Il décida d’aller passer quelques jours à Antibes. Il la prévint, dans le train, sur son portable, arguant d’une obligation : ses parents…

Myriam et Loïc l’accueillirent avec le même amour. La même constance. Les mêmes questions. Myriam, ses premiers cheveux blancs. Loïc presque complètement dégarni. Leur couple ridé. Le même mystère originel. Que pesaient encore les chimères crétoises de Myriam ? Il leur détailla sa vie au musée, ses recherches, ses lectures. L’abbé ! Ils n’osaient lui parler de Marine, qu’ils aimaient tant. Avait-il des nouvelles ? Il lisait dans leurs yeux. Ses parents attendaient ses confidences. Ils le savaient muet depuis longtemps, depuis l’enfance, depuis l’outrage. Ils attendaient, on ne sait jamais.

 

Une nuit, il sortit. Vers le port. Remonta le long du quai. Des pêcheurs partaient en mer. La marqueterie des eaux et les falots. Il pensa au tableau de Picasso : Pêche de nuit à Antibes. Il le regarda sur l’écran de son portable, l’agrandit. L’image brillait, bigarrée, d’abord indéchiffrable. Il savait que Picasso avait peint le tableau en 1939, à la veille de la guerre, sous la menace. La nuit d’Antibes était percée d’éclats vifs, de couleurs crues. Astres, insectes jaune d’or. Lamparo clair. Fond bleu sombre, pourpre, barque noire. Deux figures se penchaient au-dessus du bateau. Deux escogriffes. Des hommes grotesques. Des monstres de Bosch. Tels des ogres cannibales. Ils épiaient l’eau verte. Le premier, en proue, enfonçait non pas un trident mais une broche à quatre pointes dans le ventre d’une caricature de poisson. Deux femmes regardaient la scène, d’un parapet du quai. Là où Milos se trouvait. Deux fées, deux sorcières, vaguement libellules ou mantes religieuses. Hybrides, bien sûr, ça continuait. Dans la nuit électrique. L’une, dolichocéphale à l’extrême, portait sur la courge phallique de son crâne deux yeux superposés, fous. Et dardait sa langue. Ce n’était ni Marie-Thérèse ni Dora, en principe ! Mais avec Picasso la manducation guette partout. Dora était en cet août d’Antibes avec lui et la belle Jacqueline blonde de L’Amour fou, la compagne, la sirène d’André Breton. On dirait que l’une d’elles, à vélo, croque un cornet à glace. À moins que la dent d’Olga vengeresse ne troue encore la nuit. L’angoisse de la femme dentue lui serait venue de l’originelle Germaine dont Casagemas, son ami, son frère impuissant, mourut. À Paris. Au tout début. Suicidé d’amour. Comme Nicolas de Staël. Belle nuit d’Antibes tailladée. Nuit de guerre. Olga Guernica. Nuit de blessure, de meurtre, de goules, de gargouilles criminelles. Embrocher le poisson, la proie. Sous le regard des femmes.

La vie est un précipice. De Staël le sait. Milos aussi.

 

 

 

Samantha croisée dans la rue. Comme ça. Milos happé comme d’habitude par les sandales, le mollet brun, la jambe élastique, le torse pointu au soleil.

Il va la voir, le lendemain, dans la maison de Mougins. Jeanne est occupée par une exposition à Lyon. Samantha toujours absorbée par la grande affaire Picasso. Livres, essai, fiction impossible. « Je suis le Minotaure d’un été de bonheur, l’été de Guernica. » Une première phrase trop belle, puis le gouffre. L’Œil du monstre qui la guette, harpon en main. Mougins est un théâtre hanté. Picasso occupe tout le terrain, d’un bout à l’autre. Nulle autre place, nulle respiration. Jacqueline Roque, sa dernière compagne, se suicide avec un revolver, dans la maison cachée, là, tout près. Elle n’a pas survécu au trépas du Totem. Même Marie-Thérèse s’est suicidée, la si belle, si calme au miroir. Rose et bleu, couronnée de lauriers. La préférée. Sale temps pour Samantha. Picasso l’englue dans ses yeux de fou. Elle est le poisson transpercé de la pêche d’Antibes. Sacrifiée sous les naseaux de la mer.

Milos est attiré par cet abîme déguisé en perpétuelle séduction. Comment oublierait-il la scène dans la salle de bains ? Sa caresse féconde. Sa main fine, savante. Le même choc vous poursuit dans les mêmes circonstances. La même excitation gravée se rallume. Le souvenir aussi de la chambre noire, du rougeoiement des corps. L’été 37 obsède toujours Samantha. L’essaim des inconnues de Picasso, les miraculées passées entre les gouttes de son foutre. Geneviève, la lycéenne de Fénelon qui revient le voir… les survivantes oubliées au tréfonds des siècles. Une certaine Rosemarie aux seins nus avançait sur la plage de la Garoupe. Mais qui était-elle ? Dans les bordels, Rosita del Oro, dans les ruelles, dans les taudis des ateliers de la peinture mythique. Montmartre, Montparnasse. Lieux vidés aujourd’hui de ces connivences créatrices.

Elle lui sert du champagne. C’est bon, elle ne le regarde pas comme Vivie. Elle aiguise sur lui de jolis yeux vicieux. Il veut sa main comme ce fut dans sa prime jeunesse… On dirait qu’elle le devine, qu’elle aussi se souvient du même moment. Elle avait alors surpris les yeux de Milos dans le miroir de la salle de bains, comme Vivie. Mais avait réagi tout autrement. Curieuse, libertine. La tentation. Il veut être un poisson vivant entre ses doigts.

Elle s’approche et rit de complicité. Elle se colle doucement contre sa poitrine. Mais c’est elle, cette fois, qui réclame sa caresse, la main blanche de Milos, cette longue main pure qu’elle n’aurait pas osé demander, alors. Il la passe sous le short et cherche les ouïes de la fille, son pistil fleuri. L’hibiscus de Samantha sous son string de coton. Elle l’emmène devant un grand miroir. Elle veut qu’il baisse d’abord le short et refoule la culotte sur les hanches, juste au bord de la fente, à la commissure.

– Pas plus, je suis précise… elle lui murmure.

Elle suspend la fouille de l’archéologue. Elle le regarde. Elle veut voir dans l’eau du miroir. Elle le conduit et le lâche. Pour qu’il glisse, lui-même, le doigt et l’atteigne à la crête. Il la regarde, elle le regarde se mouvoir. Elle le sent bien durci de côté, contre la joue de sa fesse qu’elle braque lentement. Il faudrait que cela continue jusqu’à la fin des temps, du malheur. Afin que rien ne meure. Elle le freine doucement, le retire de sa mouillure. Il s’écarte, lui aussi, de son corps. Elle voit la goutte annonciatrice qui perle dans la percée du gland.

Ils reprennent le jeu des commencements. La lumière baigne le jardin de Jeanne. Il ne sait quels fantasmes la cisaillent. Il a besoin de cette ivresse sans horizon. Une tourterelle pousse son cri rauque et blême. Elle jouit :

– Mon Dieu ! Oh mon Dieu !

Et le fait jouir. Et les dieux meurent.

Ils se promènent dans le jardin, sous la rosée du soir, l’odeur des fleurs. Elle amorce le crépitement discret d’un jet d’eau qui pivote. Et la magie se cristallise dans ce susurrement, ces spasmes légers, qui ne dérangent pas le silence mais ébruitent l’été.

 

 

 

Il longeait la corniche qui dominait la mer quand il vit arriver en sens inverse un couple et deux enfants. La femme marqua une expression de surprise. Il la reconnut. C’était Zoé, celle qui avait voulu l’aveugler… Son mari était un homme d’aspect banal, short et casquette, tenant par la main une fillette et un garçonnet. Zoé était devenue une belle femme déliée, piquante. Elle conservait, au fond du regard, on ne savait quelle paillette dorée de duplicité, reliquat d’une perversité enfantine, ou projection de Milos qui lui en voulait encore. Car il sentit, après tant d’années, en un éclair, se rallumer la blessure. Et la honte quand ses parents lui avaient interdit de revoir Zoé, qu’il la rencontrait, qu’elle le sondait et qu’il continuait son chemin. Elle hésita, prête à s’arrêter pour lui dire bonjour. Lui souriant avec gentillesse et une curiosité qu’il perçut comme aiguisée d’un éveil extrême. Il lui sourit, lui dit bonjour en passant, mais fila le long de la muraille du musée Picasso.

Cette vision de Zoé l’habita toute la journée et le soir, dans son lit. Les réminiscences de leurs petits jeux sensuels, des privautés autoritaires de la fillette. Et la scène féroce, cette volée de grains perçants, ardents, criblant les yeux, tuant la vue, l’amour. Elle l’avait reconnu malgré ses lunettes noires. Elle savait ce qu’elles masquaient, toute leur histoire primordiale. Ce qu’il ignorait est qu’elle s’était retournée vers lui, espérant un nouveau regard, qu’il ôte le masque et lui rende l’impression surnaturelle de l’enfance. Le bleu lumineux, le bleu perdu, le bleu qu’elle avait attaqué, parce qu’il était d’une excessive, insupportable pureté, qu’elle le désirait et que la seule façon pour elle de s’en saisir, alors, avait été de tenter de le détruire, de le tuer, de l’enfouir sous le sable de la plage. Deux yeux crevés sur lesquels des enfants viendraient dresser un château de sable que le bleu de la mer emporterait, ravissant dans son reflux les yeux éteints.

 

Milos était coupable d’une ignorance paradoxale. Il était allé observer les peintures de Bochimans en Namibie, et les gravures de Cro-Magnon dans le Périgord et à Altamira. Il avait vu le crâne de la Dame de Cavillon, orné de deux cents coquillages et de canines de cerfs, au musée de l’Homme, il avait été subjugué par cette dame de Grimaldi. Mais il n’était jamais allé visiter les lieux où elle avait été découverte, si proches pourtant d’Antibes. Juste derrière la frontière italienne. Et ce qui était pire, il n’était même pas monté sur les hauteurs de Nice voir les traces des premiers hommes de Terra Amata. On fuit très loin, sans regarder ce qui est presque sous nos yeux… C’était comme si la présence obsédante de Picasso et de Nicolas de Staël l’avait empêché de questionner, sur un plan plus profond, les secrets de son voisinage, cette matrice des origines.

Alors il décida d’accomplir ce périple de rattrapage qui le mènerait de Nice à Menton, puis à Monaco, et de là en Italie dans les Balzi Rossi, les cavernes des hommes de Grimaldi. Il ne savait pas conduire et pensait faire le trajet en bus et en autostop. Samantha l’appela sur son portable, il évoqua son projet. Aussitôt elle lui proposa de l’accompagner dans sa voiture. Il refusa, il voulait faire ce voyage tout seul.

Sur ces entrefaites, il reçut une série de messages de Vivie inquiète, impatiente de son retour. Il la rassura, lui précisa qu’il serait à Paris très bientôt mais qu’il voulait rester encore un peu auprès de sa famille. Il s’aperçut que sa réponse manquait de tendresse amoureuse. Elle le lui fit savoir immédiatement. Il la rappela, protesta avec douceur. Trop de douceur.

– On dirait que tu t’adresses à quelqu’un de malade, une sorte de sœur qui serait souffrante ! Qu’est-ce que tu as, Milos ? Milos !

– Je n’ai rien, mais je suis chez moi, à la maison, ce n’est pas si simple, mes parents et tout le passé que ça trimballe. Voilà.

 

 

 

C’était le week-end et ses parents auraient aimé faire la visite avec lui. Eux non plus n’avaient jamais visité les sanctuaires de l’Homme, leur voisin immémorial. Négligence, étourderie, censure, bêtise : toujours cette illusion que la vérité est ailleurs, qu’elle ne peut exister si près de nous. Myriam, en plus, était, depuis sa jeunesse, secrètement tournée vers les îles fabuleuses d’un amour que sa mémoire avait sans doute transfiguré.

Il se retrouva sur le siège arrière de la voiture comme dans son enfance. Loïc et Myriam à l’avant. De dos, deux figures si proches, trop émouvantes et bizarrement opaques. Comme si la coupure parisienne les avait éloignés. Chacun vivant désormais sa vie, se débrouillant avec soi-même. C’était cruel et c’était arrivé comme ça. Le temps les avait séparés de la fusion originelle qui était devenue insupportable à Milos, le ramenait aux années de la barbarie, de la violence des autres, de Zoé, des camarades de classe.

Le musée de Terra Amata se situait à Nice, sur le mont Boron, au-delà du port. On arrivait devant un grand bâtiment des années 60. Un immeuble d’habitation sans grande originalité. Avec des balcons, des baies, des jardinières, des chats… La vie des gens. Le musée se planquait dessous. Son entrée embusquée au rez-de-chaussée. Et le musée plongeait sous l’immeuble comme une nappe de fond.

Des travaux de terrassement pour construire l’immeuble avaient commencé en 1965. L’équipe était tombée sur des ossements, des pierres. Un archéologue célèbre avait été convoqué sur place. Henry de Lumley, qui découvrirait, six ans plus tard, le crâne de l’Homme de Tautavel, le pithécanthrope du Roussillon, datant de plus de 450 000 ans.

Impossible d’empêcher, à l’époque, une construction sous prétexte qu’on avait déterré les empreintes d’un habitat primordial, rien de moins que celui de l’Homo erectus, vieux de 400 000 ans. Le comble, c’était la révélation de traces de foyers attestant de la découverte du feu. À Tautavel, plus tard, site de la même époque, on ne retrouverait aucun vestige de feu. Ainsi, le feu domestiqué aurait été inventé à Nice par celui que les locaux pleins de fierté appelaient déjà l’Homme de Nice. Non, ce n’était pas une star, un milliardaire, un peintre, Matisse ou un autre. Un trafiquant, un maire, un bandit d’envergure internationale. Cet Erectus-là ne fumait pas le cigare, ne possédait aucun yacht dans la Baie des Anges. Il chassait l’éléphant antique, qu’il dépeçait avec des outils adaptés et dont les morceaux étaient rapportés à la grotte. À Tautavel, des preuves attestaient de la manducation rituelle de la cervelle, ce qui est pittoresque. À Terra Amata, le Feu ! Oui. Nice, foyer originel. Un type a l’idée de frotter des silex, de faire tourner furieusement un bâton au creux d’un autre ou de recueillir un brandon fumant après le passage de la foudre ou d’un incendie. Plusieurs types. Une petite bande très industrieuse, très audacieuse. Et, un beau jour, c’est fait, le pas est franchi, la peur apprivoisée. Prométhée, à Nice, vole le feu aux dieux, un bout de branche enflammée. Un contentieux a sans doute éclaté entre les partisans du sacrilège et les respectueux de la nature sacrée. L’opération a dû demander du temps, avec des ratés, de nouvelles peurs, des abandons… La tentation finit par être plus forte. Voilà qu’on entretient le brandon, qu’on l’alimente. Le foyer est né. Le centre, le cœur de la tribu. L’Abri majuscule. Jusqu’au jour où l’on va cuire le gibier tué. Une rôtissoire pour les morceaux les plus juteux de l’éléphant antique ou du lion des cavernes. Le premier barbecue niçois. Et quand il fait froid, à chacun de venir se réchauffer et se recueillir devant la flamme qui favorise le rêve et la méditation, la songerie de l’homme. Ses chimères infinies.

Donc, au lieu d’élever une cathédrale au premier feu européen, un temple aux premiers pas de l’Homo erectus – car on retrouve l’empreinte d’un pied –, qu’est-ce qu’on avait fait ? On avait construit l’immeuble, le poulailler des années 60 pour les familles.

L’endroit était une plage originelle où l’Homo erectus dressait sa hutte de chasse, fabriquait ses outils, ses percuteurs. Sous les pavés, la plage. Ou plutôt, sous le béton, la plage.

On entre ainsi dans le musée enterré. Au-dessus, toutes les familles s’activent, chacune dans sa cellule de ruche, se chamaillent, baisent et divorcent. L’Homo sapiens se perpétue en marchant sur les ossements de son ancêtre. Et si un enfant est trop turbulent on le menace d’aller chercher le Père Erectus, armé de son hachoir. Celui qui dort dans la caverne sous la maison… Les jeunes garçons ont leurs premières érections et pensent que c’est l’origine du nom de l’Homo.

Le plus réussi du musée est la reconstitution du sol de la plage. Un très beau pan de terre, quelque chose qui rappelle l’art des grands matiéristes, Dubuffet dans sa manière ancienne, Fautrier. Un sol, un territoire bosselé d’archives, de galets, de traces de feu. Nul crâne comme à Tautavel, pas d’ossements humains. Mais une dent de lait. Myriam sourit :

– La petite souris est passée.

Et Milos se souvient de l’argent offert quand il perdait une dent de lait et qu’il la plaçait sous son oreiller. C’est si loin, dans un brouillard confus. Du temps des Noël, de la présence. Tout était là : le père, la mère, l’amour. La croyance. Les ombres chères de Loïc et de Myriam. Avant le drame. La griffe du sable. Mais c’est sur ce sable que les premiers hommes ont chassé, construit leur abri, mangé le fruit de leur chasse, procréé. Le même sable du sablier.

Ils vont ensuite au musée de Préhistoire régionale de Menton, un beau bâtiment néo-classique à frise et portique. Comme partout, reconstitution de l’évolution humaine commençant par des individus simiesques au ras des pâquerettes, qui se redressent lentement, au fil des mutations, des adaptations, de 6 millions d’années à 100 000 ans. On retrouve toute l’enfilade d’hominidés, d’Homo, du musée de l’Homme. Myriam et Loïc, eux, font des découvertes, scrutent, essaient de distinguer, de mémoriser, car il y a des noms bizarres, Ergaster, Heildelbergensis… Ils prennent des notes, comme les gens d’un certain âge, obsédés d’enregistrer, de mémoriser, mobilisés à fond pour dénier le grand oubli fatal qui va les submerger. Ils suivent les branches, les impasses, les passerelles. C’est touffu, l’homme… Représentations de l’Homme de Grimaldi, rebaptisé volontiers Homme de Menton. En Italie, le même s’appelle l’Homme de Vintimille. Chacun se réclame de son patrimoine et revendique son crâne, ses coquillages, ses osselets. Sa mandibule sacrée.

Au faîte du cortège des âges, comme au sommet de la noce de Madame Bovary, c’est nous ! Papa, maman ! L’Homo sapiens. Nous, Cro-Magnon : Einstein, Tarzan, Rita Hayworth, Lady Macbeth, Staline hélas, et l’autre, le nazi guttural, Charlot par bonheur… Ava Gardner mince, blanche et moulée dans un pull noir, dans quel polar ? Michael Jackson.

Un certain Eirik Granqvist a conçu des bronzes représentant les différents hommes, grandeur nature, dans leurs occupations quotidiennes. Silex taillé, feu… Puis les as : l’invention du bronze, il y a 3 000 ans. On les voit, affairés, accroupis, soufflant sur les braises, heurtant les cailloux l’un contre l’autre. En famille. Comme dans la crèche. Milos aime moins le bronze que les représentations en cire, plus ressemblantes, imitation peau. Loïc trouve, au contraire, que l’alliage brillant magnifie nos ancêtres, qui ressemblent à des Rodin. Milos se récrie :

– Il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes, les mannequins pédagogiques avec Le Baiser du maître.

Au fond, il aurait préféré que Granqvist sculpte un dédale sur mesure avec un Picasso ithyphallique, à tête de Minotaure, coursant Marie-Thérèse rieuse comme dans les labyrinthes de Boisgeloup désert.

En route pour Monaco, la tournée des grands ducs. Les gens préfèrent le Musée océanographique, que les enfants adorent. Les dents de la mer. Le ballet de la raie manta. Le prince Albert Ier a créé le musée d’Anthropologie préhistorique. C’était un ami, un mécène de l’abbé Breuil, le curé toujours prêt ! Ils reconnaissent les mêmes silhouettes ascendantes, le défilé des majorettes de plus en plus droites et lucides. Surtout qu’Albert s’est intéressé aux premiers hommes de Monaco, qui deviendront bientôt les grands-parents de Caroline et Stéphanie, deux Cro-Mignonnes de choc. La princesse Grace ne dépare pas l’espèce Homo dans les bras de Cary Grant ou dans Le train sifflera trois fois.

Le clou, c’est le mammouth grandeur nature. Un colosse d’os mastoc. Toute une architecture de galère de Carthage. Un crâne dolichocéphale si on veut, en forme de trône haussé, dôme barbare. Pour Hamilcar ou Hannibal. Avec deux défenses gigantesques. De quoi alimenter un trafic d’ivoire pendant cent ans. Toute l’Asie en aurait bandé à perpète. Deux milliards de Chinois. L’effet placebo du mammouth, mieux que celui de la corne du rhinocéros. Les néandertaliens chassaient le mastodonte.

– Ils avaient des couilles, lance Loïc, pensif.

Myriam rit.

Les couilles de son père restent un mystère pour Milos et l’intime de sa mère la caverne taboue.

 

Ils dorment dans des chambres d’hôtes. Ils franchissent la frontière, repèrent des embrouilles en provenance des trains italiens. Des contrôles de police, des petits groupes qu’on embarque. Ils rejoignent la montagne de Vintimille. Toute une fresque de falaises trouées de crevasses et de grottes. Balzi Rossi, les rochers rouges. Juste au-dessus de la mer. Fable du bleu qui flambe. Un bleu qui vous entre dedans par tous les pores. Bleu Vie majuscule. Bleu Neptune. Et ce balcon festonné des grottes. Un long théâtre roux, aux plis rocheux, rideau entrouvert, multiplié, sur la scène de l’Homme. Grotte de Costantini, grotte des Enfants, où on a découvert une femme de petite taille, puis un Cro-Magnon de grande taille : l’Homme de Grimaldi. Et, dans une sépulture double, la fameuse vieille femme et l’adolescent dont on truquera la représentation, dans une vitrine, en les agençant l’un derrière l’autre, dans un accolement affectif… La fente triangulée, parfaite, de la grotte de Cavillon qui est celle de la fameuse Dame rouge, aux coquillages et canines de cerfs. Grotte du Prince… La pierre est souvent incisée de volées d’entailles, gravée, ou peinte d’animaux… Ils repèrent un grand phallus, peut-être une vulve… Des présences, des absences, des fantômes, des signes de nous-mêmes. Des rites et des songes.

Ils gravissent ainsi les sentiers, les escaliers, traversent des passerelles. Au milieu des yuccas et des agaves, des aloès, plantés là pour égayer le parcours, comme si c’était nécessaire. La Barma Grande étire une haute et longue fente, comme une vulve ouverte. De l’ombre intérieure on voit étinceler la féerie de la mer, belle à toucher. C’est à la Barma Grande ainsi que dans la grotte du Prince qu’on a retrouvé une quinzaine de statuettes en stéatite rouge, verte ou jaune. Les Vénus de Grimaldi. À deux têtes ou doubles ou en forme de losange. Polichinelle. Vénus stéatopyge à souhait, au ventre protubérant, sans doute occupé par le polichinello. De telle sorte qu’elle pointe des deux côtés comme une barque. Proue et poupe. La Vénus, dite hermaphrodite, en stéatite verte, compacte, enchevêtrée, avec ce renflement, pénis ou autre chose, posture particulière des bras ramenés en avant, vulve en dessous. Ces vulves sont consciencieusement marquées, parfois ouvertes, les mamelons ballonnés. Façon Dame de Lespugue.

Vénus de la fécondité. Maternités, Vénus de la beauté. Aphrodite d’il y a 25 000 ans. Nos grand-mères. Le petit musée des Balzi Rossi raconte tout. La farandole des falaises au-dessus de la mer, des plages où l’Homo sapiens chassait, coincé entre la montagne et les flots. L’entrevoir une seule fois ! Elles et lui. Leur groupe. Leur feu. Taillant les petites Vénus ventrues, mamelues, accolées ou bicéphales. Fantaisie religieuse. Fétiches. Pour amadouer la Mère. Quelle déesse des limbes ? Ventre des origines. Fastes.

 

Jadis, Myriam avait ainsi exhibé Milos. Enceinte, heureuse jusqu’aux yeux. Pleine de son petit polichinelle. Un peu plus stéatopyge que d’habitude. Myriam qui regardait la Méditerranée. Toi, Vénus. Toi, Isis, mère d’Horus bleue.

Elle marchait allègrement devant lui, flanquée du père, à la barbe des cavernes. Il ne pouvait imaginer sa mère grosse de lui. Dans les rues, dans les boutiques, en vacances au bord de la mer. Son ventre écarquillé, lisse et tendu, balancé, sous lequel il commençait de vivre, d’écouter la pulsation, la rumeur perdue de sa mère. Dans son sang, dans sa grotte irriguée, martelée de son carillon intime, de ses cycles. Déjà il entendait, palpitait. Dans la nuit bienheureuse. Rêvait-elle encore au rapt d’Europe ? Avait-elle donc pris son enfant pour Minos ? Milos ?

Ils descendirent vers la plage et la découvrirent occupée par des groupes d’hommes allant, venant, étalant sur les rochers leurs vêtements ou leurs serviettes trempés. Dans un terrain vague attenant, ils étaient plus nombreux. Plus loin, la Croix-Rouge avait dressé un camp.

C’étaient des migrants de Libye, du Soudan, d’Érythrée, de Syrie qui avaient survécu aux massacres et aux naufrages. Les scientifiques du musée de l’Homme de jadis, le chef d’atelier Stahl seraient venus opérer des mesures, faire des moulages sur ces crânes des contrées étrangères… Myriam avisa une mère, un père et un enfant qui la regardaient sans rien demander. Elle s’approcha, leur sourit et les dépanna d’un billet. Sans faire de chichis. Il y avait de la police partout.

Ainsi, migrer était le destin de l’homme. Les premiers Homo sapiens étaient partis de la côte africaine il y avait 60 000 ans et étaient remontés vers la mer Rouge pendant des millénaires pour se répandre dans toute l’Europe, l’Asie et devenir nous-mêmes. Désormais, d’autres mouvements de masses, plus précipités, poussés par la misère, la guerre… Humanité errante, promise à plus d’errance encore si le réchauffement de la planète portait à ébullition les flux migratoires.

Ce n’était plus une plage italienne, à l’aspect bigarré, fellinien et sonore, mais une sorte de terrain vague, poussiéreux, où des hommes perdus tournaient en rond, attendaient, espéraient. L’Homme. Son angoisse nomade, ses exils. Dès l’origine, l’homme de Neandertal – peu à peu submergé par les vagues de Sapiens – avait reculé, de moins en moins adapté, face à un congénère plus agile, d’une culture différente. Les derniers Neandertal se retrouvant, dit-on, dans des grottes à Gibraltar, acculés devant la mer, condamnés, s’éteignant… La crise perpétuelle de l’Homme.