Il revit Vivie avec plaisir, avec désir. Et leur bonheur trouva une parenthèse sans revendications ni conflit.

Un après-midi, elle le regarda et déclara :

– Tu ne m’aimes pas, Milos.

Il lui répondit qu’elle se trompait et qu’il fallait éviter de se torturer avec les grandes questions. Qu’elle avait toujours évité de le faire dans les meilleurs moments de leur amour qui avait été si spontané.

– Tu vois, tu ne m’aimes pas.

Il ne la reconnaissait pas dans ce nouveau rôle amer. Le reproche l’agaçait, le blessait. Elle reprit :

– Je ne sais rien de ton passé mais je crois que tu as aimé, et que tu es venu à Paris pour couper avec ce passé, une femme. As-tu aimé déjà une femme, Milos ?

– Oui.

– Plus que tu ne m’as aimée.

– On ne mesure pas l’amour. Chaque amour est différent, éveille en nous un nouveau monde sentimental.

– Tu fais de la psychologie, Milos. Dès qu’on aime, on le sait ! Tu ne m’aimes pas comme on aime.

– Allons… Vivie, je suis très séduit, très pris, très amoureux.

– Je veux divorcer.

Il se tut, frappé.

– Tu n’as rien à en dire. Je te sens pétrifié.

– Il ne faut pas divorcer pour moi.

– Pourquoi ?

– Parce que ça ne va pas. Tu ne serais pas heureuse, à la longue. Je ne peux pas rendre une femme heureuse pour le moment.

– Pourquoi, Milos ? Pourquoi tu dis cela, mon petit Milos ? Moi, je suis toute heureuse avec toi. Pourquoi cette fatalité ?

– Parce que je ne sais pas encore qui je suis, ce que je veux, ce que je désire, parce que j’ai envie de fuir.

– Mais tu as un port d’attache : l’archéologie qui te passionne, tu as un centre.

– Je ne crois pas que cela soit suffisant. Des choses plus anciennes me tourmentent.

– Je te crois, Milos. Moi aussi, sous mes airs de grande active experte, j’ai mon paquet ! Si tu vois, mon petit fardeau…

– Quel poids, Vivie ? On se connaît si peu, on s’est tellement esquivés, protégés par le sexe facile.

– J’ai perdu mon petit frère de 10 ans quand j’en avais 13. Je l’adorais. Mes parents étaient brisés. Le malheur nous a ensevelis d’un coup.

Sans un mot, il s’approcha d’elle et la prit par le cou.

 

 

 

Une grande exposition eut lieu à Beaubourg sur le thème des matiéristes. Au menu : Dubuffet, Fautrier, Nicolas de Staël, Picasso…

Vivie le sentait tendu vers ce qu’il découvrait. Ce qui démentait, en partie, cette espèce d’égarement existentiel dont il s’était paré pour s’excuser de ne pas savoir bien exprimer qu’il l’aimait. Des œuvres anciennes de Jean Dubuffet leur apparurent. Ils ne connaissaient guère que ses bonshommes chapeautés, graffitis gribouillés sur des fonds inextricables, aux teintes foncées. Ou ces grands puzzles des jardins publics, imbrications de haricots bleu, blanc, rouge, cernés d’un gros trait noir. Grands machins cabossés, ludiques. La mécanique de Dubuffet, son débitage. Ses combinatoires populaires. Là, c’était complètement différent, radical. Des terres, toute une géologie de sols profonds raturés de signes enfouis. Des séries qui s’intitulaient « Le géologue », « Paysages blonds », « Texturologies »… Le génie de la terre. Une grande rêverie de la matière. Sans fable précise, sans récit, sans personnages burlesques ou pathétiques, hormis la silhouette du géologue dans la série du même nom. Dubuffet aurait pu aussi bien découper un grès du ravin de Tsisab, dans le Brandberg namibien. Un bloc du plafond d’Altamira. Le grain, les pores, les textures, les osselets secrets d’un sol de Terra Amata, avec ses vestiges de foyer primitif, ses empreintes de pas primordiaux.

Milos adorait ces textes de la matière, avant tout alphabet précis, ces scories de vocabulaire tellurique. Sables du Namib. Les merveilleux « Paysages blonds ».

Vivie n’en dédaignait pas la rigueur mais elle préférait les palimpsestes plus expressifs où se dessinaient les personnages griffés de Dubuffet, les clodos rigolos, les Bouvard et les Pécuchet, les drôles de petits marioles de Beckett ou de Michaux.

Milos protesta :

– C’est bavard, c’est de la fantaisie déjà bon public… Alors que « Paysages blonds » ou « Texturologies », c’est du brut de brut, pas pour les badauds.

– Merci pour la badaude ! Moi, j’aime qu’il y ait un embryon d’histoire, j’ai besoin d’humain.

– Qu’est-ce que tu dis ? « Besoin d’humain » ! Beurk ! Besoin que l’homme fasse ses besoins sur la peinture…

– Ne t’énerve pas ! Milos, qu’est-ce que tu as ? J’ai bien le droit de préférer.

– Oui, excuse-moi.

Elle se colla davantage contre lui et ils passèrent ainsi comme deux amoureux transis devant les œuvres de Fautrier.

La matière était plus claire, dans des tons roses, des nuances. On aurait dit des morceaux de calcaire à l’aurore. Ses « Otages », sans presque de visage, comme des ballons de rugby meurtris. Ses écailles de peinture avec des traces de bleu ou de vert tendre. Ses paysages : Tourbe, Maquis, Marais. Ses nus sans figuration. Rien que de la peinture aux tons suaves de chair, de nymphe. Il aurait pu puiser son matériel et ses pigments dans les Balzi Rossi, ériger un Homme de Grimaldi, pétrir et maçonner une Dame du Cavillon. Milos, heureux, se trouvait en pays de connaissance. Il s’attendait, quelque part, à voir surgir Myriam et Loïc en Adam et Ève géologiques de Dubuffet et de Fautrier, mal dégrossis sortis des mains du potier.

 

Alors ce fut le choc de Nicolas de Staël. Ciel à Honfleur. Face au Havre. Villerville. Des gris, des bleus, des strates de blanc. Une belle matière céleste et marine. Sans discours, sans l’homme, ses anecdotes. Le monde à l’état pur, en son essence. Sa base primitive. Bleu, dégradés subtils. Barres d’immaculé poreux.

Toute une série des « Footballeurs » éclata à la vue. Pourtant, Milos en avait vu des exemplaires dans les collections permanentes du musée Picasso d’Antibes. Pas assez pour comprendre le souffle, la surprise, la fresque de l’œuvre, ses variations.

De Staël, le prince de la forteresse Pierre-et-Paul, assiste à un match de football de nuit, au Parc des Princes. En mars 1952. France-Suède. Et c’est l’extase, c’est comme ça. Sans qu’on sache d’abord bien pourquoi. Le foot popu, criard. Le hurlement des hordes des deux camps…

Les projecteurs transfigurent les couleurs du combat. Alors un antique pugilat se plaque sur la rétine. Une révélation picturale. Ces masses en mouvements catapultés. Torsions et bonds. Ces magmas de jambes et bras, ces accélérations, ce tohu-bohu orchestré. Une gloire. Évoquent-ils l’aura des guerriers de la famille de Staël von Holstein ? La chevalerie des tournois, des blasons ? Des formes, des dynamiques. De la peinture musculeuse, démontée en vagues, en flots qui se déchaînent et s’équilibrent.

« Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi avec toute la présence que cela requiert, en toute invraisemblance. Quelle joie ! René, quelle joie ! »

Joie de peindre ! Cette tonne de muscles en plein élan, c’est le géant de Staël. Cet oubli de soi et cette présence à soi, c’est l’état extrême de la création.

René ! René Char auquel il envoie son cri de joie.

Dans l’atelier de la rue Gauguet, voilà que l’athlète balto-russe entre en lice. Une vingtaine de tableaux de footballeurs. Le ballet des forces lyriques. Il travaille les corps au couteau, étale la matière avec une spatule. Terrassier des gladiateurs ivres. Joie d’entrer dans le jeu, dans la course créatrice ! À chaque instant la partie bifurque.

Milos et Vivie partagent le bonheur de De Staël. Parfois les corps sont presque figurés, les bras, les jambes, les shorts, les têtes roses. On s’en indignera. Il a violé, trahi l’abstraction ! Il a reculé, régressé. Il est redescendu en bas de l’échelle du progrès de la peinture. Ainsi jugent et tranchent les imbéciles. Du haut de leurs concepts, de leurs dogmes, de leur école, de leur chaire universitaire, du nouvel académisme. Bêtes, toujours bêtes, moliéresques, toujours à côté, Vadius, Trissotin, purement mentaux, discourant, thésards. Aveugles. À jamais. Morts à l’art. Morts à eux-mêmes. Morts à vie.

Quand de Staël décline tous les possibles, dévide toute la chaîne des formes et des forces. Le boucan des couleurs. Figures. Sauvage champ de blocs précipités. Des carrés qui se heurtent, des géométries encastrées. Des bourrasques de peinture envolée. Abstrait mais animé d’énergie concrète. Figuratif mais possédé par l’enjeu des tensions globales invisibles.

C’est incroyablement campé, aggloméré, propulsé. Bariolé. Dense, en briques de joueurs, d’hommes bâtis à même leur affrontement. Un Lavandou de footballeurs, un Ménerbes, un Agrigente d’agglomérats… Des cubes. Un puzzle tonique. Tout est possible et libre dans la liesse.

Il crée, il ne mesure pas ses forces, tous les formats, tous les dispositifs. Chaque tableau naît du précédent, anticipe sur le suivant. Ils se chevauchent dans la mêlée. Milos reconnaît soudain un grand Minotaure tauromachique dont le corps est fait d’une masse horizontale de joueurs. Le torse et la tête – blanc, noir – s’érigent au-dessus du magma. Un Guernica de vivants. Pour un peu ce serait un match de footballeurs de Grimaldi. Des Cro-Magnon sublimés dans la lumière et des néandertaliens heureux.

Et, un jour, il vous sort le Parc des Princes de deux mètres sur trois mètres cinquante. L’Iliade. Armé d’une plaque de tôle de cinquante centimètres, il répand la peinture et taille de grands rectangles blancs et roses en bascule sur le fond vert amande du terrain d’Olympie. Des carrés et des combats de barres multipliées, contrecarrées dans le choc. Se détache, en haut, à gauche, un adorable petit parallélépipède rouge. Ce petit pan de mur écarlate. Apothéose d’Ulysse, de Patrocle, d’Agamemnon, d’Hector, d’Ajax. Le bouclier d’Achille resplendit. Nicolas gorgé de vie, de vitalité picturale. Couvert de giclures, de taches rouges et blanches, maçonné de belles souillures comme celles des footballeurs crottés. Maillot de Staël. Pavillon flamboyant. Il sera mort dans trois ans, ce chevalier de Holstein, ce roi Kolia de la forteresse russe.

Milos se penche vers Vivie et lui dit :

– Je t’aime.

Est-ce aimer une femme que d’aimer la peinture ? Elle lui lance :

– Je l’aurais aimé, Staël, ce grand beau gosse d’un mètre quatre-vingt-dix-huit, aux yeux bleus. Quelles cuisses, j’imagine !… et le reste russe.

Mais ce n’est pas fini. Il y a l’Autre. La Terreur. Le nain de génie. Le chauve des cavernes. Le Malaguène aux yeux d’agate. Il aurait donc eu, l’Erectus, par-dessus le marché, sa période matiériste ? Oui, sa période dite « tardive ». Vers 80 ans et plus. On chuchote qu’il barbouille au bout du bout, qu’il a perdu sa voix comme la Callas. Un carnaval gâteux de pochades, disent les critiques de l’époque, dont il faut se méfier. Des nus couchés aux grands panards, peints à la dégoulinade, des couches et des couches, à traits épais, grossiers. Il ressort de vieilles recettes qu’il carambouille, hagard, dans la prison de Mougins. Sous les yeux de Reine Roque, sourcilleuse en chef et modèle aux grandes prunelles d’Orient. Nue, saisie sous tous les angles à la fois : fesses, sexe, poils, ventre et reins ronds. Pourquoi se priver de la vision totale ? Comme en amour, où l’on voit tout dans les multiples sensations concomitantes des yeux, des mains, pétrisseuses, de l’odorat fureteur et de l’imagination qui embrasse le cosmos galbé des formes et le petit détail musqué. À chacun son petit pan de mur jaune.

On dit qu’on ne le voit plus guère. On le ressort pour les fêtes de Vallauris, les grands pardons, les défilés folkloriques, les croisades, le Salon de l’érotisme. La Fête de la bière. Avec les chars fleuris. Les majorettes qu’il reluque encore et auxquelles il propose de les peindre. Les majorettes de Mougins, les plus belles de la terre. Samantha en tête.

N’empêche, quelle énergie sismique ! Le Vieux en éruption de formes lubriques. Les sexes carambolent, à pleine chair, sphères épanouies, cernées de noir gras. C’est écarquillé, bosselé de seins, culs, chattes : Les Dormeurs et autres Étreintes. Éros de carnaval. Bander comme un cheval au-delà du possible. Faire bander la peinture. Sarabande des odalisques ouvertes. Picasso : un Matisse obscène. La voilà : La Pisseuse, aux seins nus, aux yeux rigolos et superposés, pétante de santé. Elle trône devant la Méditerranée. Elle arrose le monde de son jet d’abondance. Béate, noire de poils, elle sourit, réjouie d’aimer la vie.

 

Ils sont rentrés dans l’appartement de Vivie et boivent du sancerre blanc, remplis d’images.

– Jamais Staël ne peindrait une femme qui pisse ! lance Vivie. Est-ce pour cela que tu le préfères ?

– Je ne le préfère pas, son destin secret me touche. Le spectacle de Picasso m’étonne, me divertit, m’épate.

– Mais La Pisseuse te paraît-elle importante ? Nécessaire ?

– Elle va avec le reste. Il peint tout, il est rocambolesque.

– Je ne vois pas bien les nus de Staël… J’en ai vu mais je ne sais plus.

– Ils ne sont pas orgiaques, orgasmiques, comme certains de Picasso pâmés sous le mufle du Minotaure. Ils ne sont pas l’objet d’un désir cru, fanatique. Ils ne racontent pas d’histoire. Même Les Demoiselles d’Avignon, d’un cubisme primitif, font référence au bordel. Les nus de Staël sont purifiés des circonstances. On dirait des spectres, des fantômes, des statues hiératiques, des apparitions de reine de Saba, ou de fées. La matière a beau, souvent, être épaisse et la couleur bigarrée, leur corps ne donne pas à voir la pulpe, le sexe, mais une idole étrange, une Salomé dans une aura.

Milos suspend son discours, pensif. Puis déclare :

– Il écrit que « ce n’est pas vraiment atroce, mais on touche souvent sa limite » : « je suis dans un cercle d’étrangeté dont on ne sort jamais ». Il ne prend pas le nu, il est toujours à deux doigts de le perdre. Entre Picasso et lui, je ne vois pas de passage. Et tous les deux sont des passionnés de femmes. L’un peint son désir, l’autre…

– Ce que tu me dis m’attriste, Milos, sur l’atrocité des limites. Qu’est-ce qu’il cherche ? Qu’est-ce qu’on veut ?

– Il veut la perfection, l’absolu de sa peinture. Je ne pense pas que Picasso tende à l’absolu, à l’impossible. Il adhère à ce qu’il fait. À ce qu’il est. Il entre dans l’épopée de sa peinture. « Je ne cherche pas, je trouve. » Tout est là. Picador adorant la pique dans le ventre de la peinture. Ses manifestations infinies. Pas d’idéal inaccessible, mais le réel de sa vie d’aventures picturales. En même temps, tu sais, quand j’y repense, il y a des nus de Staël tellement marquetés de couleurs, dans des attitudes et des gestes si nobles, si amples, qu’ils ne sont pas si éloignés du drapé des habits de lumière des matadors. Staël a peint une ou deux femmes toreros, paradoxalement. Comme Picasso.

– Ce que je regrette, moi, c’est qu’on rit de la Pisseuse, on rit avec elle de sa saine franchise, mais elle ne trouble ni n’excite. Dommage qu’elle ne soit pas érotique.

Alors Vivie prend Milos par la main, l’entraîne dans la salle de bains. Elle se déshabille sous la douche sans ouvrir le robinet. Elle jette ses vêtements dans un coin. Elle lui dit de s’approcher au plus près. Elle se cambre et offre son ventre blond, ses muscles fins qui se creusent. Elle ferme les yeux, semble chercher une inspiration, les rouvre, sourit, poudrée d’une mystérieuse malice. Passe les doigts sur son sexe, dont elle écarte les lèvres avec une délicatesse sensuelle. Précieuse, élégante, dressée sur ses longues jambes tendues de gymnaste dont les faisceaux tremblent. Bougeant le cul de droite à gauche, dans un balancement propice, un élan. Elle cherche au fond du regard de Milos l’étincelle de l’émoi. Elle ferme les yeux de nouveau, contracte le velours de son ventre, bombe son mince triangle velu et rasé, le relâche. Plus moelleuse. Le regarde tandis que la source des premières gouttes perce. Elle lui saisit la main et, soudain, elle l’arrose de sa claire fontaine… C’est brusque et chaud, il se sent bander. Dans la foulée, quand le jet s’interrompt, la pisseuse lui demande de la lécher.

Après, elle le questionne :

– C’était Picasso ou Staël ?

– C’était la Pisseuse de Milos.

– Oui, je suis allée au Louvre pisser devant la Vénus. Les bras lui en sont tombés de stupeur.

 

 

 

Ce printemps 1952 des « Footballeurs », Picasso trompe Françoise Gilot avec une jeunesse : Geneviève Laporte.

Tout a commencé, comme on sait, quelques années plus tôt. La jeune fille du lycée Fénelon est venue d’abord interviewer le peintre en 1944. Pour le journal du lycée. La Voix de Fénelon. Coup de maître. Sabartés, le secrétaire infatigable, introduit la candide pour l’Ogre en son dédale. La belle Inès brune la regarde passer. Ceux de l’été 37, ceux de Mougins. Geneviève raconte : « Brusquement, je me trouve devant deux mains qui se tendent, un sourire amusé dans une figure dorée par le soleil et qu’éclairent des yeux vifs, adoucis par les cheveux argentés : c’est “lui”, c’est Picasso. » Voilà un scoop de journaliste novice ! Elle lui déclare, navrée, que ses copines du lycée renâclent devant ses tableaux, elles ne comprennent pas ! Il se récrie : « Comprendre !... Il s’agit bien de comprendre ! Depuis quand un tableau est-il une démonstration mathématique ! » Il lui explique que l’art doit surprendre, nous faire sortir de nos gonds, nous dessaisir. Détruire nos clichés… Elle est d’accord. Il est charmant, torero bronzé, argenté. Il lui offre du chocolat américain. Elle revient tous les jeudis manger sa barre. Il n’ose pas encore, trop gamine. Elle s’éloigne. Il reçoit d’autres jeunes femmes éblouies. Il cultive sa soixantaine dépassée. Françoise Gilot, la nouvelle, ne devine pas tout. Dora est déjà à la casse.

La Libération est une période glorieuse pour Picasso. Les soldats américains font la queue pour voir le géant de Guernica. Hemingway, tout le monde afflue, Capa sans Gerda, Lee Miller, les résistants, les vrais. Tout le monde trinque, dégoise américain aux Grands-Augustins. Eluard sort de la clandestinité combattante pour retrouver son Pablo. L’oiseau Cocteau, moins exemplaire, atterrit aussi sur le perchoir enchanté. Les photographes, les poètes, les collectionneurs, le gratin de la planète. Le fidèle Kahnweiler revient de l’exil comme il l’a fait en 1918. Juif allemand francophile. Piégé deux fois dans la mâchoire criminelle de l’Histoire.

On demande une audience à Sabartés pour Le voir ! Mais Lui ? Il n’a pas davantage participé à cette guerre qu’à la précédente, où il conduisait Apollinaire et Derain au train, pas plus qu’il n’est entré dans la Résistance. Il ne s’est pas davantage battu aux côtés des républicains espagnols, même s’il a toujours abhorré Franco. Il s’est tapi, terré dans son atelier, descendant déjeuner au Catalan avec ses amis proches. A-t-il été protégé ? On jase là-dessus. La Vieille Affreuse Fielleuse Affaire Française. Ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Nos pères… Les preux, les justes, les flous, les faux-culs, les lâches, les bifides, les traîtres, les infâmes. Il y en eut pour tous les goûts. Otto Abetz, le sculpteur Arno Breker, le guerrier Ernst Jünger sont-ils intervenus en sa faveur ? En pleine disette, il avait son stock de charbon grâce à ses relations. Marie-Thérèse venait réclamer sa part pour elle et pour Maya, leur fille. On dit que Picasso n’aurait pas levé le petit doigt pour sauver son originel ami de Montmartre, le mystique Max Jacob, arrêté, envoyé à Drancy où il mourra. Picasso, plus ou moins visé lui-même, pouvait-il agir ? Tout est au conditionnel quand il s’agit de disputer de l’époque. On accable ou on forge des excuses. Écrire là-dessus, c’est plonger la main dans un buisson de foudres. Picasso aurait lancé cette blague que Max était un malin, qu’il filerait à travers les barreaux… Pablo et ses répliques drôles, provocantes. Railleur à tout-va. Certes…

Max est mort dans la cage nazie. Comme sa sœur, son frère, juifs déportés, gazés. Comme Desnos. Morts. Des immensités de mort nazie. Lui, l’Œil, a-t-il sondé cet abîme qui vide l’humanité de sa foi, de son espoir ? A-t-il entrevu l’horreur sans bornes, sans représentation, où s’abolit le peu de sens de l’espèce humaine ? Peut-on peindre là-dessus ? Peut-on penser et décrire l’anéantissement de l’homme par l’homme ? Guernica est un vieux supplice, hélas, bien connu, qui emprunte les signes d’une corrida cardinale. Mais l’étoile jaune, les trains, les corps serrés, les nuits, les camps, la terreur, les gazés en masse et sans fin ? Cet horizon de terreur et de cendres sur lequel nous sommes nés, nous, les Milos qui avons peur de voir. Picasso voit-il ? Se pose-t-il la question d’un dire dans la peinture ? Cet Œil n’est-il qu’un œil ?

N’empêche que sa peinture « dégénérée », selon les canons de l’esthétique hitlérienne, fait de Picasso l’artiste de la liberté. Il rafle la mise. L’éternel embusqué de génie a résisté dans sa peinture. Pas de vagues dans sa destinée politique. L’art exige de la tranquillité… Calme et volupté. Qui lui jetterait la pierre, qui oserait ? Il ne sera jamais un héros, un Thésée, mais le Minotaure, la star de son dédale. Un monstre de flamboyance noire, de gaîté égoïste et cannibale. Le roi des étés de Mougins et de Juan-les-Pins. Une gargouille discrète de Paris occupé. Un vampire en retrait, collé au plafond de son grenier. Un ogre planqué dans sa caverne, attendant que ça passe.

Et c’est la belle Françoise Gilot qui passe et visite l’atelier en 1943. Un an avant la visite de Geneviève la lycéenne. Il ne faut pas perdre le fil, tellement c’est imbriqué… Au cœur de la guerre, Gilot, donc, une jeune beauté qui se donne. Longue aux yeux bleus, intrépide. Le nu, la vie. Hélas, il produit des œuvres géométriques et mièvres, des figures de femme-fleur, de libellule sans force, comme des madones figées, tête ronde. Des méduses dans des mandorles. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? L’élégante au long cou valait un vitrail neuf. Les fans s’extasient sur ce renouveau formel : des intersections, des nœuds, des faisceaux ficelés… La belle Gilot méritait qu’il s’enferme dans son grenier et en ressorte cuirassé d’art inédit, saint Georges au dragon. Sultan de l’odalisque, samouraï de sa geisha de prouesse.

– C’est la cata, Milos, tu es jeune, tu désires le monde, tu débarques, tu deviens l’amante de Picasso. Tu es belle, intelligente, audacieuse. Amazone. Tu fonces ! Tes talons claquent, clouent ses vieux parquets. Tu fais sauter, étinceler, tous ses crépis, toute la poussière de ses fourbis. Il te lorgne, sidéré, dans la nuée destructrice. Ton cul frissonne. Tu es certaine de tenir le coup devant Dora Maar et Marie-Thérèse. Les saintes du lupanar. La folle de Lacan et la bonne fille dans sa niche. Tu es autre, toi, frontale. Libre, guerrière. Il te loupe ! Il dégringole dans sa vieillesse. Il te crève, le vieux crabe ! Il t’abêtit en lune lunettée de nœuds, il te flanque une auréole. Au moins, les autres tassepés, avant de les bousiller, il les a inventées, chantées, taillées à la hache et paraphées. La honte : il ne tire aucun chef-d’œuvre de toi ! Le Minotaure : un bœuf ! Alors tu te tires, tu lui lances : « T’es foutu ! Pablo. T’es mort. »

Vivie ajoute :

– Tu es la femme qui a tué Picasso. Tu signes des autographes jusqu’à la fin des temps.

– Tu me fais un peu peur, Vivie…

 

En 1951, c’est alors la « nouvelle nouvelle », oui, Geneviève Laporte, l’ex-lycéenne, qui revient, après sept années de séparation et de maturation. Têtue. Elle frappe à la porte des Grands-Augustins. Elle a franchi le cap des 20 ans. Lui est un jouvenceau de 70 ans. Adorable et de miel. C’est reparti pour la cavale du Minotaure. Comme Françoise Gilot loge à Vallauris, il emmène Geneviève à Saint-Tropez, dans l’appartement d’Eluard. Roucoulades et dessins de Geneviève nue. L’un d’eux est dédicacé « pour Geneviève ». Un nu fluide, petit triangle pour camper la toison. On voit une porte, un trou de serrure et, dans ce trou, quoi ? L’Œil ! L’œil noir et vicieux du vieillard lorgnant Suzanne au bain. Il la dessine en sphinx gentil, en sirène délicate. Des chromos, sans complication. Une drôle de petite tête sans menton. D’oiseau mythique ou de poisson joli. Rien de luxurieux, de priapique. Ce pourrait être l’œuvre d’un peintre du dimanche ou quasi. Ils se promènent autour de La Garde-Freinet. Ils musardent dans les forêts. La cigale crépite et le bouc cabriole.

Elle ne dira rien sur l’amant Picasso. Discrète. Enjolivant leur rencontre de romantisme, bâtissant bien plus tard tout un poème lyrique. Geneviève pour qui tout finira bien. La rare rescapée du cannibale. Il lui offre une tête de taureau en vannerie. « C’est un cadeau de Dominguín. » Le matador le plus fameux de l’époque. Geneviève n’aime pas la corrida. Cause toujours…

Deux ans après, Françoise Gilot, trahie, saturée du génie égocentrique, autoritaire, capricieux, le quitte. Sauve sa peau. « On ne quitte pas Picasso ! » Si ! tout de suite. Geneviève part aussi. La crise du vieux rebut relégué s’extériorise dans la revue Verve. Il fourbit cent quatre-vingts dessins de combat. Et ça barde. Des nasardes sexuelles à tout-va. Des sarcasmes érotiques. La « Suite Vollard » en plus hard. Ce n’est plus le chant d’amour sensuel adressé à Marie-Thérèse, les extases du Minotaure. Le peintre barbu en Jupiter majestueux contemplant l’amante ovale et tendre. Non, Éros ricane. Abandonné pour la première fois, septuagénaire sur le reflux, il ne se laisse pas vaincre par la pulsion de mort. Il n’ira pas courir au sommet de quelque rocher sacrificiel pour se lancer dans le vide. Il ne rejoindra pas la plage de la Garoupe ou celle qu’il aimait tant, la plage des Salins, à Saint-Tropez, pour se noyer dans la muleta rouge de la mer du soir. Au contraire, il contre-attaque, acéré comme la crête d’un coq. Quand Nicolas de Staël, délaissé par Jeanne, sombre dans l’effroi et se tue, lui se hérisse, s’ébouriffe, ergots dehors, tout son art dardé.

– Quoique… justement, révèle Milos, j’ai lu une lettre de Staël datant de 1954, en pleine crise avec Jeanne. Il est à Cannes, il déjeune… devine avec qui ?

– Diable Pic !

– Lui-même. Largué, déprimé par les femmes qui le fuient, enfin ! Et Staël raconte : « Déjeuné avec Picasso chez Félix, un Picasso triste, violent… »

– C’est tout ?

– Staël ensuite ajoute une phrase moins claire… Mais c’est tout ! En tout cas Picasso en berne, l’œil au beurre noir. C’est vrai ! On n’apprend rien de leur conversation détaillée. Ont-ils parlé de l’amour, des femmes, des ruptures, de comment on survit ? Staël se tait sur le contenu de la conversation.

– Le tête-à-tête quand même de tes compères, au moment clé. Au paroxysme. Lequel des deux était le plus disposé à parler ?

– À ton avis ?

– L’Andalou à vif, bagarreur, lance Vivie.

– Non, plutôt Staël, réputé éloquent. Il insiste sur ses affres amoureuses avec ses correspondants les plus proches, ne cache rien de ses déchirements, du mal que lui inflige Jeanne. Les lettres qu’il lui adresse mêlent l’adoration et l’agression dans une ambivalence cruelle. Style : double injonction, si tu vois. Je t’aime, je te hais. L’hymne et l’attaque dans la même missive. La même phrase.

– Je ne l’imaginais pas comme ça. Ravagé Russe…

– Picasso n’est pas si bavard : des piques, des ironies, des farces, des provocations, des sentences pour la galerie, mais pas le fleuve des confidences.

– Tu crois qu’ils ont bien bu quand même, bien mangé, bien roté ?

– Picasso ne prend pas d’alcool, Staël boit volontiers.

– Pas de conseils du vieux au jeune : toutes des garces, des salopes ?

– Sur ce terrain du cœur et du désir personne n’écoute personne. Nul soutien. Bonnes paroles inutiles.

Ils se regardent, yeux dans les yeux. Moment de trouble. Vivie sait que Milos évalue sa vie, ses pulsions, au miroir de De Staël et de Picasso, les deux pôles de son imaginaire d’Antibes. De son enfance. De sa mère. Du château Grimaldi. De son côté, entraînée par ses méditations, elle s’y est mise et s’aperçoit que c’est très éclairant, très périlleux. Elle pourrait rompre cette conversation, conjurer cette obsédante quête de Milos. Elle ressent l’angoisse de ces présences tentaculaires Picasso-de Staël. Après tout, ce n’est pas son affaire. Il ne peut pas toujours les interposer entre elle et lui. Quel rôle elle devra jouer dans cette grille de son désir ? Elle sait qu’il y a les amours passées, secrètes, de Milos. Il la happe dans ses vertiges. Elle le voudrait plus frontal, ici, aujourd’hui. Sans reflets, sans échos. Sans fatalité.

Elle veut partir avec lui, tout de suite, prendre la voiture, rouler, aller à la campagne, voir un château, une rivière, comme ça. La Loire, ce sera doux…

 

 

 

Elle a choisi le château de Troussay. Sorte de merveilleux manoir à tourelles de briques. Un château champêtre. Renaissance. Équilibré, à dépendances rustiques. Rien d’écrasant, de pompeux, mais charmant. Elle veut son Milos dans le jardin, les vergers.

Ils admirent les statuettes de la tour, dont le pape des fols et la mère folle. Leurs grimaces incongrues, drolatiques. Ils couchent une nuit sous les poutres, dans l’odeur des vieilles pierres, des tapisseries. La belle cheminée décorée où elle feint de se cacher nue.

Ils flânent dans les allées. Elle est heureuse. Ils se retournent vers la façade du château, la petite vierge qui décore le joli fronton Renaissance. Un instant, il est sur le point de se lancer, d’évoquer le château champêtre de Boisgeloup où Picasso, au midi de sa vie, aime furieusement l’adolescente Marie-Thérèse. Il se réfrène à temps. Elle est heureuse, elle aime les roses, les hirondelles, les abeilles dans les calices, elle le désire et se serre contre lui. Elle danse en avançant. Cambrée dans sa jupe lâche et volante. Il vacille soudain, il sent une vague de mélancolie qu’il chasse. Il lui caresse le cul. Tout le beau globe dense et musclé contre la mort.

Trois chiens accourent vers eux, joyeux. Ils sautent autour de Vivie. Indiscrets, flairent son corps droit au but. Leurs queues remuantes frénétiques. Elle se dégage en riant. Elle voit Milos se pencher et parler aux chiens. Elle entend sa voix d’une extraordinaire douceur, comme un rayonnement de chaleur. Il enveloppe les chiens de mamours. Les bêtes, radieuses, se creusent et tressaillent, lèvent les pattes vers lui, pantelantes. Leurs yeux se dorent dans ses yeux. Elle découvre un Milos affectif, spontané, émerveillé, plein de bonheur. Jalouse.

Un séquoia colossal se dresse dans le jardin, en épopée glorieuse vers le ciel. Un arbre américain. Elle photographie Milos au pied de l’arbre géant. L’écorce rugueuse du tronc, son maillage puissant. La lumière folle là-haut étincelle et ricoche dans les gerbes noires des branches zébrées d’azur.

– Tu as déjà vu La Piste des géants de Raoul Walsh ? lui demande Milos.

– Je ne sais plus. Je confonds les westerns entre eux.

– La course vers l’Ouest, superbe, grouillante de chariots, de mules, de fouets, de cris, à travers fleuves et montagnes. L’attaque des Indiens stupéfiante, sa magnifique effervescence. Le cercle immense des chariots se forme. Le premier rôle de John Wayne en 1929… On sort tout juste du cinéma muet. C’est héroïque, initiatique. John Wayne est le guide de la caravane. Évidemment, il y a une jeune femme qui semble lui être interdite pendant toute la traversée. Mais ils sont amoureux l’un de l’autre. Elle sans se l’avouer. Ils se retrouvent à la fin, au cours d’une scène surnaturelle. Splendides, ils s’étreignent dans une forêt de séquoias. Leur amour devient légendaire, féerique. D’abord, ils sont tout petits, perdus dans l’indicible sanctuaire des arbres, des troncs noirs colossaux. Leur dédale fantasmagorique. Elle en longue robe claire… Ils grandissent et s’étreignent. Ce n’est plus la forêt qui est sacrée mais le couple édénique, miraculé.

– Difficile de faire l’amour au pied du séquoia, Milos…

Ils vont se baigner dans une rivière parsemée de bancs de sable et de galets. Des cormorans noirs sont juchés dans les saules. Vivie assise sur un rocher, seins nus, telle la sirène des contes. Lisse et fluide. Il nage vers elle. Elle le scrute. Elle voit à fleur des eaux son regard bleu, vert, fou, faune, Lucifer irradiant. Elle le désire. Elle a peur de ce paroxysme qui la dévore. Elle lui saute dessus dans l’herbe folle, le mord de plaisir. Il rit, elle s’enfourche et lui mange la bouche. Il darde ses yeux d’azur dément. Elle ferme les siens, l’embrasse, dents à dents jusqu’au sang.