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VALENTINA

Au fil des médisances et des caquetages de la cuisinière, Irène découvrait peu à peu les origines de sa patronne.

— En 1950, à Londres, elle se trouvait comme on dit, dans la situation de femme solitaire entre deux âges, lui chuchota Charlotte. Elle avait fait un premier mariage blanc, car elle avait épousé l’amant de son frère pour éviter que les deux hommes, qui vivaient avec elle, soient sujets à des arrestations et à des procès. Après quelques courtes années, elle a choisi de divorcer.

* * *

Un jour, Valentina avait surpris Irène en train d’examiner quelques anciennes photos dans des cadres sur les tables du salon, pendant qu’elle époussetait. Irène allait apprendre que derrière cette modiste élégante et mince à l’époque se cachait également une femme d’affaires aguerrie.

— C’est moi avec mon frère Michel. J’avais dix ans et lui n’avait que deux ans lorsqu’on nous a expulsés de la Russie, à la fin de la Grande Guerre. Nous avons d’abord été déplacés de l’Allemagne vers la France avec notre mère. Ce n’est qu’au début de la Deuxième Guerre que lui et moi avons échoué finalement sur les côtes de l’Angleterre. Durant toutes ces années, je rêvais de changer de décor et de me tailler un jour « une vraie vie ». J’y suis enfin arrivée.

Elle passa sous silence qu’en arrivant à Londres, elle était déjà âgée de plus de quarante ans et vivotait depuis longtemps dans le dénuement complet. Il ne lui restait plus qu’à se réinventer. D’abord, elle transforma son apparence, affabula ses origines, adopta un nouvel accent, pour enfin se fabriquer un passé éclatant et fortuné. Avec le nom Brodsky, elle était devenue la fille d’un banquier et d’un conseiller municipal d’Odessa — un des hommes les plus riches de la ville.

Valentina reprit :

— Pourquoi ne pas ouvrir une petite boutique à Londres ? m’étais-je dit. Déjà chapelière, je pourrais toujours me débrouiller en couture et il n’est pas difficile de se faire payer pour parler chiffons. Les arts, la littérature et la politique, des domaines qui me passionnaient à cette époque, pourraient bien attendre.

« Par bonheur, le modeste héritage d’un vieil oncle arriva comme marée en carême. Ce coup de chance m’a permis de louer un espace à vitrines étroites, rue Oxford. Le décor se limitait à de grands miroirs au mercure constellés de petites taches noires où l’humidité avait rongé la fine couche métallique par endroits. Je les avais dénichés sur l’étal d’un brocanteur. Mais une fois la dorure des cadres dépoussiérée au linge doux et la saleté incrustée des moulures enlevée, ils brillaient comme s’ils venaient du château de Versailles. Mes dernières économies ont servi à engager deux menuisiers pour les suspendre. J’en ai profité pour faire installer au-dessus de la porte, à l’extérieur de mon atelier, une magnifique affiche où l’on pouvait lire en belles lettres noires et or le nom : Geisha. »

Irène lui sourit, se disant « moi aussi j’aimerais bien changer de décor ».

Valentina continua son récit tandis qu’Irène se hâtait de finir ses tâches, sachant que le récit deviendrait une saga si elle s’attardait.

— Ma galerie des Glaces pouvait désormais recevoir des dames ravies de s’examiner et de s’extasier devant le reflet de leurs nouvelles toilettes. De plus, j’avais aménagé deux salles d’essayage à l’aide de paravents à quatre cloisons. Ces écrans de beauté suggéraient une ambiance de boudoir. Composés de châssis d’ébène et agrémentés de panneaux de soie de Chine, ils s’harmonisaient parfaitement avec les couleurs du décor féminin. Jadis, ils avaient servi à se protéger des courants d’air et à créer un espace pour les moments d’intimité ou pour les intrigues d’affaires et de politique. J’espérais, selon la superstition, m’emparer de leur pouvoir et obtenir leur protection afin de détourner les mauvais esprits et éloigner les loups de ma porte.

— Est-ce qu’ils vous ont protégée ? demanda Irène.

— J’ai eu en effet beaucoup de chance. Si vous avez fini, Irène, vous pouvez disposer. Allez trouver Charlotte à la cuisine, elle a des courses à vous confier.

Valentina, maintenant installée derrière son bureau, s’affairait à ouvrir les lettres adressées à son mari. Elle s’adonnait machinalement à la tâche des centaines de fois répétée, mais son esprit était ailleurs. Elle revoyait les rayons d’une immense armoire, placée à droite de l’entrée de son salon de mode, où elle rangeait les taffetas caméléons, les cotons égyptiens, les crêpes de Chine, les velours de Gênes et les tweeds anglais trouvés dans les marchés aux puces. La pénurie de la soie, très prisée, en faisait un objet de convoitise difficile à trouver durant la guerre. Même les bas étaient devenus des objets de luxe. Pour imiter la couture des bas, les femmes appliquaient à l’éponge du fond de teint sur les jambes et tiraient une ligne droite au crayon à sourcils de la cheville au mollet, et jusqu’à la cuisse. C’était une pratique vulgaire que Valentina dédaignait parce que ces femmes demandaient à tout bout de champ :

« Are my seams straight ? Est-ce que mes coutures sont droites ? »

Sur le long comptoir installé devant l’armoire, elle étalait les assortiments de tissus pour faciliter le choix des clientes. Derrière des rideaux, au fond de la boutique, se trouvait une salle aménagée pour tailler, coudre et presser ses créations. Le même espace lui servait d’appartement.

« C’est bien loin tout ça », se dit-elle. Pourtant, l’histoire de ce passé lointain se déroulait comme la pellicule d’un film projeté sur l’écran de sa mémoire.

* * *

Peu de temps après l’ouverture, sa boutique fut envahie par une clientèle nombreuse de Londoniennes de tous les âges, soucieuses de la mode et voulant oublier la torpeur de la guerre. Ces femmes avides de nouveautés cherchaient à se refaire une beauté pour effacer les laideurs du passé. Ainsi, Valentina devint la coqueluche de Londres, la grande dame de la haute couture.

Comme l’argent se faisait rare partout, Valentina acceptait toutes formes de paiement : florins, shillings et parfois même des pièces de monnaie frappées sous le règne de la reine Victoria. Elle savait qu’elle pourrait les écouler sur le marché noir contre des denrées toujours rationnées comme le thé, le sucre, les bonbons et autres petites gâteries qu’elle s’offrait de temps en temps. Ainsi, le reste de la recette quotidienne servait à payer le loyer, l’électricité et les comptes d’un chauffage souvent inexistant. De plus, Valentina parvenait à faire des épargnes qu’elle allouait à l’achat du matériel nécessaire au bon fonctionnement de sa petite entreprise. Depuis longtemps, elle savait se priver et ne mangeait qu’un jour sur deux.

Tout à coup, le spectre d’un hiver particulièrement pénible lui revint.

Pendant quatre jours de décembre 1952, les Londoniens, habitués aux brouillards épais, se retrouvèrent à naviguer dans une ville fantôme, comme des aveugles. Une épaisse brume jaune, dans laquelle flottaient des particules de suie goudronnée, avait enveloppé la ville d’une nappe toxique. L’usage du charbon de terre, de piètre qualité, avait engendré ce nuage de gaz nocif. Pire encore, un anticyclone, sans un souffle de vent, plongea la cité dans une pénombre étouffante. Même la massive colonne de Nelson n’était plus qu’une silhouette spectrale dans cette ville ébréchée par les bombardements.

La conduite des rares automobiles était rendue impraticable. Presque tous les transports publics furent interrompus, à l’exception du métro. Pour comble de malheur, le service ambulancier cessa de fonctionner, contraignant les malades à se rendre à l’hôpital par leurs propres moyens. La nappe de brouillard, baptisée du nom de « soupe aux pois » par les habitants de Londres, se glissa à l’intérieur des grands bâtiments, entraînant l’annulation des concerts et des projections cinématographiques. Il était difficile de voir les comédiens sur la scène et les acteurs sur les écrans, tellement la visibilité était réduite. Les matchs de football en plein air subirent le même sort. Quatre mille personnes périrent, asphyxiées, et des centaines de milliers tombèrent gravement malades.

Par un heureux hasard, Valentina avait échappé à ce fléau.

Cette même année, une rencontre fortuite allait de nouveau transfigurer son destin. Au premier jour du printemps, la clochette de la boutique annonça l’arrivée d’une nouvelle cliente. Sur le seuil de la porte se tenait une femme dans la trentaine, assez jolie. Une amie l’accompagnait, on aurait dit deux sœurs tant elles se ressemblaient avec leurs yeux noisette et leurs cheveux bouclés aux reflets cuivrés, montés en chignon. Elles portaient toutes deux des tailleurs identiques aux tons de bitume.

Valentina s’était empressée de venir à leur rencontre.

— Bonjour, dit-elle de sa voix mélodieuse. Que puis-je pour vous ?

— Bonjour, madame Valentina, on m’a dit que vous pourriez me fabriquer une robe, dit la première en se tournant vers son amie qui fouillait dans son sac à main pour trouver une page glacée provenant d’un magazine de mode. Une robe comme celle-ci, précisa-t-elle, en offrant le feuillet plié en quatre que lui avait enfin remis son amie.

Valentina déplia la photo de la robe mythique de la princesse Elizabeth. L’image, vieille de cinq ans, montrait la future reine souriante et radieuse sous son diadème. Elle portait une robe de mariage conte de fées en satin ivoire, ornée de guirlandes mêlées de roses blanches de York fabriquées à partir de milliers de perles de culture. On y voyait des épis de maïs en cristal, des étoiles de fleurs d’oranger brodées, tulle sur tulle et satin sur tulle. Un voile de mousseline de soie lui encadrait le visage et une traîne de quatre mètres, comme un tapis de fleurs, complétait la tenue de la mariée.

— C’est cette robe que vous aimeriez, mademoiselle ?

— Oui, ou quelque chose de semblable, précisa la fiancée.

Ne voulant pas parler d’argent tout de suite, Valentina chercha à en savoir davantage :

— Et quand aura lieu l’heureux événement ?

— Au mois de janvier.

Valentina considéra le délai nécessaire pour satisfaire les conditions, puis dit :

— Compte tenu de la période de l’année, cela me donnera suffisamment de temps pour la conception, la coupe, le montage et les essayages. La cérémonie aura lieu le matin ou en après-midi ?

— En fin d’après-midi.

— Et une réception par la suite ?

— Oui, mon père veut une grande fête. C’est un romantique inguérissable. Nous nous attendons à plus de cent invités.

Valentina fit un calcul rapide avant d’ajouter :

— Et qui est monsieur votre père ?

— Quelle impolitesse de ma part, pardonnez-moi, madame, j’ai omis de vous dire qui je suis. Je m’appelle Ida Chagall. Je suis la fille de Marc Chagall, et permettez-moi de vous présenter ma meilleure amie, Ida Bourdet.

— Enchantée, dit Valentina en leur serrant la main à tour de rôle. Mademoiselle Chagall, votre père est un homme célèbre et un grand peintre que j’admire beaucoup.

— Vous l’avez déjà rencontré ?

— Non, jamais, mais je connais ses œuvres. Il y a deux ans déjà, j’ai eu la chance d’assister au dévoilement de ses deux murales : La danse et Le cirque bleu au théâtre Watergate, un lieu expérimental pour tous les arts. Je suis originaire de la ville d’Odessa. Vous savez, pour moi, les œuvres de votre père reflètent notre vie dans la Russie blanche. Elles sont illuminées des images de l’enfance heureuse qu’il a sans doute connue dans sa petite ville de Vitebsk. Ses chefs-d’œuvre nous touchent profondément, par le fait que nous avons tous connu tant de déracinements. Peut-être vous aussi d’ailleurs ? Oh ! Pardonnez-moi, je ne voulais pas tirer de l’oubli un passé douloureux.

Tout à coup, Valentina se rappelait avoir lu dans les journaux, quelques années auparavant, que la mère d’Ida était morte à New York d’un virus. Elle n’avait survécu que deux jours après son hospitalisation, faute de médicaments.

— Ne vous en faites pas, madame Valentina, répondit Ida. On ne s’écarte jamais tout à fait de nos mauvais souvenirs d’enfance. Ils s’attachent à nous et nous poursuivent comme des spectres, hantant notre vie adulte. Je suis née dans le petit village de mon père. Notre famille a voulu fuir la persécution, comme vous sans doute. Nous avons vécu en exil en Amérique, mais mon père voulait absolument rentrer en France. Il se plaignait du fait que dans la forêt de l’art américain, il n’entendait pas son écho.

Valentina resta pensive quelques instants pour ne pas bousculer sa nouvelle cliente, mais elle voulait tout de même revenir à ses moutons.

— Il faut maintenant penser à la nouvelle vie pleine de promesses et de bonheur qui vous attend… Pour votre robe… mademoiselle Chagall… vous savez que la soie est difficile à trouver ?

— Mon père ne lésinera pas sur le prix.

— Et vous devrez revenir pour au moins deux essayages.

— Je serai là à l’heure et à la date qui vous conviendront.

— Vous viendrez chercher la robe lorsqu’elle sera prête ou vous voulez que je la fasse livrer ?

— En fait, je souhaiterais vous inviter à mes noces, madame Valentina. De cette façon, vous apporteriez la robe et vous pourriez m’habiller, puisque je n’ai ni sœur ni mère pour m’aider. Ida, comme dame d’honneur, aura déjà trop à faire en préparation pour le grand jour.

— Quelle excellente idée ! Et un honneur pour moi de vous servir d’habilleuse. S’il y a des petites retouches, je pourrai m’en occuper tout de suite. Où aura lieu la cérémonie ?

Ida Bourdet répondit :

— Sur la péninsule de Saint-Jean Cap Ferrat, près de Nice, dans les jardins et la villa de la baronne Béatrice Ephrussi de Rothschild.

Valentina resta coite, le souffle coupé. Après un moment, elle arriva à murmurer :

— Celle qui fait partie des grands collectionneurs de son époque ?

— Oui, c’est son frère cadet qui a eu la gentillesse de nous offrir ce lieu pour la cérémonie ; il en a hérité. La baronne n’avait aucun descendant. Aujourd’hui, l’Académie des beaux-arts en a la responsabilité, précisa Ida Chagall.

Valentina s’imaginait les jardins somptueux et les eaux limpides et turquoise de la Méditerranée. Elle sentit une chaleur lui monter de la poitrine. Sa gorge et ses joues devinrent écarlates. Elle sortit de sa manche un mouchoir de dentelle pour se tamponner le front, les tempes et la lèvre supérieure. Les deux Ida crurent que la bouffée de chaleur incommodant la pauvre femme était symptomatique de sa ménopause.

— Oh ! pardonnez-moi, balbutia la couturière. C’est l’émotion à l’idée de revoir la mer et ce coin de pays. Enfant, j’y passais plusieurs mois dans la villa de mes parents. Ah ! Mais c’est bien loin tout ça…

Elle reprit de nouveau ses esprits.

— Mademoiselle Chagall, si vous le permettez, je vais prendre vos mesures.

Valentina se précipita pour sortir du tiroir de son comptoir un crayon et un petit calepin qu’elle remit à Ida Bourdet, avec des instructions précises :

— Veuillez bien noter toutes les mesures que je dirai.

Puis, elle prit la main de sa nouvelle cliente, Ida Chagall, pour la guider devant la glace, qui montait du parquet au plafond.

— Venez vous placer là. De cette façon, vous pourrez bien voir ce que je fais, tout en me décrivant votre trousseau.

Valentina tira le galon drapé sur ses épaules. Elle prit la mesure du cou, du dos, de la poitrine, des bras, du poignet, de la taille et des hanches de la fiancée, en s’assurant de répéter chaque nouvelle mesure au moins deux fois, tandis qu’Ida Bourdet notait nerveusement tous les chiffres en les répétant à voix haute, de peur de faire erreur. Valentina écoutait d’une oreille distraite les propos décousus de la jeune femme.

— Mon père m’a offert un service de vaisselle… qui porte mon nom… créé avec son ami Picasso. Papa a rehaussé chaque pièce… de dessins en bleu outremer, une couleur omniprésente dans ses tableaux… Il partage en poésie imagée sa tendresse, sa fantaisie et son humour… à travers les thèmes qui lui sont chers : la femme, le couple, les fleurs, le cirque et, bien sûr, les animaux.

Une fois les mesures prises, Valentina sentit le besoin de se calmer les esprits et d’en apprendre davantage sur la situation familiale de la jeune fiancée. Elle invita les deux Ida à prendre le thé avec des crumpets, une petite pâtisserie faite de farine et de levure comme une minuscule crêpe moelleuse et épaisse.

Les deux Ida se consultèrent du regard et Ida Chagall répondit :

— Malheureusement, nous avons encore plusieurs courses à faire et nous devons prendre le train en fin d’après-midi pour ne pas manquer le ferry de Douvres à Calais.

La modiste les raccompagna jusqu’à la sortie et leur souhaita, en russe cette fois, de faire bon voyage et de revenir bientôt :

— Schastlivogo puti i do svidaniya.

Derrière la porte close de sa boutique, Valentina s’émerveilla de cet heureux coup du sort.

« Il faut croire, pensa-t-elle, que je suis de ces femmes qui ont de la chance. »

* * *

Ce jour-là, après la fermeture de sa boutique, la couturière se rendit au dépôt de surplus de l’armée. Elle trouva quatre parachutes de soie de la Royal Air Force. Des semaines durant, chaque soir, au fond de sa boutique, après le départ de la dernière cliente, elle s’installait à sa table de travail pendant des heures. Elle défaisait tous les panneaux, séparant toutes les cordes. Ainsi elle aurait du fil qui servirait plus tard pour coudre la robe complètement à la main.

En préparation, elle fit des douzaines de croquis à partir d’illustrations trouvées chez un marchand de livres rares et usagés. L’inspiration lui vint de trois tableaux de Chagall : La fiancée de la tour Eiffel, Les trois bougies et La mariée à l’éventail.