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CONSEILS D’AMIE

Ainsi, le manège durait depuis deux ans sans encombre. Les enfants d’Irène se plaisaient à assurer chaque mois la livraison du ballot. Yann et son amant, Georges Guerra, un Français d’origine portugaise, pouvaient enfin s’installer dans leur luxueux appartement à Paris. Les deux faisaient bon ménage et Yann se fiait à Guerra pour assurer la réception du butin. Le tandem se chargeait par la suite d’écouler la marchandise à Paris.

Irène et ses enfants s’étaient offert un joli pavillon ensoleillé avec un magnifique jardin plat complanté d’oliviers millénaires, d’agrumes et de palmiers, aux abords du village de Saint-Paul. Elle continua de faire les commissions pour Valentina et de porter les paquets pour Charlotte. Une belle familiarité s’était établie entre la cuisinière et la bonne et elles se racontaient en secret tous les détails de leurs amourettes en prenant le café les après-midis.

Un jour, pour la première fois, Irène avoua que son mari la battait lorsqu’elle vivait avec lui à Paris.

Charlotte, pour la conseiller, lui suggéra de faire comme Valentina.

— Tu sais que madame a demandé le divorce après six ans de mariage.

— Vraiment ? Raconte !

— Eh bien, c’était une question d’héritage ! Elle s’occupait de toutes ses affaires et avait trouvé son testament. Dans le document, il paraît qu’il avait donné comme instruction de remettre après sa mort toutes ses œuvres, ainsi que l’appartement de Paris et la villa à ses enfants.

— Ç’aurait été bien fait pour elle, puisqu’elle les avait si malmenés.

— Mais, tu vois, Valentina est un fin renard, elle savait que la simple menace de se faire abandonner encore une fois par une femme terrifiait le pauvre homme.

— Alors, que s’est-il passé ?

— Ils ont divorcé pour se remarier quelques mois plus tard sans en dire un mot aux héritiers. Ce qui est contre la loi. Mais avant, elle a mené de longues négociations pour parvenir à une entente qu’il accepta enfin de signer. Tu vois, c’est comme ça qu’elle a eu le beurre.

— Et l’argent du beurre, ajouta Irène pour finir la phrase de Charlotte.

Les deux femmes eurent d’abord un petit rire étouffé qui risquait de devenir incontrôlable. Irène ajouta :

— Je devrais faire la même chose avec mon mari.

Charlotte regarda Irène avec un sourire en coin et lui dit pour la taquiner.

— Si tu divorces, tu n’hériteras même pas d’un pot où pisser.

Les deux femmes se mirent à rire à belles dents comme si elles avaient été toutes seules dans la maison.

— Je sais, dit Irène, une fois rassérénée. C’est à lui que reviendrait ma nouvelle maison. Il faudra changer ça.

— Oui, et le plus vite tu régleras, mieux ce sera. Il ne faut pas se laisser maltraiter comme ça.

— Tu as raison, il y a trop longtemps que ça dure et je dois faire quelque chose. Je vais y songer, mais il faudra que le moment soit bien choisi. Sinon, je risque d’y laisser ma peau.

Irène se leva de table, les épaules lourdes.

— Je te laisse, j’ai du ménage à faire dans les salons.

* * *

Irène alla ensuite trouver Valentina qui ne sortait plus de sa chambre. Elle se disait souffrante de tous les maux et ne parlait que du passé, répétant toujours la même rengaine.

— Vous savez, Irène, c’est moi qui ai fait de mon mari un artiste international. Ses sujets bibliques, ses vieux juifs miséreux dans leur shtetl délabré, ses rabbins déprimants serrant de vieilles Torahs dans des cases en rondins n’intéressaient personne. Ce genre de tableaux se vendait mal et fichait le cafard aux enfants de ces gens qui ne vivaient plus dans les ghettos, mais plutôt dans de grands appartements de la Cinquième Avenue. Ce que les gens voulaient, c’était du bonheur, des couples d’amoureux et des bouquets de fleurs. Il était évident que si le Maître peignait comme ça, il pouvait faire des vues de Saint-Paul plutôt que de Vitebsk…

— Oui, madame Vava.

Un pinceau de lumière essayait de se faufiler dans la chambre lugubre entre les rideaux tirés.

— Vous voulez que j’ouvre les rideaux et les fenêtres pour que vous puissiez avoir un peu d’air et écouter les oiseaux ? Il fait un temps magnifique, aujourd’hui.

— Non, laissez ! Ce que je veux, Irène, c’est aller retrouver mon mari pour entendre le son de sa voix. Nous pourrions comme avant marcher bras dessus, bras dessous au bord de la mer. Il pourrait me rassurer de son regard, comme il le faisait avant.

Ne sachant que dire, Irène s’approcha du lit et offrit de retaper les oreillers et d’arranger les draps. Valentina la laissa faire. La bonne hésita un moment avant de dire :

— Madame Vava, je suis venue vous trouver pour vous demander quelques jours de congé. Je dois rentrer à Paris pour une question familiale.

— Rien de grave, j’espère ?

— Non, c’est mon mari.

— Vous lui manquez ?

— Je n’en sais rien, il a plutôt du plomb dans l’aile.

— Les hommes sans but ou sans leur femme sont comme des bateaux sans gouvernail ou sans capitaine.

Irène en pensant à son mari se mit à rire du bout des lèvres. Valentina depuis la mort du sien ne riait plus de bon cœur.

— Rentrez chez vous, Irène. Mais, vous devez me promettre de revenir le plus vite possible. J’ai besoin de vous. On se comprend et vous prenez si bien soin de moi. Il n’y a que vous qui arrivez encore à me faire sourire.