Picasso triste mais tonique encore, offensif. Caustique, à tire-larigot. Vital, passe le Styx. Le psychanalyste Jung s’est bien planté ! Qui a défini, jadis, chez le peintre débutant, un versant schizophrène, tel quel ! Une tendance à la désagrégation, à la quête destructrice et luciférienne. Il prophétisait un « Picasso voué au destin des abysses… Il est après tout le héros qui doit franchir les dangers de l’Hadès ».

De qui parle Jung en cette année 1932 ? On pourrait craindre une confusion avec Hitler… Comme on sait, Picasso reviendra des Enfers, voire de Guernica, plus estival que jamais, en 1937, sur le sable de la Garoupe. Tandis que le chevalier de Staël juvénile, sans jouer les Méphistophélès, n’évitera pas la chute dans les ténèbres. Qui l’eût dit ? La muraille d’Antibes est un miroir qui sauve ou qui tue. Picasso sera nommé citoyen d’honneur de la ville deux ans après le plongeon fatal de Nicolas. Le château Grimaldi où est exposé Le Concert, l’œuvre ultime, inachevée, de De Staël, s’appelle le musée Picasso.

De Staël en proie à une perpétuelle oscillation, division. Il a connu avec Jeannine, sa première épouse, la grande misère pendant l’Occupation, deux enfants à charge, le désir de se tuer. Jeannine malade, épuisée par la tension de partager la vie d’un tempérament exaspéré. Le torturé torture, le foudroyé foudroie. Picasso, lui, est un cannibale assumé, tentaculaire. Le drame, il l’expulse hors de lui. S’il lui arrive d’être sadique, c’est volontaire.

– Ce beau salaud de Picasso, épique, il conquiert toujours une position nouvelle, en avant. Il traverse tous les gués de la vie. Chevauchant à la tête de sa bande de taureaux intérieurs.

– C’est beau, Vivie !

Elle lui sourit, avec un toupet de corrida amoureuse.

– Tu m’as révélé que sa villa cannoise s’appelait La Californie !

– Il n’est pas donné à tout le monde de traverser vers l’or, vers la vallée.

Il continue d’évoquer Jeannine, l’épouse de De Staël, qui consent à un avortement thérapeutique, et en meurt, à l’hiver 1946. Le tragique frappe toujours avec Nicolas. La menace. Cela n’a rien à voir avec la bohème telle qu’on l’imagine pour le jeune Picasso au Bateau-Lavoir, la camaraderie joyeuse, les envolées de génie, le feu d’images, les filles, les muses exubérantes, les virées nocturnes. Les deuils dans un tourbillon. Picasso change souvent de style. Mais chaque période est un tout. Un accomplissement. Nicolas, avant d’arriver au zénith de son style, cherche sur une crête entre la joie qui fuse et le désespoir qui l’écrase. Une ambivalence ardente fait chavirer le géant Kolia sur le fil du néant. Tout peut basculer à l’instant. L’exaltation, le doute. Il ne cesse d’évoquer le hasard, l’accident fécond ou pas, le vertige. L’équilibre tient à un rien. Le miracle se joue dans l’opacité d’un mur. Créer, c’est desserrer l’étau d’un mur. Mourir, c’est se murer. La batterie du Graillon est la muraille sans faille.

Vivie est fascinée par la différence des destins. Picasso, abandonné par Françoise Gilot, sort aussitôt de ses gonds, histrion, s’épingle, à coups de gravures, en vieux Sardanapale grotesque, guignant Méduse ou Mélusine. Roi recru, chenu, épuisant ses yeux au spectacle de deux vieilles catins fripées que Lautrec ni Degas n’auraient osé. Filles de bordel ou de cirque s’exhibant devant un clown bedonnant au nez pointu. Croûton obscène et décati épiant Suzanne au bain. Bacchanales de putains déhanchées à outrance, toutes en rondeurs fessues et pubis noir exalté. Voyeurisme sans frein, à l’étal, cuisses ouvertes. Un babouin flanque volontiers le nain grotesque. Tous deux font équipe avec une jouvencelle chapeautée, aux bas troussés. Ou c’est une fillette, faussement candide, de conte de fées dévoyé qui joue avec le singe couillu, au profit d’un gros poussah vicieux. La grande obsession du « Peintre et son modèle » développe des avatars dérisoires, une déchéance de l’artiste en Harpagon érotique, en caricature d’hidalgo, en crevure donquichottesque et pantelante, défoncée par les grimaces de l’assouvissement impossible.

– Le voilà enfin seul. Tu crois qu’il s’astique, demande Vivie, qu’il se purge dans ses poteries ?

– Oui, il s’astique.

– Fais-le devant moi… Imagine que je suis partie. Je te manque, tu te branles…

– Non, je n’y suis pas du tout, pas maintenant…

– Alors continue. Le bouc, où en est-il ?

– Il se venge de la guerre des femmes.

Vivie écoute son Milos qui évoque Olga, Dora, Françoise et la fondamentale Germaine dont mourut à l’origine le compère Casagemas, castré. Picasso se venge de l’homme aussi, de lui-même, de ses manies pornographiques, de sa perversion, de sa pulsion scopique éperdue. Le bel amour grandiose de Picasso et de Marie-Thérèse ravalé à des passes de coulisses, des caresses de caniveau. Un guignol de parades répugnantes bat la retape. Jadis, ce fut l’idylle de Boisgeloup, les noces des dieux photographiées par Brassaï. Le ravissement d’Europe consentante sous la corne solaire du Minotaure. Désormais : l’égout des gouapes.

Voici la saison terrible. Les revers de l’artiste glouton. Vallauris n’est plus qu’un vase vide. Il le remplit de sa geste grinçante et bouffonne. Il a toujours du relief et du ressort au cœur du malheur. « Je suis un ascète de pléthore », aurait-il dit à Françoise. Il peut se retirer dans son atelier, lâcher les femmes, ermite grigou de sa création dévorante. Avant de ressortir de la caverne, victorieux, brandissant les scalps.

– Il a bien réagi, commente Vivie.

Elle a le cul à l’air, racé, compact, et repasse ses débardeurs.

– Picasso est un énergumène vital, plein de ressources. Il me plaît quand même, je n’y peux rien. Je crois qu’il attire plus ou moins toutes les femmes, ce monstre.

– Oui, répond Milos, jaloux, les monstres vous tétanisent. Qui a dit que l’hystérique cherchait un maître pour le dominer ?

– Du calme, Milos. J’ai mes névroses et, de ton côté, tu es bien pourvu. Nous sommes égaux. Car, mon petit Milos, toi, dans le genre apparemment éthéré, tu es aussi un monstre redoutable et prenant.

Et la voilà, le fer en main, saisie d’une frénésie de va-et-vient pour aplatir le pli rebelle barrant le frêle maillot à bretelles.

 

 

 

Trois jours plus tard, ils flânent sur les berges de la Seine. Ou ailleurs. Le récit de Milos est souvent aléatoire. À moins qu’ils ne soient assis sur le banc du square de la tête de Dora Maar, à Saint-Germain-des-Prés. Et il lui déclare, en regardant l’amante pétrifiée, que deux autoportraits inaugurent la carrière de Picasso, en 1901. Deux faces. La sombre et la solaire.

– C’est comme tout le monde.

Il répond à Vivie que, à la différence de bien des gens, c’est la face solaire qui chez lui domine, triomphe des vicissitudes.

– Un soleil vorace et noir, si je t’entends bien…

– Georges Bataille appelait ça « un soleil pourri ».

– De Bataille je viens de lire quelques pages de Madame Edwarda, que j’ai dégoté sur les quais en rentrant du bureau. Le début est inouï. Soudain il court nu, en bandant, dans les rues étroites des faubourgs. Il tient sa queue dardée dans la nuit. Il galope vers une putain. C’est inéluctable, foudroyant. J’ai laissé tomber le reste, qui m’a semblé barbouillé de fantasmes moins piquants !

 

Elle l’emmène à Deauville. Fonce sur l’autoroute. Il serre les fesses. Deauville, longues avenues, luxe et beauté. Chevaux de course, leurs galops sur la plage immense, leur bain. Qu’ils sont fougueux, effarés, au bord des vagues ! Luisants, luxurieux. Voilà la fête, le bonheur. La crinière déployée. Écume, crottin, croupes. Horizon piqueté de silhouettes façon Eugène Boudin. Picasso à Deauville. À la rigueur, échappé de Boisgeloup en compagnie de Marie-Thérèse, la baigneuse. Milos ne peut confirmer une telle escapade érotique. Dinard, oui, mais Deauville… Elle aimerait lui prouver le contraire, posséder l’information, le document, une lettre… Il écouterait bouche bée. Ils font de grandes marches dans le vent, l’effluve de la mer apolitique. Elle aimerait jouer au tennis avec lui. Il ne sait pas !

Son ex était sportif, lui. Ils venaient souvent à Deauville, monter à cheval, échanger des balles. Elle n’a pas parlé de ces souvenirs à Milos. Et pourtant, malgré l’envoûtement, elle est traversée de flashes d’Alexandre. Oui, accolés sur sa moto via le littoral normand. Sur le court, il se haussait, il frappait un smash fulgurant, elle crapahutait vers la balle, ratait. Il riait. Il ne l’épargnait pas. Dès qu’il était dans son sport, il l’était à ras bord. Sérieux, concentré, sourcilleux, genoux pliés, prêt à l’attaque, à la riposte. Elle le trouvait mignon. Elle s’en foutait, du smash. Mais elle adore que ses mecs croient dur à des trucs. Elle jouit des lumières qui troussent les grisailles de velours.

Milos embraie sur Nicolas de Staël en Normandie. Ses mots effleurent son oreille distraite par les bateaux, les filles qui se dandinent en maillot, les moirures dorées du flot. Elle voudrait qu’il se taise, qu’il se presse contre elle, qu’il regarde ce qu’elle regarde. Peut-être qu’il est venu à Deauville avec son ex… Quel hôtel, quelles nuits ? Joueuse de tennis, bronzée en jupette ? Elle sait qu’il aime et désire des filles différentes de lui. C’est un songe-creux abyssal et c’est un visuel. Toutes ces paillettes qui s’allument soudain sur la peau de la mer… Son ex à elle, moins intello, moins cérébral que Milos… moins nul… Elle en aurait le fou rire. Mais maniaque. Ses petites affaires, moto, combinaison, casque, clés, gants, garage, mécanique, constipé, discussions avec les copains, calculs, comparaisons moteurs, vitesses… À genoux farfouillant dans les cylindres, l’huile… Soudain elle lance le pavé dans la mare :

– Ton ex, elle est originaire d’où ?

– Ce n’est pas le moment de parler de cela, Vivie ! Est-ce que je te pose des questions sur ton mec d’avant ?

– Tu es venu à Deauville avec elle ?

– Non.

– Elle est d’où ? Et je ne pose plus de questions.

– D’Antibes.

Elle accuse le coup. Antibes, comme par hasard. En plein dans le mille Picasso-de Staël. Dès l’origine, ils ont mariné tous les deux dans la vieille histoire. Englués de mythologie plus grosse que le bœuf. Les gros yeux de Pic, les grandes mains de Nic… La grosse queue du Minotaure. « Ariane, ma sœur… » Sous l’emprise des dieux, « de quel amour blessée… ». Elle a promis de se taire. De son bras, il lui serre la taille, la tapote gentiment, « aux bords où vous fûtes laissée ». Cependant, ressaisie, elle se dit : Antibes, c’est donc un amour d’enfance, d’adolescence. Elle a connu cet amour-là. À l’orée de l’âge adulte, ça ne tient plus. De nouveaux désirs apparaissent qu’on ignorait. Par rafales ! On change. L’amour d’enfance tourne à la tendresse sans ressort. On le perd avec le reste, parents, amis d’alors, lycée. Pions, professeurs faisandés. Boums. Oh que c’est con, les boums d’enfance ! On quitte l’ancienne patrie. Pour vivre, enfin, au tranchant. Paris. Boulot, sexe, mobilité. Taxis Uber. Applications. Codes. Un peu sado-maso, Alexandre. Rien de méchant. Alexandre, au lever, boxait, torse nu, se brossait les dents, c’était publicitaire. Milos, à Altamira, nu, dans la nuit, triturant en douce ses lentilles dans la salle de bains, démasquant ses prunelles d’absolu : c’est l’Ailleurs…

Des mouettes cueillent des coquillages ronds, les emportent à la verticale et soudain les laissent tomber net. La coquille crève, la mouette plonge son bec et dévore l’intérieur. Les mouettes de Deauville ont un coefficient intellectuel supérieur à la moyenne. C’est climatique. L’énergie des marées, le vent salin.