Un enfant corse
Faut-il chercher dans l’enfance ce qui préfigure le destin exceptionnel d’un être humain ? Certes, Françoise Dolto a souligné que l’« on n’échappe jamais à l’enfance ». Mais faut-il pour autant trouver dans cette enfance tous les facteurs explicatifs d’une réussite d’exception ? La biographie de Napoléon doit se garder de tels a priori. Le biographe d’un personnage historique d’une telle aura se doit d’éviter toute démarche téléologique. Il appartient en revanche à l’historien de saisir comment le contexte dans lequel se forme un individu peut éclairer ce qu’il est, tout en se défiant de tout déterminisme. Les circonstances de l’enfance de Napoléon Bonaparte tissent à coup sûr le réseau des possibles qui lui permet d’être dans une position favorable à l’orée de la Révolution. Saisir ce qu’a été l’enfance de l’homme Napoléon Bonaparte, c’est comprendre comment le fils d’une famille de notables ajacciens devient un officier capable de mettre à profit, comme beaucoup d’autres, les opportunités offertes aux jeunes officiers de l’armée française par les guerres révolutionnaires. C’est aussi tenter de prendre la mesure de la culture qui a peu à peu forgé l’identité d’un jeune homme prompt à s’enflammer d’abord pour le sort de son île natale, puis pour celui de la France qu’il n’a longtemps vue que comme une terre d’exil. C’est comprendre enfin ce qu’a été le terreau de sa personnalité.
Les Bonaparte : des notables ajacciens
Lorsque Napoléon vient au monde, le 15 août 1769, sa famille occupe en Corse une position qui est loin d’être obscure. Les Bonaparte sont des notables ajacciens de moyenne fortune, propriétaires d’une maison en ville et de quelques lopins de terre. Leurs origines italiennes se situent à Sarzana, petite ville du territoire de Gênes, d’où leur ancêtre, Francesco il Mauro, avait émigré à Ajaccio en 1514 comme simple mercenaire24. Ses descendants – parmi lesquels figurent plusieurs Napoleone, vieux prénom corse qui fera l’étonnement du continent – sont notaires, hommes de loi ou d’Église. Siégeant dès le xvie siècle dans le conseil des Anciens, ils s’allient aux familles les plus distinguées de l’île et sont qualifiés nobles dès le xviie siècle25. Les Bonaparte sont donc l’une des meilleures familles de l’île, au cœur du groupe qui se situe au-dessous des grands féodaux d’origine insulaire : les Istria, les Ornano et les Bozzi. Ils sont apparentés à toutes les familles importantes de l’île, y compris les Bozzi et les Istria, mais aussi les Arrighi de Casanova, les Pietrasanta, les Baciocchi , les Pozzo di Borgo.
En 1759, le père de Charles et son oncle Lucien réussirent à obtenir une reconnaissance de leur parenté avec une branche toscane, mais en réalité il n’existe aucune preuve valable que les Buonaparte de Sarzana et d’Ajaccio étaient des descendants des Buonaparte bien plus illustres de Florence. Carlo et sa famille étaient cependant fiers de cette reconnaissance de noblesse italienne, qui facilite les négociations en vue d’un beau mariage avec Letizia Ramolino, jeune fille de bonne famille ajaccienne, pourvue d’une dot comprenant, dans les environs d’Ajaccio, une parcelle de terre à Campo-di-Loro, une portion de vigne au Vitullo, deux appartements et un four à pain. Le tout est évalué 7 000 lires de Gênes, ce qui était conséquent pour un pays où les dots dépassaient rarement les 11 000 lires26. Née en 1749, orpheline de père depuis 1755, elle était peu heureuse du remariage de sa mère avec François Fesch, officier suisse, protestant converti par amour. Elle se sent encore plus rejetée lorsque naît son demi-frère Joseph, en 1763, et elle a pu tomber rapidement amoureuse du jeune homme qu’était Carlo Buonaparte, né en 1746. Reste que son mariage avec Carlo, en 1764, est un mariage arrangé par les oncles de celui-ci, soucieux de garantir à leur neveu un bon parti : jamais un Buonaparte n’avait jusqu’alors fait un aussi beau mariage. Mais Carlo est lui aussi un parti plus qu’honorable. La maison des Buonaparte, rue Malerba, dont il détient une partie, est l’une des plus belles d’Ajaccio27. Carlo est par ailleurs promis à hériter de propriétés rurales : 23 hectares de vignes aux Salines, mais aussi pâturages et oliveraies aux Milelli. Il jouit donc d’une maison de ville et d’une maison de campagne, de terres, de vignes et de troupeaux qui permettent de vivre noblement, c’est-à-dire sans activité autre que celle qui consiste à gérer ces biens28.
C’est également l’oncle de Carlo, l’archidiacre Lucien, qui l’envoie à Gênes puis à Rome, dès les lendemains de son mariage, en juin 1764. Il s’agit pour lui d’acquérir une formation lui permettant d’exercer une profession susceptible d’assurer des revenus convenables et une position honorable dans sa ville natale. De retour en Corse à l’automne 1765, Carlo opte pour le camp de Paoli qui s’insurge contre la domination génoise et bientôt contre les troupes françaises chargées de pacifier la Corse au profit de la République. Il se consacre avec loyauté au service de Paoli, à l’entourage duquel il appartient sans y exercer néanmoins de fonctions officielles29. Il s’établit avec son épouse, et bientôt son fils Joseph, dans un appartement luxueusement aménagé au sein d’une maison des Arrighi, cousins de Letizia, située sur la place d’armes de Corte. Il appartient à la bonne société et connaît là, avec son épouse, l’ambiance d’une petite cour où il est de bon ton pour une femme, d’être bien mise, ce à quoi Letizia se plie avec grand plaisir.
Carlo fait partie des gestionnaires de l’État corse institué par Pascal Paoli. Il fréquente l’Université de Corte, très récemment ouverte, où il s’initie à la philosophie des Lumières et où il acquiert une culture plus éclairée que celle que l’on dispense alors dans les écoles royales militaires françaises. Il se fait le défenseur des principes démocratiques et libéraux du gouvernement de Paoli et se montre dès lors toujours attaché aux principes de la libération à l’égard du système féodal, de l’égalité devant la loi et des carrières ouvertes aux talents30. Il est resté paoliste tant qu’a duré le gouvernement national31 et il a ainsi connu de l’intérieur une expérience somme toute fort démocratique, où la souveraineté repose sur le grand nombre des partisans, expérience constitutive de l’héritage intellectuel qu’il transmettra à ses fils. Sa famille a résolument embrassé la cause des Lumières, Carlo, d’ailleurs, comme Paoli, entre dans la franc-maçonnerie32. La Corse dans laquelle Napoléon vient au monde est identifiée comme une terre qui a tenté, de façon systématique et précoce, la mise en œuvre des idéaux des Lumières, des principes des droits de l’homme et de la souveraineté populaire. Elle fait figure, et pas seulement grâce à l’essai de constitution rédigé pour elle par Rousseau, de laboratoire politique qui en ce sens peut étonner le monde : une constitution y a été élaborée dès 1735, s’y affirme pour la première fois le droit d’un peuple à disposer de lui-même et y éclôt l’idée de nation33. Le Britannique James Boswell, par son livre, An Account of Corsica, publié en février 1768, témoigne du retentissement de cette expérience qui apparaît comme un modèle précieux, y compris aux yeux des Américains. Il y a donc tout cela dans l’identité corse revendiquée plus tard par Napoléon Bonaparte. Il a du reste lu le livre de Boswell qui figurait dans la bibliothèque de son père34, par ailleurs riche de plus de 1 000 volumes témoignant d’une culture étendue.
Après la signature du traité de Versailles entre la France et la République de Gênes, le 15 mai 1768, et à la suite de la défaite paoliste à Ponte Novo le 8 mai 1769, les Bonaparte se refusent à faire partie des dissidents qui continuent de défendre la cause de Paoli les armes à la main. Leur credo est la légalité et le respect de l’autorité supérieure, credo qui figure donc lui aussi dans le legs spirituel reçu par leurs enfants. Mais s’ajoute à cela la volonté farouche qui anime Carlo Buonaparte depuis l’achèvement de ses études en Italie : celle de s’élever dans la société, celle de se donner toutes les chances d’une ascension sociale solide, y compris en choisissant toujours le bon parti, pragmatisme qui lui aussi se retrouve dans les pratiques de ses héritiers : son ambition était grande, celle de son épouse aussi, et leurs enfants l’ont reçue en héritage. La famille Bonaparte ne poursuit donc pas le combat contre la France et tente bien au contraire de figurer parmi les élites reconnues par les nouvelles autorités. Elle s’emploie du reste à afficher son rang en faisant la reconquête, morceau par morceau, de la maison de la rue Malerba qui avait été peu à peu démantelée entre différentes branches de la famille. Pour assurer son ascension, Carlo Buonaparte, de retour à Ajaccio sans doute dès le 25 mai 1769, tandis que Paoli s’embarque vers l’Angleterre le 13 juin, repart en Italie afin de soutenir une thèse de droit à Pise. Il obtient son diplôme en octobre, ce qui lui permet de prêter serment d’avocat devant le Conseil supérieur de Bastia en décembre 176935. Il siège bientôt au tribunal d’Ajaccio, en tant que procureur36.
Les Bonaparte se rapprochent donc du comte de Marbeuf, devenu gouverneur de la Corse en 1770, poste qu’il occupe jusqu’à son décès en 1786. La France s’empresse de donner satisfaction aux groupes dirigeants en engageant une politique de reconnaissance officielle d’une noblesse. L’édit d’avril 1770 prévoit en effet de reconnaître les familles corses de noblesse ancienne ou liée aux services rendus. Au total, soixante-dix-huit familles sont ainsi agrégées à la noblesse, mais les familles anciennes se sont en général refusé à s’abaisser par la demande d’une confirmation de titre. La Corse est ici aussi un laboratoire, car la noblesse ainsi établie ne jouit pas de privilèges fiscaux ou judiciaires, elle obtient seulement un accès privilégié aux places intéressantes et a la garantie de jouir de l’estime du gouverneur37. La Corse dans laquelle naît Napoléon est donc une terre où s’invente une noblesse sans privilège, distinguée avant tout pour ses mérites et sa fidélité. Charles Bonaparte obtient donc sa reconnaissance de noblesse par la France en 1771, ce qui flatte ce que l’archidiacre Lucien appelle son « orgueil démesuré »38.
Carlo Buonaparte s’assure la protection du gouverneur Marbeuf, qui a lui-même grand besoin du soutien des élites locales. Il est vrai que la fermeté de Marbeuf mécontente même une partie des ralliés à la France : la sévérité avec laquelle il agit contre les rebelles du Niolo – des dizaines d’entre eux sont pendus aux arbres – a impressionné les Corses, enfants comme Joseph ou Napoléon compris : ils grandissent dans une atmosphère d’occupation et de répression39. Carlo Buonaparte n’en poursuit pas moins avec acharnement son dessein d’obtenir les meilleures conditions pour la réussite sociale de sa famille. Marbeuf, en échange du soutien que lui assure Carlo, ne lui ménage pas son aide. Il lui garantit une place de juge assistant à Ajaccio, ce qui lui assure un salaire annuel de 1 200 livres et une réelle influence dans toutes les affaires locales. Il devient conseiller du roi en 1773 puis député de la noblesse pour la juridiction d’Ajaccio à l’Assemblée générale des États de Corse en 177740. Jouissant au total d’un revenu de 2 000 livres annuels, permettant l’entretien de deux servantes, le ménage des Buonaparte a largement de quoi vivre et fait incontestablement partie de la meilleure société d’Ajaccio. D’autant que Carlo représente, grâce à Marbeuf, là encore, la noblesse de l’île aux États de Corse et est envoyé à ce titre à Versailles en 177841. Il achète des terres et profite de ses protections pour récupérer des biens dont la dévolution lui était contestée. Il se montre un physiocrate résolu, asséchant des parcelles marécageuses pour y établir une pépinière de mûriers afin de profiter des subventions promises pour de telles cultures par le gouvernement français en 178242. Il affiche son rang en embellissant la casa Bonaparte où, en 1774, il fait construire un étage et ajouter une terrasse. Il aménage son intérieur au point de jouir de l’un des plus beaux salons de la ville et de l’un des logements les plus spacieux que l’on puisse y trouver. Incontestablement, Carlo Buonaparte a le goût de l’ascension sociale et une ambition démesurée.
Le jeune Napoléon : le goût pour le savoir et pour les armes
Dans la vie qui se déroule au sein de cette belle maison de la rue Malerba se mêlent nourrices et domestiques, paysans et pêcheurs, qui rendent présents les codes de la bonne conduite corse. Or les conversations entre les membres et les amis de la famille se faisaient toujours passionnées, parfois même dramatiques, surtout lorsqu’étaient abordées la question de Paoli ou encore les affaires de famille. C’est dans cette ambiance très spécifique, et marquante pour un enfant, que grandissent Joseph né en 1768, Napoléon, né en 1769, Lucien né en 1775, Élisa née en 1777 et Louis en 1778. À Sainte-Hélène, Napoléon a souligné que les impressions qu’il a reçues dans sa jeunesse sont restées ancrées en lui de façon tenace43 : « La guerre civile de Corse et ensuite française, au milieu de laquelle j’ai été élevé et dont j’ai beaucoup entendu parler dans ma jeunesse m’ont donné beaucoup d’idées sur les peuples conquis. Cette île de Corse, si éloignée de la civilisation de l’Europe, si différente de la barbarie d’Afrique, a ouvert des fenêtres dans mon intelligence et m’a fait entrevoir d’autres rapports. »44 Nul doute en fait que la Corse de Paoli a été pour Napoléon une véritable matrice intellectuelle. Nul doute non plus que les engagements de ses parents avant sa naissance forment très tôt un légendaire familial dont il s’est largement nourri. Nul doute enfin qu’il demeure marqué par la farouche volonté des Bonaparte de manifester et de faire reconnaître la dignité de leur position sociale : les conversations dont il garde mémoire portent aussi sur les actions menées pour recouvrer la possession de terres et obtenir les titres de noblesse auxquels ils estiment avoir droit45.
Dans cette atmosphère passionnée, Joseph et Napoléon sont des enfants choyés et gâtés, libres de s’amuser dans les ruelles d’Ajaccio, libres aussi de s’évader en liberté dans la campagne et les montagnes, où ils s’initient à la chasse, à la pêche, à la natation et même à l’équitation. Ils étaient pour Charles la promesse d’une confirmation de son ascension sociale : avoir deux fils était déjà garantir la pérennité de la lignée. Ils incarnaient la raison d’être de la belle maison ajaccienne et des terres peu à peu agrandies. Pour Letizia aussi, ils étaient ceux qui incarneraient pour une nouvelle génération l’honneur du nom qu’elle a choisi de porter. En femme corse, elle a su tenir les rênes de la famille, affirmant ainsi son caractère mâle et fier, sa grande force physique et morale, son opiniâtreté sans mesure, sans pour autant surmonter sa grande timidité. À Napoléon qui était son préféré – peut-être parce qu’elle l’a porté dans les dangers courus à la fin du régime de Paoli –, elle a su donner des leçons de fierté qui l’ont profondément marqué46. Napoléon lui-même a situé dans son enfance corse les racines de ses aptitudes à comprendre la société et le monde : « J’ai été très bien élevé par ma mère, rappelle-t-il devant Bertrand, en 1819, je lui dois beaucoup. Elle a sagement influé sur mon caractère […]. Elle me donnait l’orgueil et prêchait la raison […]. »47 Elle lui a donné une éducation faite de beaucoup de discipline mais aussi de foi en la destinée48.
Dès l’âge de trois ans, Napoléon sait déchiffrer l’alphabet, mais ce qui très vite, selon sa mère, l’aurait le plus passionné, c’était de jouer avec tambours, fusils et sabres en bois : cependant une telle image s’impose avec tant d’évidence qu’il est difficile de savoir quel crédit lui accorder. Ne faut-il pas émettre un doute quant à cette passion pour l’univers des soldats dont il ne parle pas à Sainte-Hélène ? Un enfant qui grandit dans une ville de garnison ne trouve-t-il pas dans le jeu des armes la distraction la plus évidente ? Combien de petits garçons ont ainsi grandi dans la France du xviiie siècle ? La plupart d’entre eux – comme bien des enfants d’aujourd’hui d’ailleurs – n’avaient-ils pas pour jouets quelques imitations d’armes ? Il est vrai que Napoléon, de surcroît, aimait particulièrement se rendre dans la citadelle et contempler les canons qui s’y trouvent : mais cet espace était au bout de sa rue… Il est vrai aussi que le grand-oncle Luciano aime, à la nuit tombante, lui raconter des histoires de soldat49. Son frère Joseph, dans des mémoires certes tardifs, a lui aussi confirmé l’existence de cet intérêt précoce. Ses parents peuvent en tout cas se dire qu’ils le conduiront aisément vers un emploi d’officier dans les armées du roi, ce qui est finalement l’aboutissement le plus logique pour toute famille corse appartenant aux élites. Pour Letizia notamment, qui bien que richement dotée a épousé un simple avocat, ce serait une belle réussite. Et quand elle constate que Napoléon manifeste un réel goût pour l’étude des nombres et pour s’enfermer dans la lecture, sans doute a-t-elle pu se dire que tous les espoirs étaient permis. Ils confient sa première instruction, et celle de Joseph, aux sœurs béguines puis aux Jésuites d’Ajaccio, expulsés cependant en 1773. Les mémoires de Joseph mentionnent le rôle de l’abbé Recco, fondateur d’un petit collège fréquenté par les enfants de la bourgeoisie ajaccienne. Les deux aînés des Bonaparte y reçoivent les premiers rudiments de leur instruction, Napoléon apparaît alors studieux et matheux50.
Dans le cadre de la politique française de séduction des élites de l’île, les jeunes gens des familles reconnues comme nobles bénéficient de bourses pour faire leurs études sur le continent, dans le cadre de l’attribution annuelle de 600 bourses à des jeunes nobles de familles pauvres. En 1778, Marbeuf, soucieux de consolider sa clientèle corse, fait la demande au secrétaire d’État à la guerre d’une bourse pour l’un des fils de son protégé, afin que Napoléon entre dans une école militaire. Joseph, qui a toujours montré un caractère plus doux que son frère, est destiné à la prêtrise. Ce qui relève du destin de l’aîné concerne Napoléon. Marbeuf agit en cela comme tous les gouverneurs de provinces, et il ne fait donc bénéficier les Buonaparte d’aucun passe-droit. La bourse est attribuée en décembre 1778. La nouvelle arrive en Corse alors que Carlo Bonaparte, ses deux fils aînés et le demi-frère de Letizia, Joseph Fesch, sont déjà en route, depuis le 15 décembre, pour le continent. Les deux enfants Bonaparte ont en effet pu être inscrits au collège d’Autun, alors même que les preuves de noblesse de la famille n’ont pas encore été homologuées : ils y sont sous la protection de l’évêque de la ville, neveu de Marbeuf51. Pour Carlo Bonaparte, le fait que ses fils intègrent des collèges français est une réussite qui couronne dix ans d’efforts inlassables pour gravir l’échelle sociale. L’obtention de la bourse pour Napoléon est une autre consécration, une véritable assurance pour l’avenir de la famille. Car tel a été le rôle souvent oublié du père de Napoléon : il a su obtenir pour sa famille les protections garantes de la meilleure position sociale à laquelle ils puissent prétendre en Corse, il a su tirer le meilleur parti de la nouvelle conjoncture due au passage de la Corse dans le giron français. Sa préoccupation constante de donner à ses enfants la meilleure éducation les a dotés d’un atout essentiel. Mais dans l’immédiat cette stratégie implique pour Napoléon un rude sevrage culturel et affectif, une séparation radicale d’avec les siens et d’avec son pays natal.
Dans l’attente de la bourse qui doit permettre à Napoléon d’entrer dans un collège militaire, les deux frères découvrent à Autun, où ils arrivent début janvier 1779, un univers qui leur est étranger : alors que chez eux ils parlaient italien et corse, ils vivent désormais dans un milieu où les langues sont le français et le latin. C’est là qu’ils apprennent leur nouvelle langue. Joseph aurait réussi plus vite que son frère à maîtriser le français, mais aussi la rhétorique, la philosophie et la physique, les thèmes et les versions. S’il lui sauve la mise en rédigeant souvent ses devoirs, il ne l’empêche pas d’être victime des moqueries de ses camarades, prompts à railler son langage un peu rude et son caractère toujours sombre. Mais tous deux se font aussi remarquer par leurs enseignants en raison de leurs capacités à briller dans leurs études.
Un adolescent solitaire et instruit : de Brienne à l’école militaire de Paris
Napoléon ne reste que trois mois à Autun. Selon son maître, l’abbé Chardon, il y aurait appris suffisamment de français pour parvenir à « faire librement la conversation »52. Il arrive à Brienne-le-Château, en Champagne, à la mi-mai 1779, après qu’ont été enregistrées les preuves de noblesse fournies par son père à d’Hozier. Brienne est l’une des douze écoles préparatoires militaires fondées en 1776 pour former le vivier des élèves de l’École militaire de Paris. Mais de ces douze écoles, seules celles de Pont-à-Mousson et de Sorèze se sont acquis une bonne réputation. Brienne est confiée aux Minimes de l’Ordre de Saint-Benoît, moines pauvres et peu instruits. Douze religieux y enseignent les humanités. Mais ce sont des maîtres laïques qui viennent enseigner les mathématiques, les langues étrangères, l’écriture, le dessin, l’escrime et la danse. Cet univers, où Bonaparte vit durant cinq ans, est en tout point opposé à ce que l’enfant a connu jusqu’alors : loin du soleil et de la mer, il doit surmonter le sevrage affectif dans un quotidien tout entier consacré à l’étude et dominé par la discipline. La protection de la famille Loménie de Brienne, obtenue par les Marbeuf, n’y change rien53.
Brienne est un collège militaire, certes, mais aussi nobiliaire et surtout monastique par le mode de vie imposé aux pensionnaires. Au nombre de 120, la moitié d’entre eux provient de familles nobles qui paient la pension et la scolarité de leur enfant ; l’autre moitié est constituée par les élèves boursiers, issus de familles nobles pauvres, entretenus par la monarchie qui verse pour chacun d’eux 700 livres par an. Une telle école n’est en réalité que très partiellement militaire. Certes on y enseigne l’art des fortifications en fin d’études. Pour le reste, de la septième à la seconde, ce qui occupe l’essentiel du temps des élèves, ce sont les matières de base enseignées alors dans tous les collèges, militaires ou non : français, latin, histoire et géographie, un peu de physique et d’astronomie, mathématiques et enfin arts d’agrément, soit musique, danse, escrime et équitation. La doctrine éducative d’alors veut que l’enfant grandisse hors de sa famille54 : les sorties accordées au cours des cinq ou six ans que durent les études préparatoires sont très rares. Les conditions de logement ignorent le confort : si chaque élève jouit d’une cellule individuelle, sommairement meublée, celle-ci ne dispose d’aucun moyen de chauffage dans cette contrée où pourtant les hivers sont très froids55.
Dans un tel lieu et un tel mode de vie, Napoléon se sent très isolé et développe une sensibilité exacerbée par le sentiment de l’exil et de l’isolement. En dépit des enseignements de l’abbé Chardon à Autun, il a encore un gros retard en français et on le confie donc, pour le rattraper, à un maître particulier, le père Dupuis. Il est autorisé, en compensation, à ne pas suivre la classe de latin56. Si bien que jamais Napoléon n’a eu accès aux auteurs anciens de façon directe, et jamais il n’a été formé aux humanités comme la plupart des hommes distingués de son temps. Il tire profit de l’enseignement du père Patrault, bon mathématicien57, mais Brienne ne se distingue dans aucune autre discipline. Quant à l’enseignement religieux qui y est dispensé, il ne permet même pas à Napoléon de continuer à nourrir la croyance dans laquelle sa mère l’a élevé : il semble bien que lorsqu’il fait sa première communion en 1781, il a déjà perdu la foi58.
À Brienne, il se montre tout à la fois morose et fier. C’est dans la solitude à laquelle il est alors confronté qu’il remodèle toutes les impressions et héritages emportés de sa Corse natale. D’autant que c’est précisément en raison de ses origines corses qu’il est stigmatisé par ses camarades, qui n’hésitent pas à lui faire sentir qu’il est un vaincu, originaire d’une terre récemment colonisée. Alors qu’il n’a pas même encore dix ans, ses condisciples le raillent pour son nom et plus encore son prénom, qui signent ses origines : Napulionè, comme le prononce Napoléon, de Buonaparte… incompréhensibles, imprononçables ! Il est de plus méprisé en raison de son rang social : il n’est, pour d’autres pensionnaires fils de grands seigneurs, qu’un boursier du roi, forcément issu d’une famille noble indigente. Nourri du sens de l’honneur que lui ont inculqué ses parents, il ne peut qu’être en conflit permanent avec ces enfants qui le dénigrent et le méprisent pour ses origines géographiques et sociales : moqué pour son pays, sa couleur de peau et son accent, il est, dirait-on aujourd’hui, un parfait immigré. Il réagit en se montrant justement fier de son histoire familiale et des actes héroïques de ses parents aux côtés de Paoli, l’ennemi de la France. Il retourne donc à son profit ce qui est le sujet même des railleries dont il est l’objet et entre dans un processus complexe d’identification à Pascal Paoli, qui occupe alors une place essentielle dans son imaginaire59. Car il est pour lui l’incarnation de la résistance à l’ordre aristocratique que tout, dans sa vie d’alors, le pousse à réprouver, il est l’emblème du droit des peuples à se dresser contre le despotisme de leurs princes60.
Il grandit donc en se forgeant sa propre légende, qui seule l’aide à se montrer digne des espoirs que ses parents ont fondés sur lui. Face à des camarades qui bénéficient des privilèges de la société d’ordres, il se montre fier de la famille, de la société et de l’histoire corses dont il est issu. Il parvient à tirer honneur de tout ce qui suscitait des reproches. Ce faisant il se construit incontestablement une personnalité spécifique, dans la méfiance à l’égard d’autrui et une solitude qu’il préserve autant que possible. Bourrienne, l’un de ses rares amis, se rappelle qu’il était « inadapté, insociable, impopulaire et agressif »61. Castres de Vaux le dit « peu communicatif, peu aimable, d’une figure peu prévenante, toujours mal peigné et d’une assez mauvaise tournure ». Un autre témoin se souvient d’un adolescent « sombre, farouche, presque toujours renfermé en lui-même »62. Son enfance corse puis champenoise fait de lui un être d’une dévorante fierté et d’une insatiable soif de revanche sociale.
La fierté de son nom et de son ascendance vient aussi de ses lectures auxquelles il consacre beaucoup de temps. Il emprunte de nombreux livres à la bibliothèque, dans lesquels il prend de longues notes : « Quand il partit pour l’École militaire de Paris, il emporta avec lui la valeur de cinq à six mains de papier remplies d’extraits. »63 Il se nourrit de l’histoire grecque et de l’histoire romaine, qui a donné aux générations d’alors un souffle nouveau. Les héros de Plutarque dévoués à leur patrie et à la lutte pour l’égalité le confortent dans l’idée que ses héros corses sont seuls estimables face aux nobles qui ne se battent que pour défendre leurs privilèges. Les paolistes ont lutté contre le despotisme des monarques et les principes inégalitaires de l’aristocratie féodale, tandis qu’il se plaît à voir dans la mère des Gracques une figure évocatrice de sa propre mère. Or, il lit également plusieurs ouvrages sur la Corse, surtout ceux qui exaltent Paoli, et il construit ainsi son univers intellectuel dans un va-et-vient entre l’histoire antique et l’histoire de sa terre natale.
Il apparaît à tous comme particulièrement mûr et grave, mais il ne faut pas oublier qu’il est plus âgé que ses camarades, puisqu’il est entré à Brienne à dix ans, quand la plupart des autres pensionnaires y entrent à neuf ans. Sa maturité le mène assez rapidement à un « athéisme personnel durable »64. Elle le conduit aussi à jeter un regard critique sur l’attitude de son père qui vient lui rendre visite en juin 1784 : Napoléon juge qu’il « affecte trop la politesse ridicule du temps » et qu’il dépense trop d’argent au paraître d’un habit aristocratique que son fils juge ridicule. Tout cela ne l’empêche pas de confirmer résolument ses dispositions en mathématiques, « science où il réussit le mieux », souligne Castres de Vaux. Bourrienne a confirmé qu’il est en effet toujours premier en mathématiques, mais aussi excellent en histoire et en géographie65, aidé, dit-on, par une excellente mémoire et une grande capacité de travail66. Dès 1783, le chevalier de Kéralio, venu soumettre les élèves à examen, l’avait remarqué : « J’aperçois ici une étincelle qu’on ne saurait trop cultiver », aurait-il dit. L’école militaire de Paris recrute l’élite des élèves des écoles royales militaires âgés de treize à quinze ans : Napoléon est jugé digne d’en faire partie en 1784. Son brevet de cadet-gentilhomme est signé le 22 octobre 178467. Il quitte Brienne pour l’école du Champ-de-Mars en octobre 1784, à l’âge de quinze ans.
L’École militaire est vouée avant tout à faire de ses élèves des gentilshommes accomplis qui maîtrisent parfaitement les règles de la bienséance. Napoléon y découvre un train de vie réservé aux officiers qui fait contraste avec ce qu’il a connu jusqu’alors ; l’ostentation y est de mise, un certain luxe fait partie du quotidien. Il en nourrit une critique encore plus résolue du système social de la France d’Ancien Régime et de ses privilèges, système dont il perçoit d’ailleurs la crise dans laquelle il entre. Il réprouve un encadrement religieux qui fait de l’allégeance personnelle au système nobiliaire et monarchique un devoir majeur. Il côtoie quotidiennement les fils des familles de bonne et riche noblesse, fiers de leurs privilèges et sûrs de leur bon droit à en jouir. Il s’y forme durant un an, dans une classe qui le destine à l’artillerie. Selon Castres de Vaux, l’encadrement de l’École militaire était loin d’être brillant, un seul des six officiers placés à la tête de celle-ci était en état d’écrire quatre lignes sans faire de fautes d’orthographe. En revanche le directeur des études, monsieur de Valfort, jouissait de la considération des élèves, et les professeurs étaient pour la plupart très estimés, notamment le maître d’équitation, Dauvergne – ou d’Auvergne. Le plus remarqué était le professeur d’histoire, Léguille – ou Delesguille –, faisant de passionnantes comparaisons entre les temps passés et les temps présents. L’enseignement des mathématiques bénéficiait du savoir de Louis Monge, frère du plus célèbre Gaspard Monge, et de Legendre68. Au total, l’École militaire de Paris n’est pas une école de guerre, ce n’est pas en son sein que Napoléon a pu apprendre l’art de la stratégie et de la tactique. Pour le reste, l’ensemble de l’École était touché par une dissolution des mœurs que réprouvait vigoureusement Bonaparte, au risque de se brouiller avec ses rares amis.
C’est à l’école militaire de Paris que Napoléon a appris la mort de son père, survenue le 24 février 1785 à Montpellier. Napoléon réagit en écrivant à son grand-oncle, l’archidiacre Lucien, qu’il espère trouver en lui un nouveau père et chef de famille69. Il ne songe alors nullement à s’imposer comme le chef de la famille mais ne fait pas davantage confiance, pour cela, à Joseph, qui n’a qu’un an et demi de plus que lui, il est vrai, mais qui a recueilli le dernier souffle de leur père à Montpellier. Joseph, pourtant, assume fort bien ce qui lui incombe désormais, y compris la gestion d’un patrimoine relativement important70. Napoléon, pour sa part, sait qu’il lui revient pour l’heure d’achever sa formation et d’obtenir un brevet d’officier. Comme à Brienne, il reste à l’écart de ses camarades, préférant se réfugier dans la rêverie, « on ne m’aimait guère », se souvient-il devant Madame de Rémusat71. Il demeure d’une sensibilité exacerbée : selon son professeur de grammaire, Domairon, il était alors comme « du granit chauffé au volcan ». Il continue de s’absorber dans ses lectures, portant son intérêt sur l’histoire de l’Europe, des Amériques, du monde arabo-musulman et des Indes, il lit nombre de traités de géographie, d’économie, de mathématiques, de physique, de mécanique, il médite sur les œuvres de Buffon et de Raynal et il commence, en 1785, à découvrir Voltaire, Montesquieu et Rousseau72. Tandis que son professeur d’allemand, par exemple, le trouve nul, il se fait encore remarquer par ses talents de mathématicien. Louis Monge a laissé à son sujet un témoignage assez précis :
« Réservé et laborieux, préfère l’étude à toute espèce d’amusement, se plaît à la lecture des bons auteurs ; connaissant à fond les mathématiques et la géographie ; silencieux, aimant la solitude, capricieux, hautain, extrêmement porté à l’égoïsme, parlant peu, énergique dans ses réparties ; ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux et aspirant à tout ; ce jeune homme est digne qu’on le protège. »73
Il est reçu officier à l’issue de sa première année et d’un examen passé devant un jury où siégeait Laplace : 42e de 58 promus, il ne sort pas avec un bon rang, mais il est en avance pour son âge et a réussi du premier coup un concours difficile. En réalité, il est l’un des très rares cadets à devenir lieutenant à l’issue d’une seule année d’école. Et il est le premier Corse à sortir de l’École militaire de Paris, tandis qu’un seul de ses compatriotes est alors officier dans l’une des armes savantes : il acquiert ainsi un statut qui le place d’emblée dans une position spécifique sur la scène corse. Le 1er septembre 1785, il est nommé lieutenant en second au régiment d’artillerie de la Fère, alors en garnison à Valence74.
Les années de formation de Napoléon éclairent donc d’un jour singulier la personnalité du futur empereur. Car ce n’est finalement pas une éducation très soignée qu’il a reçue. À Paris, comme à Ajaccio puis à Brienne, il n’a pas bénéficié d’un enseignement d’exception. Certes, ses parents ont toujours su que la réussite de la famille dépendrait d’une éducation continentale qui mettrait fin à une enfance corse où Napoléon a souvent poussé comme une herbe sauvage. Mais dans la France de la fin du xviiie siècle, Brienne n’était nullement un lieu d’éducation prestigieux, ce n’est ni le collège des Quatre Nations où a été formé Rétif de La Bretonne, ni celui de Navarre, fréquenté par Condorcet75, et il n’est en rien comparable au célèbre pensionnat des Oratoriens de Juilly. En revanche Napoléon a sans doute tiré le profit maximal de ce que pouvaient offrir les institutions dans lesquelles il a été formé. Y compris en se nourrissant intellectuellement de tous les livres qui y étaient à sa disposition. Du sentiment de sa différence, et de sa volonté de défendre l’honneur de sa terre natale et de son nom, est née en lui une volonté farouche de s’instruire par lui-même, de comprendre le monde dans lequel il vit. D’autant plus qu’il a très tôt compris tout ce qui séparait la Corse de Paoli de la France des Bourbons. Il semble animé du besoin de saisir tout ce qui est constitutif de cette spécificité. Les héros d’une Corse indépendante et démocratique, il les saisit au prisme de ceux de l’histoire grecque et romaine. Son destin de jeune noble méprisé par les Français, il le pense au service d’une patrie libérée du joug français. Sa Corse natale, il rêve de l’aider à devenir un modèle politique dressé face à une Europe aristocratique contre laquelle il retourne le mépris dont il est l’objet.