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LE TAUPIER

Paris, 1984

La sortie du mercredi offrait à Irène son unique distraction de la semaine. Le plus souvent, elle se rendait dans le Marais, au Marché des Enfants-Rouges, faire les courses pour madame, à la place de Charlotte. La cuisinière, toujours à bout de souffle, se plaignait de ne pouvoir s’y rendre. Ses courtes jambes en tréteau supportaient mal son corps trapu et ventripotent. Si elle devait marcher de grandes distances, ses cannes, comme elle les appelait, lui causaient des douleurs atroces au dos, et ses pieds en compote enflaient comme ceux d’un cheval atteint de fourbures. Tout effort physique excessif était suivi de sifflements et d’une respiration haletante et saccadée et toute activité soutenue déclenchait une crise qui risquait de l’étouffer. La pauvre pouvait encore moins porter des sacs pleins d’épicerie.

La cuisine était son sanctuaire et, au fil des années, elle avait appris tous les secrets de la gastronomie et perfectionné ses plats pour en faire des délices. Du fait qu’elle était sans pareille, Valentina la gardait à son service, bien qu’elle mangeât plus que l’équivalent de son salaire du mois.

Un de ces mercredis, Charlotte envoya Irène faire les emplettes et lui acheter des artichauts. Les Chagall recevaient à dîner Marguerite et Aimé Maeght, leur galeriste et compagnon de route.

* * *

Devant l’étalage de légumes, Irène demeurait perplexe, ne connaissant rien de cette plante potagère dont on consomme le bourgeon floral. Elle ignorait tout du rituel de la préparation à la dégustation de cette épine de la terre. En l’examinant, elle imaginait qu’il lui écorcherait les lèvres en plus de lui piquer et lui lacérer la langue. Personne ne lui avait enseigné comment déguster l’artichaut. Elle ne savait pas qu’il fallait, après une cuisson à la vapeur, tirer sur chaque feuille pour la dégager et la porter à la bouche en croquant la partie tendre avec les dents. À ses yeux, la plante mystérieuse ressemblait à un gros chardon dur. Si elle avait eu le malheur d’offrir ce plat à son mari, il le lui aurait sûrement jeté à la figure.

Elle n’osa pas questionner le marchand sur ses produits. Plus que tout, elle tenait à cacher son ignorance. Sur le point d’abandonner, elle entendit un homme à ses côtés, qui faisait semblant de se choisir des légumes, lui dire :

— Fort heureusement pour nous, c’est la saison pour ce charmant légume : à partir de février jusqu’au mois de mai. Il est préférable de choisir un artichaut lourd, aux feuilles bien fermées. Ne croyez-vous pas ? Vous voyez comme celui-ci, lui dit l’étranger en lui en offrant un.

D’une homosexualité affichée et frôlant les cent cinquante kilos, l’homme, aux yeux vert printemps, dans la quarantaine, aurait eu du mal à passer inaperçu.

Irène lui sourit en guise de remerciement.

— Vous me sauvez la vie. Je n’y connais rien.

— Alors pourquoi les achetez-vous ?

— C’est pour ma patronne.

— Et qui est votre patronne ?

— Madame Chagall.

— Vava Chagall ?

— Vous la connaissez ?

— Qui ne la connaît pas ? dit-il en riant d’un bon gros rire.

— Mais c’est lui qui est le peintre célèbre, précisa Irène.

— Oui, vous avez raison, mais tout doit passer par elle, à ce qu’on dit.

Irène opina de la tête.

— Raison de plus pour bien choisir, continua-t-il. Il ne faudrait pas la contrarier. Laissez-moi vous aider.

— Je veux bien.

— Alors, regardez. D’abord, ils doivent être lisses et cassants sous la pression des doigts.

À la grande surprise d’Irène, il prit sa main dans la sienne, pour lui faire toucher l’artichaut, avant de reprendre ses explications.

— Selon la variété, les feuilles doivent avoir une couleur allant du vert tendre au violet, et il est préférable d’éviter les artichauts dont les feuilles sont picotées de noirs.

— Oui, je vois ce que vous dites.

— Maintenant, à vous de les choisir.

Irène en choisit huit, comme l’indiquait la liste de Charlotte. Quatre pour les invités et quatre pour la cuisinière, à moins qu’Irène veuille en faire l’essai.

— Avez-vous d’autres courses à faire ?

— Oui, je dois passer chez le boucher, le boulanger et le fromager.

— Vous allez dans quelle direction ?

— Je dois me rendre à l’île Saint-Louis.

— Ça vous fait un bon bout de chemin pour trimballer tous ces paquets. Vous avez de la chance, je travaille à mon compte et je venais tout juste de prendre ma pause. J’étais venu au marché pour m’acheter quelque chose pour le dîner. Si vous voulez, je peux vous aider à transporter vos sacs.

— C’est gentil de votre part.

— Jean-Luc Verstraete à votre service, ma petite dame. Mais, tous mes amis m’appellent Yann.

Sur le chemin du retour, Irène découvrit qu’ils avaient une origine commune : le Nord-Pas-de-Calais. Lui venait d’Halluin et leur village se ressemblait. Pour la faire rire, il lui fit la description de son métier de taupier avant de devenir courtier d’œuvres d’art.

— La taupe n’hiberne pas, vous savez, elle est active toute l’année. Elle creuse des galeries et tisse une véritable « toile d’araignée » sous terre. Toute la journée, elle tourne dans ces galeries qu’elle a creusées pour manger des vers de terre, qui composent presque entièrement son régime alimentaire. C’est aussi un animal solitaire : dès que les petits sont adultes, elle part explorer pour établir un nouveau territoire de chasse dans votre jardin ou votre potager.

Devant les grandes portes menant à la cour de l’appartement des Chagall, Yann remit à Irène les paquets et les sacs débordant d’épicerie.

— Prévoyez-vous faire des courses de nouveau mercredi prochain ?

— J’espère bien, mais avec madame, on ne sait jamais.

— Peut-être qu’on pourrait prendre le café quelque part, si vous aviez quelques minutes de libres ? suggéra Yann.

Irène accepta volontiers. C’était la première fois qu’un homme montrait autant de gentillesse à son égard.

L’ancien taupier espérait qu’Irène, au bout de quelques sorties clandestines, mordrait à l’hameçon et en goberait l’appât. Par-dessus tout, il souhaitait que la petite bonne de Chagall ait un cœur d’artichaut.

Yann reprit son chemin en fredonnant tout bas un air de Brassens :

Tu n’es pas de celles qui meurent où elles s’attachent,
Tu frottes ta joue à toutes les moustaches,

Il siffla quelques notes pour les paroles oubliées, puis continua le refrain.

Entrée libre à n’importe qui dans ta ronde,
Cœur d’artichaut, tu donnes une feuille à tout le monde…