Il ne faut pas avoir trop de succès

Claude Chabrol

22 mars 2010

Le sujet est très simple. À l’Académie française, il y a un fauteuil particulier. Chaque fois qu’un type y fait son discours d’intronisation, il tombe et il meurt. On dit d’abord que le fauteuil est hanté, puis que le fauteuil est maudit. Il y a cette phrase splendide que nous avons reprise dans le téléfilm : « Il semble que le ciel désire que les Académiciens ne soient plus quarante mais trente-neuf » ! (Rires)

Oui, les choses n’étaient pas tranchées comme elles le sont maintenant. Maintenant, pour avoir un succès populaire, il faut vraiment taper très bas, j’allais dire de plus en plus bas. C’est étrange. On a l’impression que le goût des gens s’est avili au fur et à mesure du temps. Je le regrette beaucoup.

Il y a cela aussi. Il ne faut pas avoir trop de succès. Mais cela fait longtemps que cet écueil existe. Si on a trop de succès, on est effectivement suspect. Mon truc, c’est de ne pas faire de triomphe, mais d’avoir du succès. Par exemple, je suis très fier de voir dans les statistiques que je suis le metteur en scène français qui a fait le plus grand nombre de films entre 600 000 et 700 000 entrées.

Ce n’est pas grand-chose, mais je suis fier de ça, cela prouve qu’il y a le minimum nécessaire pour entretenir la chose.

Permettez-moi de vous le dire, John Huston est jusqu’à présent le seul cinéaste qui ait été capable de faire son dernier film. Il était sur une civière, il avait des tuyaux plein le pif, c’était quelque chose d’hallucinant. Et il a fait ce qui est peut-être son chef-d’œuvre ou en tout cas l’un de ses plus grands films, Les gens de Dublin. Il se trouve qu’il vient d’être battu récemment par un autre cinéaste qui, lui, est en bonne santé et heureusement, Manuel de Oliveira qui a 101 ans et qui vient de tourner un film, et qui en prépare un autre. C’est-à-dire qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin. Je trouve cela tout à fait encourageant pour un jeune homme comme moi, je me dis que j’ai encore une vingtaine d’années devant moi, et je ne suis toujours pas sur une civière et je n’ai toujours pas de tuyaux dans le pif. J’ai de la chance1.

Avez-vous regardé les César au début du mois à la télévision ?

Je regarde toujours les César.

Ah bon, pourquoi ?

C’est une émission de télé et je regarde la télé presque systématiquement. Comme c’est une émission de télé, je regarde l’émission.

Comment avez-vous jugé le cru cette année ?

L’émission n’était pas terrible. Je trouve que celle de l’année dernière était mieux. Je ne suis pas un grand fanatique des César, j’en suis même un contempteur déchaîné. Tout ce qui est basé sur le paraître et les trucs comme ça, m’énerve. Déjà je trouve que le cinéma la ramène suffisamment pour qu’on n’ait pas encore besoin d’une espèce de petite réunion de famille comme ça, où les gens s’auto-contentent, se congratulent. Je trouve ça un peu déplaisant.

C’est moi qui les ai boudés.

Oui, dès le départ, j’ai envoyé une lettre en disant que je n’étais pas intéressé.

Dès la toute première année. J’ai des raisons, je n’aime pas ce genre de manifestations, je trouve déjà que les Oscar hollywoodiens, c’est absolument ridicule, et je trouve que les César ne sont que l’imitation des Oscar – presque en pire. Enfin. Il y a eu une tentative de réconciliation faite par ce brave Georges Cravenne un peu avant sa mort, cela doit faire une douzaine ou une quinzaine d’années. Il m’avait demandé de venir recevoir un César d’honneur. Et j’ai eu le malheur de lui répliquer que je ne sais pas qu’il me détestait autant puisque les César d’honneur mourraient dans l’année. (Rires) Et cela s’est arrêté là… !

Toujours.

Elle n’est pas allumée en permanence, elle est allumée tant que je suis là. Ma femme profite du fait que je sois absent pour l’éteindre.

Parfois 2 heures.

Oui, c’est le cas. Pour une raison très simple, j’ai voulu voir à un moment donné à quel moment le porno devenait aussi emmerdant et aussi bête que le reste.

Je dois vous l’avouer, une des plus belles répliques que j’ai entendues dans un film est extraite d’un film porno. C’est au début, je ne me souviens plus du titre du film, hélas. Un type est en train d’honorer sa secrétaire sur la table du bureau. Le téléphone sonne, et entre un domestique, un maître d’hôtel d’un âge canonique qui dit : « Monsieur le marquis, on vous demande au téléphone ». « Très bien », répond le marquis, « j’y vais, occupez-vous d’Ingrid ». Il va téléphoner. Il raccroche et il revient. À son retour, il voit qu’effectivement le maître d’hôtel est en train de s’occuper d’Ingrid. Il reste là quelques instants, puis le maître d’hôtel se retire et dit : « Monsieur le marquis peut y aller, elle est à bonne température ». Cela me paraît une réplique absolument admirable ! (Rires)

C’est François. C’est très simple et très bête, je suis désolé de le dire, il n’est pas là pour se défendre. François ne savait pas nager, et j’étais champion universitaire de natation. Vous choisissez…

Ce n’est pas moi qui vais avoir peur de l’eau, même glacée. Alors que François vraiment a eu la trouille. Puis c’est lui qui tenait le magnétophone en plus, il avait peur de…

Cela dépendait des journaux.

Oui. Cela nous a fait beaucoup rigoler d’ailleurs, cette histoire. Mais François savait bien qu’il racontait des craques.

Oui, encore maintenant ! Je vous explique pourquoi. Quand j’ai eu 6 ans et demi, j’ai fait une décalcification du col du fémur et je n’ai pas pu marcher. On m’a envoyé sur une plage du Nord, à Merlimont, près de Berck, pour prendre des forces. Et j’ai trouvé une combine pour me déplacer : je marchais sur les fesses, et je marchais très rapidement, je réussissais à aller très très vite. Je peux le faire encore. Je suis une des rares personnes à mon âge à être capable de marcher sur les fesses.

80.

Souvent. On a fait nos études de droit ensemble et son grand plaisir était, chaque fois qu’il voyait des flics, de montrer son cul. Il en voyait souvent et il montrait donc son cul souvent.

Oui, on était assez copains. Il était marrant à l’époque. Nous n’avions pas les mêmes idées, mais cela n’empêche pas qu’on peut montrer ses fesses…

J’ai été à la fois flatté dans l’immédiat, et contrarié immédiatement après.

Ce que sera mon dernier film ?

Si je réussis à le tourner, oui. Cela m’étonnerait que j’y arrive, je ne suis pas pressé puisque ce sera le dernier. Mais si je réussis à le tourner, oui. Je sais que ce sera le dernier.

C’est un truc qui s’appelle La disparition d’Orphée, qui est une chose absolument magnifique, qui coûtera très cher, et qui n’est pas sûr du tout d’avoir du succès ! Donc, de toute façon, ce sera le dernier ! (Rires)

Si elle est encore au lit, je me rendors parce qu’il n’est pas encore assez tard.

Bien sûr que non ! Elle choisit l’heure qu’elle veut. Moi, je dors, c’est simple.

Merci, on s’est bien amusés.

1.

Cette rencontre a eu lieu le 22 mars 2010. Claude Chabrol se trompait, hélas. Il est mort le 12 septembre de la même année…