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LA FILLE DU CHARBONNIER

Nord-Pas-de-Calais, 1968

Irène Madry travaillait comme chambrière au Château des Ormes depuis trois ans déjà. Le dernier vendredi du mois, elle s’installait sur le coin de la grande table de la cuisine. Avec ses chiffons, ses flanelles et sa pâte nettoyante, elle polissait les pièces d’argenterie sur cette même surface rude où la cuisinière dépeçait les volailles pour les fricassées, hachait les légumes et les viandes pour ses ragoûts et ses bouillis. Elle y vidait les poissons pour les bouillabaisses, en pressant de la tête vers la queue afin d’en éjecter les abats. Dans un grand saladier, elle mélangeait fenouil, céleri coupé en petits dés, gousses d’ail épluchées ainsi que safran et herbes de Provence. Elle arrosait le tout d’huile d’olive pour faire mariner le poisson au réfrigérateur, d’habitude jusqu’au lendemain.

À toutes ces odeurs se mêlait la chaleur des fourneaux allumés, rendant l’atmosphère de la pièce presque irrespirable. Par moments, Irène s’arrêtait de frotter, le temps que les produits agissent sur les fourchettes, les cuillers, les couteaux à manche de nacre, les chandeliers ciselés et le service à café. La pause lui permettait de masser ses doigts gourds et crispés tout en écoutant les cancans des autres domestiques.

Ce matin-là, sans avertissement, la voix rêche de sa patronne l’avait fait sursauter. D’ordinaire, elle réclamait leurs services immédiats dans les salons et les chambres, d’un coup de sonnette. Quand elle venait à l’improviste trouver les domestiques, c’était pour faire des reproches sur un ouvrage qu’elle jugeait mal fait ou pour doubler leur charge de travail. Si par malheur, la chambrière, la servante ou un autre la faisait attendre, les retardataires s’attiraient les foudres de la châtelaine. De ses lèvres minces, pincées en un anneau serré, coulaient des remontrances et des grondements sans fin.

— Mais, qu’est-ce que vous fabriquiez ? Avez-vous décidé de travailler à un rythme qui ne convient qu’à vous ? Si je sonne, c’est que je réclame vos services immédiatement. Je n’ai plus besoin de vous une heure plus tard ! On croirait que vous êtes sourde ou complètement engourdie ! Mais à quoi employez-vous vos journées ? Je ne vous paie pas pour flâner au chaud à écouter du matin au soir tous les commérages et les sales ragots de cette gargotière.

Madame l’avait interpellée de sa voix de crécelle depuis la porte entrouverte de la cuisine.

— Irène, suivez-moi. Vos sœurs vous attendent dans le foyer.

Aucun membre de sa famille n’avait jusque-là foulé le sol du domaine en traversant les grilles du parc du château et encore moins les portes menant à l’enceinte de la maison.

— Madame, c’est une mauvaise nouvelle n’est-ce pas ?

— Elles vous diront.

Irène aurait voulu frapper cette femme aux traits austères, avec son nez en forme de bec crochu et son cœur momifié, tel un vieux pruneau. Ce genre de femmes, avec l’excuse de la richesse, traitaient les gens à leur service comme des objets acquis qu’elles se permettaient de bousculer et de brusquer selon leurs toquades et leurs états d’âme. C’était sans doute leur mentalité d’ayants droit qui les rendait ainsi.

Si les maris étaient promus, elles les suivaient et vivaient cloisonnées pendant des années dans de grandes maisons en province imposées par l’entreprise. Aux meubles venaient s’ajouter le chauffeur, la bonne, les servantes, la cuisinière et le jardinier.

Madeleine et Marie, les sœurs jumelles d’Irène, l’attendaient en silence debout au centre du foyer. Personne ne les avait invitées à passer au salon.

— C’est papa ? dit Irène, ne voulant pas voir dans leurs yeux ce qu’elle devinait déjà.

* * *

Dans la houillère de l’Escarpelle du bassin minier de Leforest, il y avait bien sûr des risques liés au métier de mineur. Dans la gueule noire des galeries, les nombreux dangers redoutés propres à l’activité d’extraction du charbon : outre la silicose qui les guettait, les ouvriers travaillaient dans la menace constante d’effondrements et d’inondations à proximité des nappes profondes où des failles permettaient à l’eau de s’infiltrer. Sans compter que ces braves hommes craignaient à tout moment de manquer d’air ou de subir des coups de grisou, dont autrefois l’évanouissement ou la mort d’un canari en cage prévenait du péril.

Monsieur Madry, le père d’Irène, travaillait depuis toujours à la mine. Ce jour-là, dès l’aube, il s’était rendu à son poste pour commencer sa période de relève. Lorsque la cage de bure, qu’il occupait avec son équipe, chuta d’une hauteur de quatre-vingts mètres, lui et ses hommes furent entraînés au fond du gouffre, laissant derrière eux cinq épouses et dix-huit orphelins aux mains vides. Du coup, Irène était devenue le seul soutien de la famille.

Les veuves des houilleurs, habituées à rester debout jusqu’à l’aube pendant que leur mari travaillait de nuit, s’attendaient toujours à recevoir l’appel qui leur annoncerait la mauvaise nouvelle. Maintenant, elles frémissaient à l’idée de se retrouver à la rue, se voyant démunies au point de ne pouvoir nourrir leurs enfants, sachant fort bien que peu de temps après les enterrements, les huissiers menaceraient de venir chez les plus vulnérables et les sans-le-sou pour tout emporter.

Sur les lieux de l’accident, les dernières berlines furent remontées à la surface. Doté d’un matériel épuisé et dangereux, produisant très peu de charbon, le puits fut finalement remblayé. Quelques mois plus tard, la décision d’abattre le chevalement avait signalé le coup de grâce de cette industrie. La fermeture de toutes les fosses était inévitable dans ce terroir, le fief jadis des bûcherons et des défricheurs de terre.

Au bout de quelques mois, Irène, comme des centaines d’autres, se retrouvait sans travail. Petit à petit, avec leur ruse habituelle, les grands patrons avaient plié bagage, verrouillé les volets battants et abandonné châteaux et domaines à la recherche d’horizons plus prometteurs, sous des cieux plus cléments. Bientôt, la petite bonne avait l’impression de loger le diable dans sa bourse. À son tour, elle se décida à boucler son unique valise.

* * *

Par un matin lugubre, madame Madry, à pas lents, accompagna sa fille aînée à la gare.

— Il faut bien que je gagne de quoi vivre, avait insisté Irène, cherchant à faire comprendre à sa mère la raison de son départ.

« Je ne veux pas danser devant le buffet et crever de faim dans ce trou paumé », aurait-elle voulu lui lancer au visage.

« Mais à quoi bon », se dit-elle.

« Dans la grande ville, j’aurai de meilleures chances de trouver une place au service d’une famille à l’aise. »

Sur le quai où elles attendaient le train, la vieille femme posa une main sur l’épaule de sa fille et l’autre sur sa joue pâle. La regardant de ses yeux doux, elle lui chuchota quelques derniers conseils.

— Si tu ne trouves pas de travail à Paris, tu sais qu’il y aura toujours une place ici sous notre toit. Jure-moi de rester sage, malgré tout, hein ?

Irène l’embrassa tendrement et la serra longuement dans ses bras, comme pour un dernier adieu. De la portière du dernier wagon, elle promit à sa mère, qu’elle lui posterait¸ une fois un emploi trouvé, une partie de ses gages à chaque fin de mois.

* * *

Il n’y avait rien de remarquable sur le visage étroit d’Irène, sauf ses grands yeux glauques où se lisait l’amertume. Ils étaient semblables à des bateaux chargés du bleu de la mer par jour de tempête. Elle portait ses cheveux fragiles torsadés en un chignon serré sur sa fine nuque, comme les filles du Nord.

Déjà dans la trentaine, elle disait avoir coiffé Sainte-Catherine. La tradition ancienne voulait qu’elle ait mis la première épingle à son chapeau tricolore à l’âge de vingt-cinq ans en y ajoutant une autre chaque année, jusqu’à l’âge de trente ans. Ainsi, la coiffure complétée, sans vraiment s’en rendre compte, elle était passée au rang des vieilles filles. En quelque sorte, elle venait de se joindre à la caste des femmes invisibles, celles qui sur la place publique ne comptaient que pour bien peu.

Il y avait eu, bien sûr, quelques prétendants. Mais Irène refusait de croire à la prière répétée par ses consœurs avec ferveur le 25 novembre :

Sainte Catherine, aide-moi. Ne me laisse pas mourir célibataire. Un mari, sainte Catherine, un bon, sainte Catherine ; mais plutôt un que pas du tout.

La bonniche ne voulait pas d’un homme de son coin de pays, qui n’avait que l’abus de l’alcool ou les écarts de conduite pour anesthésier son ennui. De plus, il fallait qu’elle gagne sa croûte.

Sa vie avait toujours été simple. Elle semblait être prédestinée au métier de camériste. Elle ne connaissait que le travail de domestique avec son sens du dévouement et ses tâches incessantes. Une spécialiste de la propreté, éternellement au service des autres. Efficace, elle possédait la rapidité de l’exécution et faisait preuve d’une discrétion notable et d’une grande honnêteté. Malgré sa petite taille, elle était dure au mal et possédait une énergie presque inépuisable pour le travail difficile qu’elle exerçait. Dans les grandes maisons, elle courait à cœur de journée d’un étage à l’autre, portant plateaux et linge sale. Il fallait de la force pour l’infernal va-et-vient des montées et des descentes dans les escaliers. Elle allait d’un pas cadencé, sans un soupir et sans une plainte, car la souffrance était un luxe que seul l’employeur pouvait se payer.

Pour le moment, Irène n’entrevoyait rien d’autre que le métier de servante pour gagner sa vie. Sur les bancs d’école, ses succès avaient été éphémères.

Elle se plaisait à repriser les bas percés, à repasser la lingerie froissée. Rien ne la réjouissait autant que d’avoir un enfant malade à moucher ou un petit moins aimé que les autres à couver, à cajoler et à chouchouter. Elle se sentait utile si une femme triste ou délaissée par son mari lui confiait ses peines. Les détails de la vie des gens bien nantis la passionnaient. Plus encore, elle raffolait de découvrir les affaires qu’on ne peut avouer tout haut, comme les dettes qu’il fallait cacher, les tricheries qu’il fallait masquer et les scandales qu’il fallait taire.

Il ne lui déplaisait pas de vivre dans la chambre de la bonne, souvent sous les combles. C’était un espace exigu, dépourvu de la plupart des commodités courantes. Par contre, elle trouvait inopportun d’avoir à partager, avec les autres occupants de l’étage, les toilettes généralement installées sur le palier.

* * *

Dans un panache de vapeur, sa petite commune disparut à mesure que le train prit de la vitesse. Irène, installée sur la banquette de son compartiment, succomba à la fatigue accumulée des derniers jours de préparatifs en vue de son départ. Elle tomba dans un profond sommeil et bientôt se mit à rêver d’une immense maison, dont les pièces baignées de soleil s’ornaient de magnifiques tableaux aux motifs floraux, de collines imprégnées de couleurs et de scènes paysannes. Dans cet espace unifié par la limpidité, tous les éléments de son paradis inventé au bord de la mer s’agençaient parfaitement.