28
L’interphone de la barrière ne fonctionnait plus depuis longtemps et Valentina, refusant de faire des dépenses inutiles, n’avait jamais fait réviser ni réparer le système électronique en panne. Gigi dut annoncer sa présence en klaxonnant à plusieurs reprises. Léon, le chauffeur taciturne et l’homme à tout faire, descendit à la hâte le sentier pavé au milieu du jardin fleuri de la villa. Il déverrouilla le grillage de fer forgé. À ses côtés se tenait le berger allemand qui avait été le fidèle compagnon de son ancien patron, mais qui, depuis sa mort, était devenu l’ombre du vieux gardien de la place.
— Il faudrait faire réparer votre machin, lui lança Gigi, en agitant le bras gauche par la fenêtre de l’automobile.
Le berger allemand se mit à gronder en réaction à la voix aigre et aux gestes injurieux et menaçants de l’étranger. Léon fit signe à la bête de se taire et recula pour laisser passer la voiture.
Devant la maison, Charlotte attendait l’arrivée de Nadia. En la voyant sortir de l’auto, elle vint aussitôt à sa rencontre. Dans les bras de la cuisinière, la jeune femme se remit à sangloter.
Au bout d’un moment, dans l’étreinte, douce comme celle d’une mère, Nadia se calma.
— Je vais prendre ma valise, dit-elle.
Elle resta immobile, indécise. Quand elle comprit que Gigi n’aurait pas la galanterie de descendre de la voiture pour l’aider, elle ouvrit le coffre arrière, sortit son maigre bagage et referma le hayon d’un coup sec. Gigi n’avait pas bougé d’un cran. Il craignait de voir arriver le chien. Sans même dire au revoir, il embraya, fit demi-tour et disparut dans un nuage de poussière.
— Viens, petite, nous allons prendre une bonne tisane et manger quelque chose. Ça te fera du bien.
Apercevant Léon qui remontait la pente du sentier vers la villa, Charlotte l’interpella :
— Dis, tu veux bien aller porter la valise de Nadia dans l’ancienne chambre de sa mère ?
Le chauffeur acquiesça d’un signe de la main.
* * *
La maison avait beaucoup changé. Les tableaux de couples d’amoureux enlacés contre le bleu calme du ciel, entourés d’animaux et de bouquets de fleurs flottant au-dessus d’un village ou de ses remparts, avaient tous disparu. Les lithographies et les gouaches s’étaient aussi volatilisées, ne laissant sur les murs que leurs traces fantomatiques : des formes blanchâtres où les cadres avaient anciennement occupé une place d’honneur sur le mur. Un rai de soleil pénétrait timidement dans le grand salon, entre les rideaux tirés.
— Dès que quelqu’un vient lui demander de prêter des tableaux pour une exposition, expliqua Charlotte, elle décroche tout et se plaint de n’avoir plus rien, prétendant que David et Ida lui ont tout pris. Ce qui n’est pas vrai du tout, les armoires et les tiroirs débordent de trésors. Tu t’imagines, la vente d’une seule gouache lui rapporte, au bas mot, cent mille francs. Ça nous permettrait à toutes les deux de faire la belle vie. C’est du pain bénit pour les pirates !
— Garde-t-elle tout sous clé comme avant ?
— Comme toujours, mais elle ne sait plus ce qu’elle a depuis que les lots ont été tirés au sort entre les héritiers. Après la mort du maître, tout a été rangé pêle-mêle et elle n’ouvre jamais les tiroirs pour en faire l’inventaire.
Nadia suivait Charlotte à petits pas à travers la maison en regardant à droite et à gauche. Elle fut surprise par ce qu’elle y voyait. La villa était à présent une maison qui avait cessé de vivre. Toutes les pièces, par leur sombre tristesse, reflétaient le deuil.
Dans la cuisine, Charlotte remplit une grosse bouilloire d’eau et la mit sur le feu.
— Je vais te faire une de mes infusions avec les herbes que Léon fait pousser dans son jardin. Tiens, installe-toi là, dit-elle, en invitant Nadia à s’asseoir à la grande table de la cuisine.
Elle sortit deux tasses.
Nadia suivait chacun de ses gestes du regard. Après un long moment de silence, elle se risqua à demander :
— Charlotte, croyez-vous que je pourrais prendre la place de maman comme femme de ménage pour Valentina ? Je n’ai pas d’emploi en ce moment et ça m’arrangerait. Je viens de m’installer à Martigues. Je viendrais passer la semaine ici et les week-ends je rentrerais chez moi.
Le sifflement de la bouilloire fendit l’air. Charlotte se hâta de fermer le gaz et versa l’eau chaude dans une théière de fine porcelaine et offrit à Nadia une tasse de son bouillon de sorcière dont elle seule donnait foi à ses vertus thérapeutiques.
— On verra. Bois, ça te fera du bien.
Puis elle tapota le dos de la visiteuse.
— Tu sais, depuis que maman est partie, ma vie ne se ressemble plus. C’est comme un grand trou noir. Rien ne sera comme avant. Je n’ai plus personne pour me protéger.
Nadia se remit à pleurer.
— Ne pleure pas, petite. Tu sais, ta mère t’aimait plus que tout au monde.
Nadia lui sourit d’un air triste.
— Ne t’en fais pas, je vais convaincre madame de te prendre à son service. Nous avons besoin de quelqu’un pour entretenir la maison et Valentina te connaît déjà. Elle et ta mère s’entendaient à merveille. Tu sais, ta mère était la seule qui arrivait à la faire rire. Elles se racontaient toutes sortes d’histoires qui ne tenaient pas debout.
— Maman aussi vous aimait beaucoup, Charlotte.
— Reste là. Je vais nous faire un petit quelque chose. Je n’en ai pas pour longtemps.
Et elle disparut.
Nadia se leva de table pour vider dans l’évier la tisane amère qui avait refroidi. De la fenêtre, elle suivait du regard Léon dans son jardin qui taillait ses rosiers.
Elle entendit, peu après, le bruit sourd de froissements du papier de boucherie et des pots qui s’entrechoquaient sur les étagères dans le garde-manger. Charlotte, dans son barda de provisions, faisait le choix des ingrédients pour la fougasse aux lardons et olives noires qu’elle servirait pour le déjeuner.
— Je peux vous aider ? demanda Nadia.
— Non, non, j’en ai l’habitude, dit Charlotte en réapparaissant dans la cuisine.
La cuisinière serrait du bras gauche un grand bol recouvert d’un linge blanc. Au creux de l’autre bras reposait le bout d’une meule de fromage dur et une râpe, alors que de la main droite, elle tenait un litre de crème. Nadia se précipita pour l’aider à poser sa brassée de vivres.
Du saladier de verre au centre de la table, Charlotte s’empara de la pâte qu’elle avait préparée plus tôt le matin. Elle avait mélangé de la farine avec de la levure fraîche de boulanger, de l’eau tiède, de l’huile d’olive et du sel. Elle avait formé une boule de pâte qu’elle avait laissée lever pendant plus d’une heure.
Elle huila ses grosses mains et se mit à pétrir la pâte élastique sur la planche de travail, de façon à faire sortir l’air et la modela sous la forme d’un grand pain plat. Au couteau, elle tailla six incisions dans la pâte, donnant l’illusion de nervures de feuilles. Ensuite, elle disposa le mélange de lardons qu’elle avait déjà fait revenir avec des oignons et déposa çà et là les olives dénoyautées et ouvertes. Elle badigeonna de crème toute la surface du pain parfumé et saupoudra le tout de fromage râpé et l’enfourna pour une vingtaine de minutes. S’essuyant les mains sur son tablier, elle sortit du frigo une bouteille et deux verres de l’armoire.
— Tiens, tu as tout bu ta tisane. Alors, Nadia, je te verse une petite larme de rosé en attendant que le pain cuise. Un petit remontant nous fera du bien à toutes les deux.
— Oui, je veux bien. Est-ce que Valentina et Léon vont se joindre à nous ?
— Non, il a des courses à faire pour moi au village et, depuis la mort de ta mère, madame mange le plus souvent dans sa chambre. Elle n’est plus la même, tu sais. Ça lui a fait un choc.