Claude Chabrol
22 mars 2010
PV : Claude Chabrol, bonjour. Vous êtes cinéaste, une bonne cinquantaine de films au compteur depuis Le Beau Serge en 1958 ou 1959, Les Cousins, Les Bonnes Femmes, Les Godelureaux, Les Biches, Le Boucher (avec Jean Yanne génial), Les Noces rouges, Violette Nozière (où vous découvrez Isabelle Huppert en 1978), Poulet au vinaigre, Inspecteur Lavardin, Merci pour le chocolat (ce n’est pas moi qui le dis, c’est un titre de film), La fille coupée en deux et L’Enfer (que j’avais adoré, c’est ma touche personnelle comme dans Les Bronzés). Et là, vous revenez mercredi à la télévision sur France 2, dans la série Le siècle de Maupassant. Vous signez une sorte de polar qui n’est pas de Maupassant mais de Gaston Leroux : Le fauteuil hanté. Quelle est l’histoire ?
Le sujet est très simple. À l’Académie française, il y a un fauteuil particulier. Chaque fois qu’un type y fait son discours d’intronisation, il tombe et il meurt. On dit d’abord que le fauteuil est hanté, puis que le fauteuil est maudit. Il y a cette phrase splendide que nous avons reprise dans le téléfilm : « Il semble que le ciel désire que les Académiciens ne soient plus quarante mais trente-neuf » ! (Rires)
Gaston Leroux est l’inventeur de Rouletabille et du Mystère de la chambre jaune ou de Chéri-Bibi, au XIXe siècle. C’est un siècle j’allais presque dire « à la Chabrol » où on pouvait à la fois avoir un succès populaire et un succès d’estime.
Oui, les choses n’étaient pas tranchées comme elles le sont maintenant. Maintenant, pour avoir un succès populaire, il faut vraiment taper très bas, j’allais dire de plus en plus bas. C’est étrange. On a l’impression que le goût des gens s’est avili au fur et à mesure du temps. Je le regrette beaucoup.
Vous n’avez pas aussi l’impression que cela vient parfois de la presse ? Dès qu’un film a du succès, dès qu’un livre a du succès, il se fait démolir quel que soit l’auteur ?
Il y a cela aussi. Il ne faut pas avoir trop de succès. Mais cela fait longtemps que cet écueil existe. Si on a trop de succès, on est effectivement suspect. Mon truc, c’est de ne pas faire de triomphe, mais d’avoir du succès. Par exemple, je suis très fier de voir dans les statistiques que je suis le metteur en scène français qui a fait le plus grand nombre de films entre 600 000 et 700 000 entrées.
Wow !
Ce n’est pas grand-chose, mais je suis fier de ça, cela prouve qu’il y a le minimum nécessaire pour entretenir la chose.
Votre modèle est-il vraiment John Huston, le cinéaste américain qui a réalisé son dernier film jusqu’à presque sa dernière minute de vie ?
Permettez-moi de vous le dire, John Huston est jusqu’à présent le seul cinéaste qui ait été capable de faire son dernier film. Il était sur une civière, il avait des tuyaux plein le pif, c’était quelque chose d’hallucinant. Et il a fait ce qui est peut-être son chef-d’œuvre ou en tout cas l’un de ses plus grands films, Les gens de Dublin. Il se trouve qu’il vient d’être battu récemment par un autre cinéaste qui, lui, est en bonne santé et heureusement, Manuel de Oliveira qui a 101 ans et qui vient de tourner un film, et qui en prépare un autre. C’est-à-dire qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin. Je trouve cela tout à fait encourageant pour un jeune homme comme moi, je me dis que j’ai encore une vingtaine d’années devant moi, et je ne suis toujours pas sur une civière et je n’ai toujours pas de tuyaux dans le pif. J’ai de la chance1.
Avez-vous regardé les César au début du mois à la télévision ?
Je regarde toujours les César.
Ah bon, pourquoi ?
C’est une émission de télé et je regarde la télé presque systématiquement. Comme c’est une émission de télé, je regarde l’émission.
Comment avez-vous jugé le cru cette année ?
L’émission n’était pas terrible. Je trouve que celle de l’année dernière était mieux. Je ne suis pas un grand fanatique des César, j’en suis même un contempteur déchaîné. Tout ce qui est basé sur le paraître et les trucs comme ça, m’énerve. Déjà je trouve que le cinéma la ramène suffisamment pour qu’on n’ait pas encore besoin d’une espèce de petite réunion de famille comme ça, où les gens s’auto-contentent, se congratulent. Je trouve ça un peu déplaisant.
Comment expliquez-vous que les César vous aient autant boudé ? Vous avez eu parfois la nomination pour le Meilleur réalisateur, mais jamais pour le Meilleur film.
C’est moi qui les ai boudés.
Comment ça ?
Oui, dès le départ, j’ai envoyé une lettre en disant que je n’étais pas intéressé.
Ah bon ?
Dès la toute première année. J’ai des raisons, je n’aime pas ce genre de manifestations, je trouve déjà que les Oscar hollywoodiens, c’est absolument ridicule, et je trouve que les César ne sont que l’imitation des Oscar – presque en pire. Enfin. Il y a eu une tentative de réconciliation faite par ce brave Georges Cravenne un peu avant sa mort, cela doit faire une douzaine ou une quinzaine d’années. Il m’avait demandé de venir recevoir un César d’honneur. Et j’ai eu le malheur de lui répliquer que je ne sais pas qu’il me détestait autant puisque les César d’honneur mourraient dans l’année. (Rires) Et cela s’est arrêté là… !
Je reviens à la télévision. Vous la regardez toujours autant ?
Toujours.
Est-elle allumée chez vous en permanence ?
Elle n’est pas allumée en permanence, elle est allumée tant que je suis là. Ma femme profite du fait que je sois absent pour l’éteindre.
Parfois 2 heures.
Au très sérieux journal Le Monde, vous avez confié qu’elle était allumée jusqu’à l’heure des pornos.
Oui, c’est le cas. Pour une raison très simple, j’ai voulu voir à un moment donné à quel moment le porno devenait aussi emmerdant et aussi bête que le reste.
Et alors ?
Je dois vous l’avouer, une des plus belles répliques que j’ai entendues dans un film est extraite d’un film porno. C’est au début, je ne me souviens plus du titre du film, hélas. Un type est en train d’honorer sa secrétaire sur la table du bureau. Le téléphone sonne, et entre un domestique, un maître d’hôtel d’un âge canonique qui dit : « Monsieur le marquis, on vous demande au téléphone ». « Très bien », répond le marquis, « j’y vais, occupez-vous d’Ingrid ». Il va téléphoner. Il raccroche et il revient. À son retour, il voit qu’effectivement le maître d’hôtel est en train de s’occuper d’Ingrid. Il reste là quelques instants, puis le maître d’hôtel se retire et dit : « Monsieur le marquis peut y aller, elle est à bonne température ». Cela me paraît une réplique absolument admirable ! (Rires)
Vous avez fait le récit d’une interview étonnante, celle d’Alfred Hitchcock, que vous aviez enregistrée à Saint-Maurice dans les studios avec Truffaut. Vous racontez avoir descendu des marches de ce que vous croyiez à l’époque être un escalier. C’était la margelle d’une piscine, et vous tombez dans de l’eau glacée. Et la suite (là où je veux en venir), votre version dit : « Truffaut s’est mis à hurler dans l’eau et les gens sont venus pour nous secourir ». Sauf que la version de Truffaut prétend que c’est vous Claude Chabrol qui avez hurlé. Qui a hurlé ? Qui a menti à la presse ?
C’est François. C’est très simple et très bête, je suis désolé de le dire, il n’est pas là pour se défendre. François ne savait pas nager, et j’étais champion universitaire de natation. Vous choisissez…
Ce n’est pas vous qui alliez avoir peur de l’eau.
Ce n’est pas moi qui vais avoir peur de l’eau, même glacée. Alors que François vraiment a eu la trouille. Puis c’est lui qui tenait le magnétophone en plus, il avait peur de…
Il a coulé au fond. Mais la question est : comment dans la presse, c’est devenu « Chabrol a eu peur » et « Truffaut le héros » ?
Cela dépendait des journaux.
Il y avait des chabrolistes et des truffaldiens ?
Oui. Cela nous a fait beaucoup rigoler d’ailleurs, cette histoire. Mais François savait bien qu’il racontait des craques.
D’où la suite de mon interview, vérification d’interviews, vous allez me dire si ce que j’ai lu est vrai ou faux. Est-il vrai que quand vous étiez petit, vous saviez marcher sur les fesses ?
Oui, encore maintenant ! Je vous explique pourquoi. Quand j’ai eu 6 ans et demi, j’ai fait une décalcification du col du fémur et je n’ai pas pu marcher. On m’a envoyé sur une plage du Nord, à Merlimont, près de Berck, pour prendre des forces. Et j’ai trouvé une combine pour me déplacer : je marchais sur les fesses, et je marchais très rapidement, je réussissais à aller très très vite. Je peux le faire encore. Je suis une des rares personnes à mon âge à être capable de marcher sur les fesses.
80.
À propos de fesses, est-il vrai que vous avez vu les fesses de Jean-Marie Le Pen ?
Souvent. On a fait nos études de droit ensemble et son grand plaisir était, chaque fois qu’il voyait des flics, de montrer son cul. Il en voyait souvent et il montrait donc son cul souvent.
Et vous étiez avec lui, c’était votre copain ?
Oui, on était assez copains. Il était marrant à l’époque. Nous n’avions pas les mêmes idées, mais cela n’empêche pas qu’on peut montrer ses fesses…
À propos d’idées, est-il vrai que vous avez été contrarié quand Charles Pasqua a déclaré qu’il aimait bien votre cinéma ?
J’ai été à la fois flatté dans l’immédiat, et contrarié immédiatement après.
Est-il vrai que vous savez déjà ce que vous ferez pour votre dernier film ?
Ce que sera mon dernier film ?
Oui.
Si je réussis à le tourner, oui. Cela m’étonnerait que j’y arrive, je ne suis pas pressé puisque ce sera le dernier. Mais si je réussis à le tourner, oui. Je sais que ce sera le dernier.
Ce sera quoi ?
C’est un truc qui s’appelle La disparition d’Orphée, qui est une chose absolument magnifique, qui coûtera très cher, et qui n’est pas sûr du tout d’avoir du succès ! Donc, de toute façon, ce sera le dernier ! (Rires)
Est-il vrai que votre premier geste du matin (on dirait une pub pour du déodorant) est de vous tourner vers l’oreiller pour vérifier que votre épouse s’est bien levée pour aller préparer le petit déjeuner ? Et si elle est encore au lit ?
Si elle est encore au lit, je me rendors parce qu’il n’est pas encore assez tard.
Vous ne la réveillez pas pour qu’elle se lève et qu’elle se bouge ?
Bien sûr que non ! Elle choisit l’heure qu’elle veut. Moi, je dors, c’est simple.
Merci Claude Chabrol d’avoir été avec nous.
Merci, on s’est bien amusés.
Cette rencontre a eu lieu le 22 mars 2010. Claude Chabrol se trompait, hélas. Il est mort le 12 septembre de la même année…