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LA COLOMBE D’OR

Trois fois par semaine, Irène devait accompagner son patron au café du village, où il prenait le déjeuner sur la terrasse avec les fantômes de la place : Matisse, Braque, Léger, Dufy et Picasso.

Il fréquentait le même établissement depuis trente ans déjà. Un endroit magique qui lui rappelait les beaux jours où amis, peintres, sculpteurs et artistes comme lui se retrouvaient pour prendre un verre, pour parler de projets ou simplement pour jouer aux cartes. Les poètes les avaient suivis, et à leur tour les comédiens et les grandes vedettes de cinéma.

Dès qu’ils eurent franchi le portail, Irène y découvrit un endroit enchanteur, tel un conte mythique dans un pays lointain. La terrasse était entièrement ombragée par des figuiers noueux et des parasols blancs et entourée, sur deux côtés, de hauts murs pareils à ceux d’un cloître ou d’une forteresse. Sur l’un de ces murs, on pouvait admirer une magnifique fresque en céramique de Fernand Léger, de couleurs éclatantes avec trois femmes nues veillant sur les convives.

Au fil des années, étaient venues s’ajouter des œuvres de Miró, de Braque, de Picasso, de Dufy, de Calder, de César et aussi de Chagall, avec leurs motifs facilement reconnaissables de poissons, d’amants et de fleurs.

Parfois, l’artiste invitait Irène à partager son repas. En tête-à-tête, il aimait lui raconter quelques bribes de ses vieux souvenirs. Ici, sans Valentina, il pouvait parler en toute liberté.

— La façade du bâtiment a été assemblée avec les pierres d’un vieux château provenant d’Aix-en-Provence vous savez et, sur la cheminée en stuc blanc, on peut toujours voir les empreintes des personnes ayant aidé à la construire.

Irène, curieuse, le questionnait pour en savoir davantage.

— Ce café existe depuis longtemps ?

— Depuis 1920. Le propriétaire, Paul Roux, avec l’aide de sa mère, a d’abord ouvert le café qu’ils avaient alors baptisé Chez Robinson.

— Comme le naufragé ?

— Sans doute, car après la guerre, nous étions tous des naufragés, un peu comme ce pauvre homme. Laissés à nous-mêmes, nous devions nous relever de l’abîme et reconstruire nos vies et notre pays. Les week-ends, pour nous distraire et nous amuser un peu, nous venions sur la terrasse qui servait de piste de danse. Très vite, la place est devenue un endroit populaire pour les habitants des environs. Avec sa femme, Titine, Paul Roux a transformé le café en une auberge de deux ou trois chambres, je ne m’en souviens plus, et lui a donné le nom de Colombe d’Or. Paul avait le don de se lier d’amitié avec les gens qui étaient de passage. Il leur disait qu’ils étaient les bienvenus ici, à pied, à cheval ou sur une toile !

Irène s’esclaffa et son patron, souriant, reprit son récit :

— Il recevait tout le monde et leur offrait l’hospitalité avec un véritable sens de l’accueil, mais c’était surtout sa curiosité et son intérêt sincère pour les arts qui avaient attiré les artistes. Plusieurs d’entre nous sont devenus des visiteurs fidèles. En échange de sa générosité, comme vous pouvez le voir, les murs se sont couverts de toiles, souvent échangées contre quelques nuits à l’auberge. Et on y mangeait bien ! Sa table débordait de sardines, de crudités, de salades de riz et de lentilles, de charcuteries, de poissons fumés et marinés. Il remplissait nos assiettes de fricassée de volaille aux morilles, de pièces de bœuf à la façon du berger des Causses, de turbot rôti à la vinaigrette maraîchère ou de civet de lapin du facteur.

— Qu’allez-vous choisir pour votre plat aujourd’hui ? lui demanda Irène.

— Je ne dois pas trop dépenser, vous savez, ma femme va me disputer. Elle s’inquiète pour des riens. Et à mon âge on a un appétit d’oiseau. Le nouveau propriétaire connaît bien mes habitudes. Je le laisse choisir. Ce qu’il m’offre comme repas est toujours une agréable surprise.

— Qui est le nouveau propriétaire ?

— Francis Roux, le fils de l’ancien propriétaire. Comme son père avant lui, il a su se lier d’amitié avec tous les nouveaux visiteurs, attirant une clientèle internationale parmi les vedettes de cinéma ou de la scène : Ventura, Reggiani et Orson Wells. Yves Montand et Simone Signoret se sont rencontrés à La Colombe d’Or et se sont mariés à Saint-Paul.

* * *

Parfois, Chagall préférait manger seul ou avec le propriétaire du restaurant. Ces jours-là, Irène s’installait à une table dans la grande salle du fond, juste à côté du célèbre foyer en stuc blanc. Yann venait souvent la retrouver. Pour la saison, il avait réussi à se dénicher une chambre qu’il louait à la semaine dans un établissement balnéaire qui avait connu des jours meilleurs. Le bâtiment était tellement délabré qu’un coup de pinceau n’aurait pas réussi à lui donner meilleure apparence. Il réclamait des rénovations de fond en comble. Pour le moment, le piètre logement devait suffire, jusqu’à ce qu’il puisse faire jaillir les millions de la cage dorée d’Irène.

Yann avait certes convaincu la bonne de commettre le premier vol à Paris. Mais, comment la pousser à en commettre d’autres ? Il mit en œuvre toutes les ressources de son esprit pour la faire parler de sa vie au bord de la mer. En pesant ses mots, il s’ingéniait à choisir des phrases douces et plaisantes pour l’amadouer. À leur table, à l’abri des regards, il étalait ses mains élégantes sur la fine nappe de lin en effleurant à peine le bout des doigts d’Irène. De manière attentionnée, tout en la fixant de ses yeux de chat, il lui versait du vin et remplissait son assiette à mesure qu’elle terminait un plat. Il la cajolait dans le seul et unique espoir d’extirper d’elle tous les détails de la vie du grand artiste, qui lui seraient favorables à l’exécution de son plan de fortune.

Yann se rendait compte de l’énormité et de la complexité de l’escroquerie qu’il tramait : détrousser un artiste célèbre de nombre de ses œuvres était un projet d’une envergure stupéfiante, aussi proche de la folie que de l’échec. Cela ne ressemblait en rien au recel de marchandises tombées d’un camion. C’était un pari dangereux, avec des enjeux complexes demandant de la dextérité, de la circonspection et du raffinement. Un pari qui pourrait lui livrer une fortune ou l’envoyer au pénitencier.

Il devait s’outiller de patience. Irène était un oiseau rare. Il se sentait comme un chat maigre en quête d’une proie. Ses stratégies ressemblaient beaucoup à celle de son ancien métier de taupier. D’abord, il fallait positionner le leurre et l’appât, et saisir la bête avant que la présence du piège ne devienne évidente. Le butin de la chasse n’était pas une pauvre taupe, mais les trésors qu’Irène sortirait de la villa.

Son plan pourrait facilement s’effondrer et n’équivaudrait à rien de plus qu’à quelques poussières, s’il ne prenait pas les choses en main. Il fallait d’abord être en mesure de prouver la provenance des œuvres et leur authenticité, trouver des galeries prêtes à entreprendre les négociations pour vendre les œuvres au prix fort.

Yann ne pouvait plus reculer. Son engagement devait être un travail de tous les instants. Sa situation financière s’était rapidement détériorée. À la suite de la série de chèques sans provision qu’il avait émis pour couvrir ses dépenses, il se trouvait pour le moment en interdit bancaire. Pour compliquer les choses, il devait de l’argent à tout le monde. Ses créanciers s’impatientaient, certains menaçaient de lui casser les os. Même son amant Gigi rouspétait et menaçait de le quitter.

Le taupier était à court de temps et d’excuses. Par chance, une vieille tante, madame Pla, avait accepté d’endosser les chèques, mais en contrepartie, elle prélèverait évidemment un pourcentage généreux sur chacune des transactions. Par un autre heureux hasard, il avait trouvé à Paris trois galeristes prêts à écouler les œuvres dérobées.

* * *

Après quelques sorties avec Irène dans les casinos et un ou deux repas dans de grands restaurants sur la Côte d’Azur, le taupier se surprit de la docilité de sa capture. Irène, s’il l’avait voulu, lui aurait même révélé la couleur des sous-vêtements de Valentina.

— Tu dois commencer à connaître les habitudes de la maison ? avait-il prudemment avancé après quelques semaines.

— C’est madame qui dirige, règle, organise et administre toutes ses affaires. Elle tient les cordons de la bourse, paye les notes, mais elle parle toujours comme s’ils étaient sans le sou. Le pauvre homme doit constamment travailler pour faire entrer plus d’argent. Ce qui m’indigne le plus, c’est qu’il se laisse mener de la sorte par cette mégère. Il travaille tellement que les tiroirs de ses trois studios débordent de ses œuvres, selon Valentina.

— Tu as dit trois studios ?

— Un pour la peinture et le dessin, un autre pour la poterie et le troisième pour les vitraux.

— Tu y as accès ?

— Seulement à celui pour la peinture, pour faire le ménage. Il est formellement défendu d’y entrer lorsqu’il travaille. C’est une pièce immense, peinte en blanc avec de grandes fenêtres et des portes vitrées avec accès sur le jardin. Il s’y rend par l’ascenseur, parce qu’il a des douleurs aux jambes. C’est la lumière qu’il aime à cet endroit. Il y travaille sans arrêt. Je crois qu’il le fait pour avoir la paix. S’il travaille, elle n’ose pas le déranger. Charlotte lui porte ses repas et moi je m’occupe d’aller chercher les plateaux.

— Et pour le reste de la maison ?

— Ben, puisque j’en suis la gardienne, j’ai les clés pour toutes les portes, sauf les armoires. Il ne faut pas me demander de sortir des gouaches de son studio.

— Je ne te demande rien ! T’énerve pas !

— Je ne m’énerve pas. Il faut que tu comprennes que ce n’est plus possible. Vava m’a dit qu’elle tient un inventaire complet de tout ce que Chagall produit.

— Et tu l’as crue ?

Irène hocha la tête et poussa le contenu de son assiette du bout de la fourchette. Elle avait la gorge serrée.

— Tu vas rentrer à Paris et je ne te verrai plus, n’est-ce pas ?

— Mais non. Nous allons trouver un autre moyen, c’est tout. Il faut patienter un peu.