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Quelques semaines après les funérailles, Jean-Louis Prat, directeur de la Fondation Maeght, présidait le Comité Chagall. Il avait réuni les héritiers et leurs représentants. Gobbi fut mandaté avec son équipe pour inventorier l’ensemble des œuvres du peintre décédé. Cette tâche allait s’échelonner sur plusieurs mois. Gianna resterait sur les lieux et Yann ferait la navette entre Paris et Saint-Paul, selon les directives de leur patron.
Sur la terrasse de La Colombe d’Or, depuis ses rencontres clandestines avec Irène, Yann était devenu un habitué de la maison, tandis qu’Irène, sa « taupe », était prisonnière dans la villa. À l’entière disposition de la veuve, prête à répondre à tous ses désirs, elle ne pouvait plus bouger. Valentina en avait fait sa nouvelle dame de compagnie et la gardait toujours à portée de vue, n’autorisant que de rares sorties. L’ancien taupier allécha sa proie lors de ses moments libres de plus en plus espacés. Il s’efforçait de lui offrir maintenant des thés dans les grands hôtels, des soirées au casino et des dîners avec addition à quatre chiffres.
Irène, à l’âge de la ménopause, trouvait Yann de plus en plus séduisant. De plus, il lui faisait maintenant miroiter la possibilité d’être riche et enfin libre.
* * *
Au bout de quelques mois, des lots de valeur égale furent tirés au sort, à l’aveugle, entre les héritiers : Valentina, Ida, la fille de Chagall et son demi-frère, David McNeil.
Le directeur de la fondation Maeght avait envisagé de photographier la part de Vava. Mais, au bout de quelques rouleaux de film, elle n’en pouvait plus.
— Je vous en supplie, Jean-Louis, il faut arrêter tout ça !
Tous les certificats d’authenticité furent soumis à la veuve éplorée, mais Valentina ne les examinait que d’un œil distrait.
— Irène, demanda-t-elle, vous allez tout ranger dans les tiroirs et les armoires à plans dans les studios de mon mari. Je vous donne les clés. Je n’en peux plus.
À l’issue du partage, les experts ne savaient plus qui détenait quoi, puisque l’artiste avait réalisé de multiples variantes de ses sujets : il y avait des armées de clowns, des allées de glaïeuls et des légions d’anges.
Lors d’une soirée avec l’amant imaginaire, Irène lui remit d’abord une dizaine de gouaches, puis la fois suivante la même quantité de lithographies. Un peu plus tard, elle voulut lui offrir une vingtaine de dessins. Quand elle voulut lui en offrir encore plus, il se mit à protester.
— Irène, il faut ralentir, je ne peux pas en donner autant à mes revendeurs. Tu comprends, Gobbi a déjà pris une part de l’héritage de David McNeil en guise de paiement de sa dette. Gobbi finançait sa carrière de musicien depuis longtemps. En ce moment, il pleut des Chagall sur Paris. Il faut que tu sois plus prudente, sinon on pourrait soupçonner qu’il se passe quelque chose de louche. Au fait, comment arrives-tu à sortir les gouaches de la maison ?
— Ce n’est pas compliqué. Ma fille, Nadia, vient passer le week-end à la villa. Nous faisons ensemble le ménage des studios. Maintenant personne ne nous empêche d’y pénétrer comme avant, je peux fouiller dans toutes les armoires et tous les tiroirs. Vava ne les ouvre jamais et j’ai fait faire des doubles de toutes les clés. Le dimanche, en fin de journée, ma fille rentre chez sa tante, la valise pleine de lithographies et de gouaches. Depuis la mort de son mari, Valentina vit repliée sur les souvenirs de son ancienne vie et ne s’occupe plus de rien.
— Il faudra récompenser ta fille pour les risques qu’elle prend. Et surtout, tu lui diras d’être prudente.