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Paris, 1969
Les secousses du train entrant en gare avaient tiré la jeune femme de son sommeil agité. Encore engourdie, elle empoigna sa valise, mais un moment d’hésitation la gagna juste comme elle allait descendre sur le quai. À ses gestes, on aurait dit un oiseau qui craignait de se mouiller les pattes dans la rosée matinale. Dans la foule, personne ne l’attendait. Irène, la provinciale, venait de débarquer dans la Ville Lumière, et Paris ne l’accueillait pas à bras ouverts.
À la sortie de la gare, elle fut d’abord émerveillée par les rues animées et bruyantes, les voitures qui klaxonnaient et les gens qui couraient dans tous les sens. Tout semblait grouiller et tourbillonner autour d’elle sans rime ni raison. Alors qu’elle se tenait interdite au milieu du trottoir avec sa valise cabossée à ses pieds, un passant la bouscula en lui disant :
— Oh ! T’es plus dans ton hameau ! Reste pas plantée là comme une gourde !
Comme il s’éloignait, Irène entendit le même homme la traiter d’insignifiante. Elle avait eu envie de lui cracher quelques insultes à son tour, mais elle resta coite. De toute façon, la foule des passants avait déjà englouti le mufle. Secrètement, elle devinait que cela n’aurait servi à rien puisque c’était vrai. À leurs yeux, elle était une moins que rien qui arrivait de nulle part.
Quelque peu écorchée et exaspérée par la foule qui la coudoyait sur le trottoir, elle crispa ses doigts sur la poignée de sa valise. Elle redressa les épaules et se dirigea vers la bouche du métro qu’elle venait de repérer. Par bonheur, elle avait assez d’économies pour survivre le temps de se trouver une place et, avant de quitter sa commune, elle avait pris soin de louer temporairement une chambre dans le 20e arrondissement. Au fil des jours, elle apprit à feuilleter les quotidiens à la recherche d’offres d’emploi, à ne pas sourire et à marcher vite dans le métro, à imiter l’accent parisien pour cacher le sien, à dire au téléphone : « Je m’appelle, au lieu de… mis ch’est, s’il vous plaît, à la place de… san vos kmander, puis à substituer à son merchi gramint un merci beaucoup… » au moment où elle devait se renseigner sur la disponibilité des postes. Cela ne la gênait plus de s’adresser à de parfaits inconnus, à se présenter à des dizaines d’entrevues, où elle devait faire valoir ses aptitudes.
Il fallait dépenser toutes ces énergies pour enfin être payée une misère pour nettoyer les sols, les balayer, les frotter et les faire reluire ; aérer les pièces, laver les carreaux, faire briller les miroirs et dépoussiérer les meubles, les livres anciens et les bibelots fragiles ; pour faire la lessive hebdomadaire, repasser, plier et ranger le linge, pour ne pas se retrouver sur le trottoir.
À la fin de ses journées interminables, elle rentrait épuisée et se faisait un repas léger. Après un bon bain chaud, elle allait au lit. Vers cinq heures du matin, une nouvelle ronde de dures besognes l’attendait.
Pendant ses rares congés, elle allait flâner en haut de la butte Montmartre pour y découvrir de nouvelles perspectives de la ville. Les dimanches, par temps clément, elle allait pique-niquer sur les quais de la Seine. Parfois, elle arpentait la plus belle avenue du monde, les Champs-Élysées, imaginant qu’un jour elle aurait assez d’argent pour s’offrir des tailleurs, des robes et des chapeaux chez les grands couturiers. Les jours de pluie, elle hantait les musées dont l’entrée était gratuite. En de rares occasions, elle se payait un billet de cinéma.
Les jours d’amertume ou de découragement où la solitude risquait de l’engloutir, elle s’installait à la terrasse d’un café dans son arrondissement pour regarder passer les gens.