Boris Cyrulnik
7 mars 2010
PV : Boris Cyrulnik, bonjour. Vous êtes neurologue, psychiatre, psychanalyste, éthologue, mais vous êtes surtout célèbre partout dans le monde pour avoir mis en valeur le concept de résilience, autrement dit apprendre à se construire et même à se reconstruire en surmontant sa tragédie. Une fois n’est pas coutume, je vais lire votre notice Wikipédia : « Boris Cyrulnik est né dans une famille juive dont le père est ébéniste, puis engagé dans la Légion étrangère. Durant l’Occupation, ses parents le confient à une pension pour lui éviter d’être arrêté par les Allemands, pension qui le placera ensuite à l’Assistance publique. Il est récupéré par une institutrice bordelaise qui le cache chez elle. Mais au cours d’une rafle, il est regroupé avec d’autres juifs à la grande synagogue de Bordeaux. Il parvient à se cacher dans les toilettes en évitant le sort des autres qui seront déportés. En se faufilant hors de la synagogue, une infirmière le cache dans une camionnette. Il sera ensuite caché par un réseau, puis placé comme garçon de ferme sous le nom de Jean Laborde jusqu’à la Libération. Ses parents, eux, mourront en déportation ».
Alors, une fois qu’on a dit cela, on n’a rien dit… Et là, vous sortez un petit livre, 70 pages, c’est un témoignage au format Poche, qui s’appelle Je me souviens, dans lequel, pour la première fois, vous racontez votre enfance. Voici votre vision du monde quand vous étiez un petit enfant : « La mort était banale pour moi à cette époque, et j’avais clairement conscience d’avoir été condamné à mort parce que j’étais juif. Mais je ne sais pas ce qu’était d’être juif, j’étais donc condamné à mort pour quelque chose que je ne connaissais pas. »
C’est exactement cela. C’est-à-dire que je savais que je risquais de mourir et que même logiquement je devais mourir puisque autour de moi les adultes ne parlaient que de cela. Mais je ne savais pas pourquoi. C’était une condamnation à mort pour un crime que je n’avais pas eu le temps de commettre, j’avais 6 ans et demi. Mais c’était une mise à mort préventive, ça je l’avais bien compris.
Puis vient la Libération. Mais vous écrivez que les problèmes ne s’arrêtent pas avec la fin de la guerre.
La fin de la guerre n’est pas la fin des problèmes. J’aurais bien aimé en parler. J’en ai parlé, mais les adultes éclataient de rire, les adultes ne me croyaient pas, les adultes me donnaient des sous pour aller m’acheter des bonbons parce que, disaient-ils, je racontais de belles histoires. Donc cela m’a fait taire, je me suis dit que les adultes ne pouvaient pas comprendre, que ce n’était pas la peine d’en parler. Ensuite, j’ai un peu trop longtemps gardé l’habitude du non-dit. Et quand la culture m’a invité à prendre la parole, comme vous êtes en train de le faire, j’ai été un peu intimidé de la prendre, j’avais l’impression de la ramener. Il y a tellement d’autres gens qui ont souffert davantage et qui ont du mal à parler, que j’ai été un peu gêné. Puis maintenant, je prends l’habitude de parler, comme j’ai pris l’habitude de me taire.
Je ne sais plus dans quel ouvrage, vous relevez une drôle de différence entre les hommes et les femmes. Vous dites qu’il y a une angoisse féminine spécifique, et ce n’est pas un jugement de valeur, c’est une observation que vous avez faite. Vous dites qu’avant la puberté il n’y a pratiquement que des garçons dans les consultations psychiatriques ; après la puberté, 80 % des patients sont des filles ; et à l’âge adulte, ce sont elles qui font la plus grande consommation de tranquillisants. Alors, après l’observation, quelle explication ?
C’est une observation que tous les psychiatres font. Dans la consultation de pédopsychiatrie, ce sont les petits garçons qui ont les troubles du développement. Et, de suite après la puberté, on a les consultations des filles qui ont des angoisses et des dépressions. L’explication, c’est que, biologiquement, c’est difficile de fabriquer un petit garçon, parce que XY est beaucoup plus fragile que XX. Les chromosomes féminins sont beaucoup plus stables et les filles dans leur développement ont une avance neuropsychologique de deux ans avant la puberté – ce qui est énorme, surtout dans une culture où l’école socialise. Mais les filles sont beaucoup plus sages que les garçons. Elles transgressent beaucoup moins. Quand on fait les comptes de petites transgressions enfantines – je parle des petites bêtises d’enfants, je ne parle pas des graves transgressions – 80 % des garçons trichent à l’école, font un peu l’école buissonnière, mangent du chocolat avant de passer à table…
Ils font même des mains pour mettre des buts…
Oui ! Les garçons trichent. 20 % des filles seulement trichent. Donc les filles sont beaucoup plus agréables à élever, sont plus gentilles, sont plus dociles. Mais quand elles arrivent à l’adolescence, elles n’ont pas pris confiance en elles. Parce que le fait de transgresser, c’est une petite affirmation de soi, alors que le fait de ne pas transgresser, c’est se laisser pétrir, façonner par le milieu.
Il y a toutes les filles et les femmes qui vous écoutent et qui se demandent « qu’est-ce que je dois faire ? »
Je pense que c’est un facteur d’équilibre féminin. Puisque le fait d’être anxieux oblige au contrôle de la situation, les femmes sont meilleures à l’école, elles sont meilleures dans la vie quotidienne. Je pense que les filles sont beaucoup plus adaptées à cette nouvelle culture et que, étant anxieuses, elles sont contraintes à bien contrôler la situation et que leurs bons résultats scolaires et sociaux sont peut-être un bénéfice secondaire de l’angoisse.
Pardon, je n’ai rien compris. Si elles sont plus adaptées, pourquoi viennent-elles davantage vous voir ?
Parce qu’elles sont anxieuses, parce qu’elles sont malheureuses.
Elles sont adaptées, mais anxieuses ?
Bien sûr ! L’adaptation n’est pas toujours un bon signe. Les prisonniers, quand ils sont isolés, s’adaptent à la privation et à l’isolement sensoriel par le délire. Le délire n’est pas un signe de santé. Ils s’adaptent par la maladie.
Vous parlez souvent et avec raison de la différence entre les hommes et les femmes. Et, dans votre dernier livre de témoignages, je me souviens d’une expérience alors que vous étiez caché dans une ferme à l’âge de 6-7 ans pour échapper aux Allemands, qui a un peu déterminé votre vision de la vie. Vous racontez : « On n’avait pas de lit, on dormait sur la paille, mais il y avait une fille qui, elle, dormait dans un lit, et je pensais qu’elle avait ce privilège parce qu’elle était une fille, alors j’en ai conclu qu’il était ainsi dans la vie : les filles dorment dans des lits et les garçons sur la paille, je n’ai pas beaucoup changé d’opinion depuis ».
Ne le dites pas en public…
Cela a été publié !
Oui ! Je n’ai pas changé. Je le pensais vraiment. Je croyais que c’était une fille de l’Assistance. En fait, quand j’ai retrouvé la ferme de l’Assistance à Pondauvat près de Langon, les paysans d’à côté, les vieilles gens du coin m’ont dit que c’était la fille de la métayère. C’est pour cela qu’elle dormait dans un lit. Mais je croyais que toutes les filles dormaient dans des lits et pas les garçons.
Vous avez grandi mais vous persistez à penser que les femmes ont un avantage existentiel, ontologique sur nous, les hommes ?
Plus que jamais et encore plus que jamais, contrairement à ce que disent les féministes. Les filles ont une avance de développement neuropsychologique énorme, sur le langage, sur la relation, sur la stabilité émotionnelle. Donc la culture leur convient à merveille, elles sont bonnes à l’école, elles s’adaptent bien, elles sont en train de changer la culture de manière souvent bénéfique. Elles investissent le travail social d’une manière un peu différente. Elles font évoluer les choses. Donc, bien sûr, je le pense encore.