisse un doigt dans le cul dont elle serre l’anneau de muscles pendant qu’il continue de la branler, bien décalottée désormais. Remontant alors vers le tendon pour ne rien forcer. Laisser venir la vague du dedans.
Il s’allonge sur elle, elle relève les jambes. Il se fourre. Et c’est bien tout de suite. La mouillure l’enrobe, le happe. Elle le regarde et il la regarde. Elle lui palpe les fesses et les couilles. Rehausse un peu le ventre et le tient mieux ainsi dans sa coulée. Elle renverse la tête. La gorge tendue vers lui. Il mange la grappe partout avec sa bouche. La noirceur des bouts gonflés. Elle se met à émettre une sorte de cri chanté, de long cri continu, modulé, assez fort pour être entendu du dehors. Il est un peu perturbé par l’intensité sonore tout en se sentant très excité. Comme s’il entrait dans ce cri, dans la chair de ce cri. Comme si la mélopée sortait de la bouche du sexe, comme si son propre sexe provoquait l’extase du cri. Il crierait presque aussi. Il a envie de hurler de plaisir tant le sexe de Vivie est doux et profond, accolé au sien, fluide et ferme, béant et sensible. Aimant l’amour. Son odeur monte à lui, un petit musc pointu qui le fouette. L’enfonce dans plus de bonheur, un fleuve d’avidité.
Les jours suivants, ils échangent beaucoup de courriels d’amour. Beaucoup de mots-images, de surnoms, ils se baptisent et s’encensent. Tes fesses de Lespugue, ma Vénus impudique, ma Crétoise, sans mégoter, sans fausse honte. Elle a perdu son petit côté maîtrisé. Bientôt, ils font assaut de jolis noms de mythologie, de Méditerranée, d’Égypte. Jason, Osiris… Assaisonnés de vocables crus. Ma grande pisseuse de Picasso, ma bite des cavernes. Et pire et mieux. Ma queue, mon foutre, ma belle chatte noire qui échappent magiquement aux stéréotypes. Sans dévier, atténuer. Oser débonder le langage, c’est continuer de baiser, de se farcir la tête en attendant de se fourrer de nouveau.
Telle période est la meilleure de l’amour. Un azur sans nuances. On ne se pose pas encore de questions. Les narcissismes s’abreuvent sans chercher au-delà. L’illusion est au comble de son charme. Un allegro.
Elle semble profiter des voyages d’affaires de son compagnon. Lui en fait peut-être autant. Pour le moment, Milos gomme l’autre homme de Vivie.
Il s’avise d’un fait étrange. Elle est très amoureuse, à contrepied de ce qu’il a pensé d’abord. La croyant positive, efficace, méthodique dans le calcul de ses plaisirs, des intermèdes choisis. Or c’est presque l’inverse. Les choses se précipitent. C’est plus échevelé. Elle prend des risques. La condition préalable semblait être de s’en tenir à des rencontres dans l’appartement de la rue Tiphaine. Mais la voilà un soir qui toque à sa porte. Il lui ouvre. Elle le découvre, impur. En savates peu romantiques, et T-shirt pas frais, pantalon flottant d’intérieur presque taché. Elle l’étreint, l’adore dans ce parfum de négligé. Lui renifle l’aisselle. Et le suce sans ablutions préliminaires. Elle engloutit la semence.
Petit à petit, il se rend compte que son amour à lui est surtout constitué de désir. Qu’il n’est pas libre pour un amour plus intérieur. À cause de son exil, de la perte de Marine. Puis il observe que, après tout, Vivie partage peut-être le même engouement purement érotique. Leur enthousiasme verbal, leurs messages d’amour ne seraient que l’expression lyrique de leur fringale.
Il lui parle souvent d’archéologie, de paléontologie, elle de l’art des slogans publicitaires. Elle pourrait lui trousser une maxime, concocter un clip, pour la visite des grottes de Grimaldi à la frontière italienne. Spot sur la Dame de Cavillon. Coiffe de coquillages et canines de cerfs. Elle a déjà des idées baroques.
Ils décident de partir ensemble, deux ou trois jours, visiter la grotte d’Altamira, en Espagne. C’est elle dont vient ce désir. Il ne peut qu’y céder. Mais il mesure l’obstacle. Chaque soir, avant le coucher, il doit se livrer aux délicates opérations nécessitées par ses lentilles colorées. Les déposer, les nettoyer, désinfecter. Comment cacher la manœuvre et l’outillage ? Certes, il pourrait fermer pudiquement à clé la salle de bains et procéder plus tranquillement. Ranger le tout dans une trousse de toilette. Mais cela prendrait du temps et pourrait éveiller les soupçons. Alors, quand elle lui fait la proposition de partir à Altamira, il prétexte d’abord du fait qu’ils ne pourront visiter qu’un artefact, du simili, comme à Lascaux, Chauvet… Elle le regarde dans les yeux et l’enjoint d’user de ses relations du musée, de l’entremise de son chercheur, pour obtenir la dérogation spéciale réservée aux professionnels. Qu’il charme, qu’il ruse, qu’il insiste ! Il se renseigne et se rend compte que l’autorisation est possible grâce à l’intercession d’un chercheur espagnol avec lequel son patron travaille en étroite relation.
Altamira ! Altamira ! Rien que le mot résonne d’une charge mythologique. Mirabilis. Voir de haut et de loin. Tout un programme pour Milos.
Il relit les ouvrages de Breuil sur la question, ses communications. Il explique à Vivie l’histoire d’un déni. On a découvert la grotte au XIXe mais l’authenticité des peintures rupestres a été remise en question, en 1881, par les archéologues Harlé et Mortillet. Cette peinture était trop savante pour être attribuée à des hommes du magdalénien. Ils avaient effacé certaines parties pour obtenir un effet de contraste, ce qui était bien sophistiqué. En outre il était impossible que des peintures réalisées et regardées à la lumière de torches fumeuses aient survécu à l’encrassement. Sans compter les chauves-souris, le frottement de leurs ailes pendant des millénaires. Tel rendu d’un auroch était « une affreuse farce, une véritable caricature » pour mystifier de crédules paléontologues. Allez donc vous rhabiller. Et qu’on n’en parle plus ! Ce silence devait durer pendant vingt ans. Jusqu’à ce qu’Émile Cartailhac, un compagnon d’Henri Breuil, qui d’abord avait dénié l’authenticité, fasse son mea culpa retentissant.
Voilà Breuil et Cartailhac débarquant, en 1902, à Santillana del Mar, non loin de Santander où auront lieu de terribles combats entre républicains et franquistes en 1937, l’année de Guernica, du bel été érotique de Picasso.
Altamira, Vaste Horizon. Belle vue, des deux côtés. Du sommet de la colline de la grotte ou de l’hôtel de Mougins.
Breuil se lève à l’aube et va à la messe. Puis avec Cartailhac ils crapahutent dans « les couloirs obscurs les plus profonds ». L’abbé observe des signes rouges et noirs. Le parcours est obstrué par des chutes de rochers. « On circulait courbé en deux. On s’allongeait sur le dos, sur des sacs de paille sans cesse déplacés, pour mieux saisir l’ensemble de chaque figure… » Car les voilà installés sous le grand plafond bas de quarante mètres de long sur dix de large. Des ouvriers les éclairent à la bougie. Ils contemplent ainsi la fresque de vingt-cinq animaux, vingt et un bisons, deux sangliers, un cheval et une grande biche de plus de un mètre de haut et plus de deux mètres de long. « Ce que nous vîmes nous plongea dans une inexprimable stupeur. »
– C’est l’extase d’un curé qui ne prend pas les vessies pour des lanternes, lance Vivie, à laquelle Milos fait la lecture.
Il renchérit :
– Entre Lourdes et Altamira, il tranche !
Il paraît que sa soutane était souillée par les dégoulinades des bougies. Il ne pouvait pas décalquer à sa guise comme il le fera en Namibie sur les culs hypertrophiés des School Girls. Car la peinture est fragile. Il se contentera de relevés au vingtième. Dans la foulée, il émet la thèse d’une caste d’artistes du paléolithique « plus ou moins sacerdotaux ».
Des prêtres comme lui, en somme, voués aux rites de leur culte magique. Pieux, dit-il. Mais d’un Christ des cavernes, nulle nouvelle. Telle curiosité paléontologique devait le conduire, un jour, au Vatican, plaider sa cause…
Milos et Vivie arrivèrent donc, cent quinze ans après l’abbé et son compagnon, à Santillana del Mar.
– Tu sais qui est venu, jeune homme, visiter Altamira ?
– Non, je l’ignore, monsieur Sphinx.
– Nicolas de Staël, envoûté par le taureau épousant les aspérités de la paroi. Il a sorti son mouchoir en douce et a touché la bête peinte…
Vivie avait réservé une belle chambre dans une fastueuse villa. Ce serait leur amour d’Altamira. Plein les mirettes.
Le paléontologue espagnol vint les rejoindre, accompagné de trois personnes, des savants et des huiles.
Ils entrèrent dans le vestibule de la grotte, pénétrés, oui, d’un sentiment religieux. Déjà des spots éclairaient des figures d’animaux.
Mais ce fut la grande salle qui les envahit d’un sentiment de présence hallucinée. De profondeur du temps vertigineuse. Là, sous les « mamelons » de la voûte, comme disait Breuil, apparut le grand tourbillon des bisons. Un tohu-bohu de masses ocrées. Cul par-dessus tête. Ils les contemplaient, un peu courbés, par en dessous, à les toucher. Un grand bison prêt à s’élancer, d’autres debout, et cinq extraordinairement enroulés. Quelle culbute ? Cabriole ? Des frères d’il y a 15 000 ans avaient peint ce plafond grouillant. Cette Sixtine de bisons conçus par un cortège de Michel-Ange chamaniques. Glissés dans les ténèbres, couchés, à la lueur de torches, traçant les formidables contours, la ronde des contorsions dans tous les sens. Maîtrisant l’espace, les proportions, les contrastes, les couleurs et les contours. Sachant donner du relief aux corps, profiter des renflements de la roche. Milos cherchait le taureau dont de Staël avait touché le contour. Plusieurs bisons exploitaient les aspérités pour donner la sensation du volume, dont un acrobatiquement recroquevillé et un autre, debout, parfaitement dessiné, superbe, dans des tons rouges, noirs et martiaux. Un Minotaure absolu.
Cette concentration prodigieuse de figures défiait un regard synthétique, tant les profils émergeaient, se mêlaient obliquement, se confondaient dans leur agglomérat en voltige. La grande biche de plus de deux mètres de long étirait son dessin souple. Le cheval surgit, celui dont Breuil pensait qu’il était le plus ancien…
Leurs yeux se perdaient dans le pêle-mêle, l’imbroglio fantastique qui s’épandait, pesait au-dessus de leurs têtes, les envoûtait de son tournoiement orchestré. Bisons. Bisons. Farandole de bisons. Planètes d’ocre, gravitation. Bisons astronomiques. Ils étaient pris par un instinct de prière. Le frisson sacré, c’était donc vrai ! Cet effroi d’admiration, d’euphorie, cet élargissement de soi à toute la vie, à toutes les vies, à tous les temps de la mémoire humaine. Ils en versaient des larmes discrètes. Vivie pleurait, chavirée, dépassée, transcendée. De joie, de la joie humaine devant les œuvres de l’homme originel. Ce n’était ni un mystère ni un miracle, mais un enchantement de présence. Ils se sentaient pris dans la substance sacrée du silence de la roche. Dans les masses des bisons. Ils rejoignaient le grand troupeau du songe primordial. Un Noé du paléolithique.
Ils ignoraient ce que tout cela signifiait même s’ils connaissaient les thèses en vogue. Mais secrètement Milos sentait une vérité. Une proximité paradoxale et vivante. Ce firmament de bisons les enveloppait comme un ventre. Un grand placenta de bêtes naissantes.
Quand ils sortirent, ils étaient rénovés. Tout était plus doux, plus clair, plus profond. Ils ne firent pas l’amour tout de suite mais allèrent du côté du musée, dont la foule s’écoulait, sans ébahissement cataclysmique. Ils récoltèrent au passage des commentaires sur l’accueil qui laissait à désirer, les simulacres de résine plus ou moins satisfaisants. Et puis pas mal de gens étaient entrés machinalement, ou par devoir, parce que c’était recommandé sur les prospectus. Ils visiteraient ainsi les environs, ne regarderaient que distraitement l’admirable collégiale romane de Santillana. Vivie, de plus en plus étonnante, voulut qu’ils choisissent deux cierges, les allument et les piquent dans le brasier mystique d’une chapelle. Milos se souvenait de l’avoir fait presque systématiquement dans d’autres églises avec Marine. Il eut le sentiment de tricher. Il s’inventa une sorte de sophisme, suivant lequel, après tout, chaque instant nouveau, chaque rencontre, chaque couple, méritait bien le leurre merveilleux d’un cierge, d’une prière. Il était catholique, aime ton prochain comme toi-même, tous tes prochains et prochaines. Vivie comme les autres. Comme la première Ève.
La première nuit d’Altamira ne fut pas la plus belle de leur amour. Car Milos eut la colique. Trop d’émotions et une salade de crudités hypothétique. Les toilettes étaient heureusement séparées de la salle de bains. Il y retourna cinq ou six fois, se bourrant de gélules contre la courante. Vivie s’était endormie. Pendant qu’il voyageait du lit aux cabinets, dans la seule lumière de leur lampe de chevet, le plafond se peignait de fantasmagories. Les bisons accroupis n’étaient pas pourtant en train de chier comme lui. Il vaporisait chaque fois, se recouchait, puis retournait dans les entrailles de la grotte fécale.
Au milieu de la nuit, les gélules bloquèrent le transit. C’est alors que Vivie se réveilla, le caressa, le branla finement, le chevaucha sans allumer les lampes. Mi-biche mi-bisonne, voltigeant au plafond de l’extase, tandis que son chant chamanique s’exaltait, peu soucieux de l’hôtel endormi, jusqu’à ce que retentissent des coups contre la cloison. Elle diminua le volume mais continua, en intercalant un rire furtif de gamine fautive :
– Ils nous font chier !
– Non, je t’en prie, pas ça !
Et les voilà qui s’esclaffent, l’étreinte se casse. De rigolade ils se répandent en travers du lit. Ils vont reprendre ensuite mais assez vite, sans qu’elle entonne sa sérénade. Milos n’en catapulte pas moins son jus dans le ventre de Vivie qui se rendort vite fait. Il est temps pour lui de se lever une dernière fois, de rejoindre la salle de bains, de sortir les ustensiles de son sac, de se laver les mains, de soulager, d’un doigté délicat, ses yeux irrités, de nettoyer les lentilles, de les ranger dans leur étui, de se coucher, de mettre un masque qu’il prétendra le protéger contre la lumière du matin précoce. Il lui faudra ruser, trouver le moyen de rajuster les lentilles. Il s’endort d’un sommeil inquiet.
Il se réveille, elle dort encore. Il profite d’une pincée de jour infiltrée dans la pièce. Il boucle à clé la salle de bains, sort son sac, extrait avec précaution son arsenal visuel. Et replace les lentilles qui le maquillent. Milos aux yeux profanes. Amant anonyme.
Ils prennent le petit déjeuner sur la terrasse de leur chambre. Tranquilles. Le moment le plus joli des amants. L’argenterie, les cuillères qui tintent, le pot de lait galbé. Les petits pains dodus, nervurés au plus tendre de la croûte. La jeune lumière d’Espagne.
Il revient à l’abbé Breuil et lui lit un portrait de lui écrit par son collègue Jean Bouyssonie vers 1925. L’abbé a vieilli depuis sa carapate sous le plafond d’Altamira. C’est devenu une sommité.
– « Jusque vers trente ans l’abbé paraissait maigre et débile […]. Il a […] un crâne allongé, la figure coupante, tout à fait un type de la race méditerranéenne transplanté en Picardie, brun, les yeux noirs perçants, comme toujours à l’affût […]. »
– Il est presque bandant, ton curé cavernicole !
Milos reprend :
– « Au moral, cœur chaud, sentiment religieux intense, intelligence d’une activité prodigieuse, mémoire excellente, volonté de fer… Sa curiosité est plus profonde que large […]. »
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
– C’est les grottes, Vivie ! En dehors des grottes étroites et profondes, il ne s’intéresse pas à grand-chose… Mais les collègues de l’abbé exagèrent son sentiment religieux, pour faire joli. Il était tiède, enfin, assez pépère en matière biblique, Breuil, peu curieux de métaphysique. Il laissait ces abîmes à son compère Teilhard de Chardin.
– Il a un beau nom de peintre, celui-là… Si j’ai un fils, peut-être que je le prénommerai Teilhard. Pour voir…
– Il a dit, en gros, que plus nous découvrons scientifiquement les origines, moins nous trouvons de place pour Adam et pour Ève. C’est foutu ! Breuil suggère que son confrère a tendance à aller voir de l’autre côté de la montagne… La thèse de Teilhard est plus tournée vers l’évolution spirituelle de l’homme, comme si ce dernier était encore inachevé. Certes, la femme est l’avenir de l’homme, si on veut ! Mais Teilhard dirait plutôt que l’Homme est l’avenir de l’homme…
– Il a raison, c’est l’abbé qui est bête. La seule question intéressante, ici-bas, est de savoir si Dieu existe ou pas.
– Ton avis ?
– Il existe quand je jouis.
– C’est pour cela que certaines femmes, au paroxysme, s’exclament : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! »
– Tu gardes pour toi le catalogue de tes souvenirs ethnologiques, sinon j’énumère les jurons des mecs quand c’est l’apocalypse.
Milos ne bronche pas, mesurant le péril. Il lit un autre portrait de l’abbé plus tardif, toujours du même collègue Bouyssonie :
– « Il a […] le front dégarni, la graisse assez abondante […]. Le nez pointe hardiment en avant… »
– Il est devenu complètement obscène, ton Breuil !
– « … d’une tête en longueur – appelez-la dolichocéphale ou même carénée, si vous préférez ».
– Quel charabia désopilant, mon Milos. Toi aussi tu es un dolicho !
– « La parole est brève, sèche, tranchante, un peu “crissante” […]. Mais le cœur est bon – ce n’est pas un silex qu’il a sous la mamelle gauche. »
– Ce sont des petits rigolos, tes copains archéologues. Moi, sous ma mamelle, je ne palpite que pour toi.
Ils s’embrassent et font cahoter l’argenterie du petit déjeuner.
Toute la journée se passe au bord de la piscine. Vivie, deux pièces mini, plonge droit et sans mousse. Crawl long, régulier. Ne s’époumone ni ne divague. Tracé au scalpel. Lui, voyeur inlassable de sa belle. Quand elle se hisse sur le plongeoir, perlée, scintille, se tourne vers lui, sourit, se rassemble et fuse dans le soleil. Il barbote, nageotte, protège ses lentilles. Fait trempette, c’est tout. En début d’après-midi, à l’heure de la sieste, ils se câlinent. Elle pousse son petit chant des îles.
Puis ils retournent à la collégiale vérifier leurs cierges. Les redressent. Et goûtent la fraîcheur des cavernes catholiques.
– Le roman, c’est ce que je préfère, c’est classique et plus mystérieux. Et toi ?
– J’aime toutes les églises anciennes. Le gothique aussi.
– C’est emmerdant, à la longue, de visiter tous les sanctuaires de la région, la tournée du roman bourguignon, des chapelles dauphinoises ou je ne sais quoi. Une fois, deux fois, oui, mais toi, tu peux tenir jusqu’où ? Toute la journée ?
– Le baroque espagnol, je préfère ne pas y plonger, car ce serait sans fin.
– Je te connais mieux maintenant. Je vois le genre de vacances…
Le soir, ils se promènent dans les vieilles rues, vers la sortie du village, les jardins, les prairies. Main dans la main. Flânent. Gazouillent. Volent une fleur pourpre d’hibiscus, admirent et touchent ses pétales satinés, charnus, retroussés.
– Je ne sais pas, mais le nom d’hibiscus, c’est le summum du sensuel ! L’érotique rouge sang.
Au cœur du calice, le pistil, au long style, gonfle ses ovaires jaune d’or dont les pigments colorent les doigts.
C’est le moment divin d’aimer au crépuscule. La pulpe de la lune blanche et calme s’épanouit. Il y a un beau poème d’Hugo qu’il a complètement oublié… Elle veut des baisers, encore et encore. Il en redemande sous l’avalanche des jasmins. Le Cro-Magnon ne dort que d’un œil. Les chamans rêvent à la grande bisonne blanche.
Elle se couche la première. Il attend qu’elle dorme profondément. Se lève et va farfouiller dans le sac à l’étui, sort les lentilles, opère avec précaution. Les décolle avec prestesse. Un bruit discret, la porte s’ouvre. Il n’a pas fermé à clé. Il voit le visage de Vivie qui s’inscrit dans le miroir. Elle saisit le reflet de ses yeux nus. Il se retourne vers elle. Sa stupeur. L’incompréhension, le désarroi brutal. Elle le scrute, effarée. En un éclair, l’image de la poignée de sable qui referma son enfance.
– Milos ! Oh, Milos !
Elle le dévore des yeux, béante, déboussolée, interdite, percée par ce glaive bleu.
– Oh, Milos ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
Il reste immobile dans son regard stupéfait.
– Milos, pourquoi ? Pourquoi ? Mon petit Milos…
Elle sanglote. Les larmes l’assaillent par bouffées, spasmes. Elle va s’asseoir sur le bord de la baignoire, éperdue. Le souffle coupé.
– Pourquoi me l’avoir caché ?
– Je ne pouvais plus.
– C’est si beau, si beau ! Si incroyable, Milos…
– J’en ai tant souffert.
– Mais pourquoi ?
– Cela leur donnait envie de me les crever…
De nouveau, elle est frappée, clouée par la révélation.
– C’est horrible ! Milos…
Ils rejoignent la chambre. Elle prend son visage entre ses mains et le contemple dans un émerveillement naïf. Il n’a pas peur de son regard. Il lui livre ses yeux désarmés. Elle l’embrasse très doucement sur les paupières.
– Milos, mon pauvre petit Milos… Ce bleu ! Ce bleu… mais d’où vient-il ?
Alors l’amour de Vivie change de face. Plus intense, plus fervent. Comme si, désormais, un lien presque sacré l’attachait à lui, à son secret. Elle veut le voir plus souvent. Elle désire le voir tout le temps. Elle, si souple, si concrète, si positive, perd toute logique. Émotive, elle s’emballe, elle s’affole. La passion la bouleverse, réveille quels secrets enfouis ? Car il ne la connaît pas. Il ignore tout de son passé. En dehors du type entrevu, du compagnon manifeste. Ils ont fui les confidences.
Personne n’est à l’abri du rapt. Europe cède à la houle qui l’emporte. Sur l’île de Minos. Pour un taureau immaculé. Un Minotaure transfiguré. Pasiphaé… Myriam, sa mère. Toutes ces histoires ne cessent de nous prendre, de nous tuer, de nous sauver.
L’angoisse tenaille Milos de ne pas être à la hauteur de cet amour fou. Une impossibilité le ronge. La belle Vivie l’a arraché à sa solitude, au sentiment de l’exil. C’était une surprise du désir. Mais Vivie n’est plus la même. Ce qui l’a séduit, en elle, est son autonomie, son chic, son toupet devant la vie. Sa manière de mener son affaire avec agilité, de compartimenter deux amours, de masquer son délit de volupté. Milos l’a d’abord admirée. Puis la loi du plaisir s’est imposée. Mais voilà qu’il se sent indisponible pour une autre dimension. Ses yeux l’ont piégé une fois de plus. Mais en sens inverse des circonstances originelles : cette poignée de sable de Zoé qui avait voulu rompre le charme, le dévoyer, le meurtrir.
Submergé, il désire moins. Cette tendresse effrénée lui fait peur, rallume des échos de Marine, en les dénaturant. Comme si la passion de Vivie était une imposture, un aveuglement. La jolie fille libre et lucide, tombée dans l’esclavage d’un mythe. Aliénée par une image.
Pitié, terreur… Oui, Racine, le maître en la matière, le prince de la musique extrême. Vivie en Phèdre, c’est une erreur. La fille de Minos et de Pasiphaé. Et lui, quel Hippolyte promis au carnage d’un amour sans frein ?