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UNE AFFAIRE CLASSÉE

Paris, le 21 février 1990

La commissaire, Andrée Renard, s’approcha de la fenêtre de son bureau pour réfléchir quelques instants. Elle venait de lire le rapport du médecin légiste qui avait pratiqué l’autopsie sur le corps d’Irène Menskoï. La description du nombre de lésions et de violences particulièrement graves ne laissait planer aucun doute quant à la cause du décès.

Ce dossier contrariait Renard bien plus qu’elle ne voulait se l’avouer. Comme la victime avait été au service de la famille de l’un des plus grands artistes contemporains de la France, le meurtre revêtait un sens particulier et toute cette histoire risquait de devenir fortement médiatisée.

La sonnerie du téléphone la fit sursauter et la ramena brusquement à la réalité. Elle décrocha le combiné et fut heureuse d’entendre la voix de son collègue, Xavier Brassard, au Commissariat de police central de la gendarmerie de Nice-Foch.

— Je voulais vous remercier de votre appel d’hier, dit-il. Les détails de vos investigations m’ont permis de mieux comprendre la dynamique de cette famille et la discorde entre les parents.

— Il n’y a pas de quoi, dit la commissaire. Leur situation ne relève pas de l’anomalie. La violence familiale est toujours difficile à traiter et les solutions sont rarement évidentes. Trop souvent, les femmes refusent de porter plainte à cause des enfants ou à cause de leur situation financière précaire.

— Et, rajouta son collègue, elles sont bercées par l’illusion qu’il ne recommencera plus.

— Tout cela embrouille les cartes avec des conséquences désastreuses.

— Pour aboutir, comme dans ce cas, à un dénouement tragique. Si je comprends bien, la femme de l’accusé était le seul soutien de la famille et le couple vivait de profonds différends et une relation singulièrement houleuse. Et ce, depuis plus de dix ans déjà ?

— Tout cela est exact, précisa la commissaire. Dites-moi, avez-vous réussi à trouver l’individu que Georges Menskoï disait être l’amant de sa femme ?

— Oui, l’homme s’appelle Jean-Luc Verstraete, mais il se fait appeler Yann. Il loue une chambre à la semaine dans un établissement balnéaire fréquenté par des personnes âgées.

— Il ne mène pas ce que je qualifierais une vie de sultan, dit Renard.

— Il y a une autre tournure inopinée et déroutante. D’après nos renseignements, il serait propriétaire d’un luxueux appartement à Paris. De plus, je peux vous assurer qu’il n’y a eu aucune liaison amoureuse entre Irène Menskoï puisque ce Verstraete est âgé de 38 ans.

— Irène, selon le rapport du médecin légiste, était une femme d’environ 55 ans. Il y a une trop grande différence d’âge entre eux, confirma la chef du bureau de Paris.

— Tout à fait. Au moment de leur rencontre, on croit que Verstraete travaillait à la pige comme courtier en tableaux au service de Jean-François Gobbi.

— Ce monsieur Gobbi a une bonne réputation comme marchand d’art non seulement ici à Paris, mais sur le marché international.

— Selon le témoignage de madame Chagall, la maison Gobbi devait inventorier et cataloguer les œuvres de son mari.

— Mais pourquoi tant de sorties avec Irène Menskoï ?

— Valentina, depuis la mort de son mari, faisait entièrement confiance à sa bonne. Irène connaissait les recoins de la maison. Verstraete dit avoir voulu lui témoigner sa reconnaissance pour avoir facilité son travail. Il se peut qu’Irène et Verstraete aient eu beaucoup en commun puisqu’ils avaient les mêmes origines : le Nord-Pas-de-Calais.

— Ça expliquerait peut-être un peu les choses.

— Il y a un autre détail étrange qu’il ne faudrait pas négliger : Verstraete avait un amant, un certain Georges Guerra. Mais Guerra aurait récemment rompu leur liaison pour se mettre en ménage avec Nadia, la fille d’Irène.

— Tiens ! Ah bon ! Est-ce seulement une coïncidence ?

— Je me suis posé la même question. Il faudrait y voir de plus près, puisque ce type était déjà dans notre ligne de mire.

— La plus grande discrétion est de rigueur dans toute cette affaire. Je ne voudrais pas que les détails s’ébruitent pour faire la une des journaux.

— Je comprends tout à fait, répondit Brassard.

— Je crois qu’aux yeux du juge, toute cette question sera vue comme un crime passionnel et la justice suivra son cours.

— Je vais quand même demander de mettre le courtier en tableaux sur écoute téléphonique.

— Je doute qu’on vous accorde un tel privilège, soutient Andrée Renard. Il n’y a aucune raison de le soupçonner d’un crime, sinon d’être un ami de la victime.

— Je vous tiendrai au courant des développements.

On frappait à la porte du bureau. Renard mit un terme à la conversation.

— Je ne vous dérange pas, madame ? demanda son assistant.

— Non, non, entrez, Marius.

— Mademoiselle Menskoï est là depuis quelque temps, vous lui aviez donné rendez-vous ce matin.

— Oui, oui, faites-la entrer tout de suite.

Andrée Renard regarda l’heure à sa montre. Elle pouvait se targuer de sa ponctualité et détestait attendre ou faire attendre les autres.

Elle se pencha quelques instants sur le dossier que venait de lui remettre son assistant et examina pour la énième fois la liste de questions qu’elle avait préparées la veille. Elle se leva pour aller à la rencontre de Nadia Menskoï, la fille de la victime.

— Mademoiselle Menskoï, je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer.

C’était en faisant appel à toute la délicatesse dont elle était capable que Renard invita la jeune femme à s’asseoir dans un des fauteuils autour de la table ronde. La commissaire ne voulait aucune barrière physique qui risquerait d’intimider la jeune femme. Elle cherchait à créer un espace plus intime, propice aux confidences.

Nadia s’installa à l’endroit désigné. Elle était mal à l’aise puisqu’elle était incertaine de ce que la commissaire allait lui demander.

— Mademoiselle Menskoï, dans cette difficile épreuve, je veux d’abord vous offrir toutes mes condoléances.

— Merci, commissaire Renard.

— Je vous suis très reconnaissante d’avoir accepté de venir me rencontrer et de bien vouloir m’éclairer sur le cycle de violence que subissait votre mère. C’est moi qui suis chargée de l’enquête et je dois vous poser quelques questions sur le comportement de votre père qui était l’auteur d’actes de violence dans votre foyer. Votre témoignage nous aidera à dresser son portrait et à mieux comprendre les circonstances qui ont mené à la mort de votre mère. Si vous ne voulez pas répondre à certaines des questions, vous n’aurez qu’à me le dire. Je dois aussi enregistrer notre conversation.

Nadia se troubla en entendant la requête de la commissaire, mais elle trouva le courage de répondre.

— Oui, oui, je comprends. Je suis prête à tout. Je veux qu’il ait à rendre pleinement compte de ce qu’il a fait. Dommage que la peine de mort n’existe plus. À bien y réfléchir, la décapitation ou la fusillade serait une issue trop facile pour lui. Je veux qu’il pourrisse au fond d’un cachot pour le reste de sa vie. Ma mère ne méritait pas de mourir comme ça.

La commissaire écarquilla les yeux, surprise par le ton acerbe et mordant des paroles que Nadia venait de prononcer. En interrogeant le regard de cette dernière, elle n’eut droit qu’à des sourcils froncés, à une bouche méprisante et une mine rébarbative.

— Si vous voulez bien, nous allons commencer. Quel âge avez-vous ?

— J’ai 18 ans et demi.

— Dans le foyer familial, qui subissait les agressions ?

Les moments de querelles de ses parents lui pesaient toujours sur le cœur et elle avait honte de devoir en parler avec l’officier de la police judiciaire. Elle baissa d’abord la tête et son visage empourpré par sa colère prit la couleur de l’écume. D’une voix faible, elle dit :

— C’était ma mère, dans le temps que nous vivions à Paris.

— Qui la violentait ?

— Mon père.

— Quel âge aviez-vous alors ?

— J’étais toute petite, je devais avoir cinq ou six ans la première fois que j’ai vu mon père frapper ma mère. Je me souviens qu’il l’avait giflée avec une telle force qu’il l’avait fait tomber de sa chaise. Avec le temps, ça a empiré. Il ne se contentait pas de la violence physique, il avait aussi recours à la violence morale. Toutes les raisons étaient bonnes pour dénigrer maman sur tout. Il critiquait son apparence, le travail qu’elle faisait et jusqu’aux repas qu’elle nous préparait.

— Étiez-vous toujours témoin lorsqu’il maltraitait votre mère ?

Avec chaque nouvelle question de la commissaire, Nadia gagna petit à petit de l’assurance.

— Au début oui, mais un jour, mon frère aîné, Serge, l’a menacé avec un couteau au moment d’une dispute violente, après il a arrêté de le faire devant nous. Parfois, on entendait maman crier et appeler au secours. Je me cachais sous mon lit. Une fois, mes parents s’engueulaient dans le couloir. Ma mère, pour lui échapper, lui avait tourné le dos pour se réfugier dans la salle de bain. Mon père l’a poussée et elle est tombée au sol. Lorsque je suis sortie de ma cachette pour aller la trouver, elle saignait du nez, puis elle a vomi. Du coup, j’ai dit à mon père en pleurant : « Pourquoi as-tu fait ça ? » Il a eu honte et il s’est enfermé dans sa chambre comme un lâche.

— Est-ce que vous savez pourquoi votre père était violent avec votre mère ?

— Je crois qu’il se sentait inférieur à elle et ne le supportait pas. Il trouvait difficilement du travail et devait dépendre du maigre salaire que touchait maman. Il n’arrivait pas à nous faire vivre et sa fierté en prenait un coup. Alors, il la rabaissait, en lui disant des choses méchantes et cruelles.

— Est-ce que votre mère vous parlait de ce qu’elle subissait ?

— Rarement. Elle savait que ça me donnait toujours envie de pleurer lorsqu’elle en parlait, alors elle évitait le sujet. Parfois, elle me disait qu’elle était désolée et tout, même si ce n’était pas de sa faute. J’en voulais surtout à ma mère de rester avec lui.

— Lorsqu’on n’a que sept ans, dit Andrée Renard, on n’est pas assez mûre pour comprendre la complexité de la situation.

— Oui, je sais, mais je me culpabilise beaucoup… Je ne voulais pas qu’elle souffre. Je me dis souvent que si j’en avais fait plus pour l’aider, je ne serais pas ici aujourd’hui à vous en parler.

— Il ne faut pas porter ce fardeau. Les enfants sont aussi des victimes dans les cas de violence familiale. Est-ce que vous pouviez en parler à quelqu’un ?

— Au début, non, je n’en parlais pas. Je ne voulais pas parler de ça. Je n’en voyais pas l’intérêt et j’avais peur qu’il le sache et qu’il s’en prenne encore plus à ma mère. Un jour, je suis allée chez le médecin avec maman parce que je souffrais de migraines. Là, il nous a dit, à ma mère et à moi, qu’il ne fallait pas garder le silence. Du coup, j’ai commencé à en parler à mes amies. Ça me soulageait un peu.

— Avez-vous un copain ?

— Oui, seulement depuis quelques mois. Je ne fais pas facilement confiance aux gens. C’est difficile pour moi de parler de ce que je ressens et j’avais peur de tomber sur un garçon comme mon père, menteur et violent comme lui. Mais grâce à mon copain, j’apprends petit à petit à faire confiance. Il m’aime comme je suis, même si j’ai pris du poids. À cause de ce que j’ai vécu, j’ai aussi des troubles obsessionnels. Je suis angoissée par la propreté et il faut que tout soit en ordre là où j’habite. J’ai un tas d’autres difficultés, mais j’en passe. Je ne veux pas vous ennuyer avec mes petits soucis.

— Où habitez-vous maintenant ?

— Mon frère et moi sommes en visite chez un ami ici à Paris, mais depuis que ma mère travaillait pour sa nouvelle patronne, nous habitions à Saint-Paul-de-Vence. Mais, mon copain et moi avons trouvé un petit appartement dans le village voisin.

— Comment s’appelle votre copain ?

Nadia fit attendre quelque temps sa réponse.

— Je l’appelle… Gigi, mais son nom c’est Georges… Georges Guerra. C’est étrange, lui et mon père portent le même prénom.

La commissaire avait noté le moment d’hésitation de Nadia. Elle se demandait si Guerra n’avait pas usé d’intimidation lui aussi envers sa copine. Elle décida de ne pas poursuivre avec ce genre de questions. Elle s’inquiétait avec raison, puisque Nadia pourrait facilement refuser de coopérer.

La commissaire changea son approche.

— Votre père a plaidé coupable. Dans ce cas, le juge pourrait demander des rapports d’expert à propos de l’inculpé, en plus de déclarations des victimes, avant de prononcer la sentence. Seriez-vous prête à faire une déposition et témoigner en cour ?

— Oui, parce que maman m’a toujours protégée. Elle a toujours été là pour moi dans n’importe quelle situation. Quand j’étais petite, elle comblait les manques de mon père par son amour, elle me faisait toujours plaisir. Très peu de personnes peuvent comprendre la haine que j’éprouve pour lui. À bien y réfléchir, je n’ai jamais eu de père, il n’est rien pour moi.

— Pouvez-vous m’expliquer ?

— Mon père ne reconnaît pas qu’il était instable et enclin à la violence. Il a toujours minimisé ou nié les faits. Ses mensonges me mettaient hors de moi. Encore aujourd’hui, il dit qu’il n’a jamais maltraité ma mère. Seulement, une fois, il a été obligé de l’admettre, lorsque ma mère s’est réfugiée chez les voisins. Il n’a pas pu échapper à la réalité, c’était évident aux yeux de tous ce qu’il avait fait ce jour-là.

— Nadia, j’aimerais de nouveau vous remercier d’être venue me parler aujourd’hui et d’accepter de témoigner, au moment du procès, sur la violence que votre mère a subie.

— C’est difficile pour moi, mais c’est pour elle que je l’ai fait. Mon père, quant à lui, peut moisir en prison.

Andrée Renard ferma le bouton du magnétophone et raccompagna Nadia jusqu’à la sortie en mentionnant qu’on l’aviserait de la date du début des procédures judiciaires.

De nouveau assise, la commissaire s’installa devant son ordinateur. Elle ouvrit le dossier intitulé « Nadia Menskoï » et nota des bribes de l’entretien qu’elle venait d’avoir avec la fille de la victime. Elle referma le document et décrocha le combiné pour parler à son assistant.

— Marius, demandez à Arnaud Lupien de passer à mon bureau.

Quelques minutes plus tard, le jeune inspecteur frappa à sa porte.

— Vous vouliez me voir, madame ?

— Oui, dit-elle en lui tendant deux photos et quelques notes griffonnées sur une feuille de papier. Vous connaissez ce mec ?

— Oui, c’est un dur, un coriace. Il a déjà eu quelques démêlés avec la justice. Il aurait fait des menaces à un ancien amant qui refusait de lui donner de l’argent.

— Pour le moment, il est en ménage avec Nadia, la fille d’Irène Menskoï — née Madry.

— La dame qui a été poignardée par son mari, le 10 février dernier ?

— Oui, elle était au service de la famille Chagall. Je veux que l’on m’informe des déplacements de Georges Guerra dans la ville. Je ne veux surtout pas que vous et vos hommes soyez repérés et je ne veux aucune mention de cette enquête dans aucun dossier. Vous me ferez un rapport à intervalles réguliers. Et vous m’avertissez sur-le-champ si vous découvrez qu’il menace Nadia de quelque façon que ce soit.

— Oui, c’est compris.

L’inspecteur Lupien prit les documents que son supérieur lui remit et se retira.