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Paris, janvier 1992
Marius frappa à la porte du bureau de sa patronne.
— Madame, il y a un visiteur qui demande à vous parler immédiatement.
Un peu contrariée par ce dérangement, Andrée Renard s’informa du but de cette requête.
— Il vous a dit pourquoi il tenait à me voir ?
— Non, madame, je ne connais pas la raison de sa visite, sauf qu’il insiste, disant que c’est urgent.
— Faites-le patienter encore un peu, j’ai besoin de quelques minutes pour ranger mes dossiers, ensuite, je viendrai le chercher pour entendre ce qu’il a de si pressant à me raconter.
Une fois les choses en ordre, la commissaire se leva de son bureau et ouvrit la porte.
— Désolée de vous avoir fait attendre, s’excusa-t-elle auprès du visiteur. Si vous voulez bien me suivre.
L’homme septuagénaire se leva et emboîta le pas à la commissaire. On aurait dit un aristocrate dans son costume Prince de Galles gris, en cachemire du quartier Mayfair à Londres, célèbre pour ses maîtres tailleurs. De taille moyenne, il possédait à la fois une élégance de l’âme et de l’allure. Ses gestes étaient gracieux et son regard expressif et alerte. Il était un de ces hommes faits pour être toujours en contact avec leur monde préféré : les gens riches et les artistes. À première vue, il offrait une vague ressemblance avec Pierre Arditi. Il semblait avoir la capacité de découvrir les signes cachés d’un monde complètement différent aux yeux des autres.
— Entrez, je vous prie, dit-elle. Nous allons nous installer là, en désignant un des deux fauteuils placés de chaque côté d’une table ronde.
— Madame, permettez-moi de me présenter, je m’appelle Michel Brodsky. Je suis le frère cadet de Valentina Chagall.
Andrée Renard dévisagea son interlocuteur. Elle était à la fois intriguée et ébahie par son visiteur.
— Si vous le permettez, je vais prendre quelques notes pour ne rien oublier de notre conversation.
— Certainement, je vous en prie. J’espère ne pas vous ennuyer avec mes bavardages.
— N’ayez crainte. Je suis curieuse de connaître la raison de votre visite.
— D’abord, je suis ravi que vous ne m’ayez pas pris pour un vieux fou.
— Comment puis-je vous être utile ? s’enquit Andrée Renard en souriant.
— Eh bien, depuis la mort de mon beau-frère, ma sœur m’a fait cadeau de leur appartement au 13 quai d’Anjou de l’île Saint-Louis, puisqu’elle ne veut plus quitter la villa de Saint-Paul-de-Vence.
— Vous habitez là depuis quelque temps déjà ?
— Depuis bientôt six ans. C’est étrange comme le temps file entre les doigts à mon âge.
Andrée Renard hocha la tête.
— Depuis que je vis à Paris, continua Michel Brodsky, une de mes habitudes est de faire la tournée des galeries au moins une fois par mois, pour me tenir au courant des nouveautés. Je fais toujours le même circuit.
— Est-ce qu’il vous arrive d’acheter des œuvres ?
— Non, ce n’est pas la peine. Les murs de mon appartement sont tapissés des plus belles œuvres du monde.
— Oui, j’en conviens, répondit la commissaire, cette fois riant de bon cœur.
— C’est très délicat, ce que je vais vous raconter. Un jour, au cours de mes visites, j’ai aperçu dans la vitrine de la galerie Marcel-Bernheim, une gouache intitulée L’Âne vert. Elle était accompagnée d’un certificat du Comité Chagall. Mais, à ma connaissance, cette œuvre appartenait toujours à ma sœur et elle n’avait aucune intention de la mettre sur le marché.
— Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
— Je mettrais ma main au feu, puisque j’étais présent le jour où les lots de valeur égale ont été tirés au sort, c’est-à-dire à l’aveuglette, entre les trois héritiers. Ils ont reçu chacun leur part de tous les tableaux, gouaches, aquarelles et lithographies que Chagall leur avait légués. L’Âne vert a été remis à ma sœur. Je me suis souvenu de cette œuvre à cause de son unicité. Voyez-vous, le Maître a peint des armées de clowns et des allées de glaïeuls, en plus de tous ses tableaux ayant les mêmes thèmes bibliques, mais un seul âne de cette couleur.
— Votre sœur vous a-t-elle confirmé que cette œuvre se trouvait encore chez elle ?
— Elle se souvenait de l’œuvre bien sûr, mais ne pouvait confirmer l’endroit où elle se trouvait, puisqu’elle refuse, depuis la mort de son mari, d’ouvrir les tiroirs à plans dans ses studios. Elle se plaint souvent qu’on lui a tout pris.
— Avez-vous questionné le propriétaire de la galerie ?
— Quelques semaines plus tard, je suis repassé chez Marcel-Bernheim. Le gérant, Yves Hémin, m’a dit que l’œuvre avait été vendue pour 200 000 francs, mais il ne voulait pas divulguer le nom de l’acheteur.
— Est-ce que Yves Hémin sait que vous êtes un proche parent de Chagall ?
— Non, je ne suis qu’un gentil vieux monsieur qui visite sa galerie régulièrement pour se désennuyer.
Andrée Renard lui sourit.
— Nous allons d’abord vérifier où se trouve cette œuvre et, par la suite, s’il s’agit d’un vol, nous allons ouvrir une enquête en vue de savoir s’il y a en effet eu pillage d’œuvres. Je vais vous demander de ne pas alarmer votre sœur. Il faut que tout se déroule dans le plus grand secret pour le moment, afin de ne pas alerter les responsables du recel. Si recel il y a eu.
« Vous comprenez, c’est une question de trésor national et nous devons procéder avec prudence et discrétion. Une cellule spéciale de la défense du patrimoine culturel se chargera des recherches préliminaires. Ce sont des spécialistes dans ce genre d’affaires. »
— Je comprends parfaitement, madame Renard, vous pouvez compter sur mon entière discrétion et ma coopération.
La commissaire donna sa carte à Michel Brodsky et le raccompagna jusqu’à la porte de l’édifice.
— Vous me téléphonez tout de suite, si vous vous inquiétez pour la sécurité de votre sœur.
Avant de retourner dans son bureau, elle demanda à Marius de téléphoner à Clément Toussaint.
— Dites-lui que c’est urgent et que je veux le voir immédiatement.