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Par un samedi ensoleillé, vers onze heures et demie, Nadia était venue rencontrer son frère pour déjeuner avec lui au Quai des Pirates de Martigues. Serge fumait une cigarette sur le trottoir en attendant sa sœur.
Heureux de la voir arriver seule, sans Guerra, il lui fit la bise.
— Tu as l’air fatiguée, lui dit-il, en l’entraînant dans le restaurant bondé.
— Ça va, juste un peu inquiète, c’est tout. C’est dur, tu sais, ce métier de femme de ménage.
— Ne t’en fais pas, ça ne durera pas éternellement.
— J’ai réservé une table près de la rue. Ça te va ? Nous pourrons mieux parler.
Serge alluma une nouvelle cigarette et posa ses coudes sur la table. Il se pencha légèrement vers l’avant et, sans parler, regarda un instant sa sœur. Son visage lui rappelait celui de sa mère. Il eut un pincement au cœur.
En faisant allusion au but de leur rencontre, il demanda simplement à voix basse :
— Alors ?
— C’est tout trouvé, j’ai résolu le casse-tête des clés.
Serge lui fit un clin d’œil et un large sourire se dessina sur ses lèvres minces. Satisfait de la nouvelle, il fit signe à la serveuse d’apporter à boire.
En attendant de se faire servir, Nadia regardait le mouvement des touristes sur les deux trottoirs. À cette heure de la matinée, il y avait toujours une foule extraordinaire de passants. Certains s’attardaient pour lire le menu et les prix affichés dans les vitrines des cafés, d’autres se rendaient chez le boulanger pour une bonne baguette, ou sortaient de chez le marchand de poisson avec un cornet de moules au persil qu’ils allaient déguster sur un banc, face à la mer. La boutique du charcutier était pleine de monde. La meute de clients débordait en une bousculade d’impatients, forcés de faire la queue dehors sur plusieurs mètres, en attendant leur tour.
À mesure que les tables du restaurant se remplissaient et que les assiettes étaient servies, les convives semblaient parler de plus en plus fort. Par moment, des éclats de voix et de rire remplissaient la salle.
Nadia, voyant que son frère avait la tête ailleurs, s’avança pour lui tirer sur la manche afin de le sortir de sa rêverie. En suivant son regard, elle s’aperçut qu’il laissait courir ses yeux sur la taille mince d’une des serveuses.
— Tu m’écoutes, il faut que tu m’aides. Je ne sais pas comment faire.
— Tu ne sais pas comment faire quoi ?
— Les sortir de la maison.
— Tu m’expliques où se trouvent les œuvres, ça me donnera le temps d’y réfléchir.
Nadia, à demi-voix, lui fit la description des ateliers, de l’emplacement des armoires et du nombre de tiroirs de chacune d’elles.
Serge l’écoutait attentivement et, au bout d’un moment, s’exclama :
— Un sarrau de laboratoire.
— Un quoi ?
— Un sarrau de laboratoire, tu sais ce manteau blanc que portent les médecins. J’en porte un bleu parfois lorsque je dois travailler sur le moteur d’une automobile.
— Mais, j’aurai l’air de quoi ? Habillée comme un médecin, ils se demanderont ce que je fabrique !
— Sotte, il n’a pas besoin d’être blanc. En fait, il serait préférable d’en porter un gris ou un bleu foncé. Tu n’auras qu’à dire que tu veux protéger tes vêtements. Disons, le vendredi avant de rentrer, puisque tu dois rencontrer quelqu’un pour prendre un verre ou pour aller danser.
— Mais je n’ai pas besoin de protéger mes vêtements, je me change toujours avant de partir.
— Nadia, cesse de faire l’andouille. Ce manteau fera double usage.
— Tu m’embêtes à la fin ! Explique-moi !
— Il y a deux grandes poches sur le devant.
— Oui, mais elles ne sont pas assez grandes pour cacher une feuille de la dimension de, tu sais…
— Je suis tout à fait d’accord, mais tu peux coudre deux grandes poches de la bonne dimension à l’intérieur. De cette façon, tu pourras glisser les gouaches ou les lithographies dans la doublure.
— Et pour les sortir de la maison ?
— Tu vas demander à Guerra de te trouver une valise à double fond. Dans le métier qu’il pratique, ce sera un jeu d’enfant. Une fois ton ménage des ateliers fini, tu n’auras qu’à te rendre dans ta chambre pour mettre le tableau dans ta valise. Tu pourras ensuite me remettre ce que tu auras sorti du studio et j’en ferai la livraison à Yann. Et le tour sera joué.
Les deux vidèrent leur verre et Serge paya l’addition. En voyant que sa sœur avait l’air préoccupée, il la rassura :
— T’en fais pas, ça va marcher !
— Oui, je sais, mais…
— Mais quoi ?
— Si on se fait pincer ?
— Écoute, personne ne surveille ce qui se passe, comme tu l’as dit et ça ne fera qu’un temps. Avec les poches bourrées d’argent, on pourrait aller vivre à Tombouctou ou au Canada. C’est grand là-bas et, sans preuves, ils ne pourront rien faire.
Nadia se mit à rire.
— Je dois rentrer, Gigi m’attend.
— Tu veux que je te conduise ?
— Non, ça va, Serge, je vais marcher. L’air frais me fera du bien. J’ai besoin de réfléchir à ton plan.
— Tu m’appelles la semaine prochaine avant de quitter la villa.
Nadia fit signe que oui, lui fit la bise et s’éloigna.
Tout en suivant le quai, elle regardait les jolis tableaux, tout en couleurs, des bateaux, et des paysages que les peintres de la mer exposaient pour les touristes et les curieux.