4

Un général victorieux adulé

Dans les mémoires qu’il a dictés à Sainte-Hélène, Napoléon a souligné que sa rencontre avec la veuve du général Beauharnais s’est faite à la suite du 13 vendémiaire. En charge du commandement de l’armée de l’Intérieur, il est sollicité par Eugène de Beauharnais qui souhaite la restitution de l’épée de son père, confisquée dans le cadre du désarmement général. Touché par la sensibilité du jeune homme qu’il reçoit le 9 octobre, Bonaparte lui témoigne une bienveillance telle que Rose de Beauharnais juge utile de venir l’en remercier dès le lendemain : « La connaissance devint bientôt intime et tendre, et ils ne tardèrent pas à se marier », commente Napoléon146, qui élude ainsi la question des dissonances de cette alliance entre lui, qui incarne la vertu, et elle, qui est l’une des égéries de la société des Incroyables et des Merveilleuses. Ne veut-il pas dire ainsi que celle qui devient son épouse ne pénètre dans sa vie que sur un plan strictement amoureux ? C’est faire peu de cas du fonctionnement des réseaux politiques et sociaux qui se tissent autour de lui. En se rapprochant de Joséphine, il se place plus que jamais au cœur de la coterie formée autour de Barras. De plus, il s’affiche aux côtés de l’une de ces merveilleuses de la haute société thermidorienne, comme si son nouveau rang dans l’armée et son nouveau rôle sur la scène politique lui donnaient droit à un rang équivalent dans la société civile.

Son allure ne semble pourtant pas faite pour l’aider à occuper un rang brillant : tous les portraits livrés du Bonaparte d’alors le disent maigre, d’un teint bilieux, avec des cheveux pendant en oreilles de chien, et une mise peu élégante, une parole toujours brève et un accent corse très marqué. Avec son regard sombre, mais déjà fascinant, et son air grave, au moins se distingue-t-il dans la société du Directoire qui affiche toilettes chatoyantes et mines toujours réjouies. Sans doute assume-t-il d’apparaître ainsi singulier, revendiquant même d’être celui par qui passe le maintien de l’ordre dans une société qui par ailleurs rêve, à ses sommets du moins, d’oublier les temps de la Convention dans les plaisirs et la frivolité, dans la richesse aussi. Sans doute même désire-t-il être distingué pour cela même par la femme qui le fascine alors, et qu’il désire épouser pour mieux signifier sa réussite sociale : issu d’une modeste noblesse corse, il entrerait, par un tel mariage, dans la très bonne société de la France ancienne. D’autant qu’il voit en elle, à tort, une représentante du grand monde nobiliaire versaillais disparu. Certes elle est plus âgée que lui, puisque née à la Martinique, le 23 juin 1763. Certes elle a déjà deux enfants, Eugène et Hortense. Mais l’épouser serait un bon moyen d’asseoir définitivement sa position dans la nouvelle société. Et puis Bonaparte est, sous ses dehors abrupts et sauvages, un romantique avant l’heure capable de se laisser brûler par l’amour. Il l’a prouvé en écrivant Clisson et Eugénie après son échec avec Désirée Clary. Cette fois, puisqu’il occupe lui-même une position plus qu’honorable, et même enviable pour une veuve en mal de protection, il se sent en mesure de mener son projet à son terme. Et son projet est de pouvoir laisser libre cours à l’amour qu’il éprouve pour Rose, qu’il renomme Joséphine, façon de la faire entièrement sienne. Rose pour sa part n’est pas indifférente à l’idée de séduire cet homme sur qui convergent alors bien des regards, elle est quelque peu flattée d’être distinguée par cet officier singulier : la Révolution n’a-t-elle pas consacré les héros militaires ? Comment, donc, n’être pas sensible à la cour assidue que lui fait Bonaparte ? Le mariage est célébré le 9 mars, cinq mois après leur première rencontre : la Révolution est décidément un temps d’accélération des existences humaines. Deux des témoins sont Barras et Tallien : Bonaparte n’est décidément plus un obscur officier, il se marie entouré des plus grands noms de la scène politique du moment.

Dès janvier 1796, tout en assumant son commandement de l’armée de l’Intérieur, il a recommencé à travailler au plan d’une invasion de l’Italie qui permettrait de vaincre les Autrichiens dans le Piémont. Il est nommé commandant en chef de l’armée d’Italie le 2 mars, quelques jours avant son mariage. Fallait-il celui-ci pour que Bonaparte reçoive ce commandement de Barras ? Certes, ses liens avec les maîtres du jeu politique d’alors ont sans doute favorisé cette nomination. Mais les raisons militaires pouvaient se suffire à elles-mêmes. Au cours de l’année 1795, la France a réussi à vaincre sur de nombreux fronts grâce à la levée en masse et aux mesures de Carnot. La première coalition est presque totalement désintégrée : la paix a été signée avec la Toscane, avec la Prusse, avec l’Espagne, la Hollande et la rive gauche du Rhin sont soumises à la France. Il ne reste plus à vaincre qu’une alliance anglo-autrichienne, soutenue aussi par les Sardes. Au printemps de 1796, Carnot, l’un des cinq Directeurs, est décidé à reprendre l’offensive contre l’Autriche afin de la forcer à une paix séparée : l’armée de Rhin-et-Moselle, conduite par Moreau, et celle de Sambre-et-Meuse, dirigée par Jourdan, doivent triompher de Würmser sur le Haut-Rhin et marcher sur Vienne. Une diversion serait faite par l’armée d’Italie, vouée à menacer la Lombardie afin de forcer l’Autriche à utiliser des troupes loin de son territoire. Les directeurs Barras et Reubell soutiennent d’autant mieux le projet qu’ils voient dans l’Italie une terre opulente dont le contrôle permettrait de renflouer les caisses de l’État.

Or, le général Schérer, à la tête de cette armée d’Italie, n’a fait preuve d’aucune initiative et n’a remporté aucun succès face aux Austro-Sardes dirigés par Beaulieu. Carnot, qui se méfie pourtant de Bonaparte, a eu l’occasion à plusieurs reprises de prendre connaissance de ses plans concernant l’invasion de l’Italie. Depuis les lendemains de Toulon, Bonaparte a multiplié les rapports sur ce sujet. Carnot sait qu’il est le seul officier général capable d’être immédiatement opérationnel pour cette importante manœuvre de diversion au Sud. Le Directeur La Révellière-Lépeaux a reconnu que cette nomination, proposée par Carnot, a fait l’unanimité au sein du Directoire147. La proposition ne vient donc pas de Barras, qui la soutient néanmoins. Elle en scandalise certains, inquiets de voir une armée confiée à un général qui n’avait jamais fait ses preuves sur un véritable champ de bataille. D’autres – tel Dupont de Nemours – se disent horrifiés de constater que le Directoire peut faire confiance à un opportuniste148. Mais l’armée d’Italie le connaît depuis 1794 et sait ce dont il est capable, les offensives victorieuses de cette année-là lui doivent beaucoup. Lorsqu’il arrive à Nice le 26 mars 1796, il sait qu’il a en main une carte essentielle, mais il sait aussi que cette carte est difficile à jouer tant l’armée d’Italie, composée de quelque 30 000 hommes, est mal pourvue.

Expériences italiennes

Entre crise financière du Directoire et malversations des fournisseurs aux armées, l’armée d’Italie souffre d’une misère emblématique des difficultés dont la République doit triompher. Aux insupportables problèmes matériels, les hommes répondent par l’indiscipline et la maraude. Dans les harangues qu’il multiplie devant eux, il leur signifie qu’il a conscience de ce qu’ils vivent et leur propose d’y remédier par la victoire. À Sainte-Hélène, il a recousu ensemble les textes prononcés lors de ses différentes revues, livrant ainsi tardivement la version officielle d’un premier discours de guerre qui n’aurait jamais existé :

« Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers, sont admirables ; mais il ne vous procure aucune gloire ; aucun éclat ne rejaillit sur vous. Je veux vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde. De riches provinces, de grandes villes seront en votre pouvoir ; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d’Italie manqueriez-vous de courage ou de constance ? »149

Ces mots ainsi rassemblés témoignent de la façon dont il a pu séduire soldats et officiers, en les convainquant du bien-fondé de sa stratégie offensive. Bonaparte a déjà compris le rôle essentiel du lien direct avec les hommes, et il sait l’impact que peut avoir sur eux une brillante éloquence. En leur montrant qu’il est conscient de leur dénuement, il se veut un chef capable d’être proche de ses hommes, comme il l’a été à Toulon. En saluant leur courage, il leur montre que leur chef sait reconnaître leurs mérites : de fait, ils ont appris la guerre dans les Alpes et sont dotés d’une solide expérience. Et en leur proposant d’aller chercher la richesse en Italie du Nord, il s’engage à faire vivre l’armée sur le butin de la guerre. Mais en leur promettant gloire et avancement, il prouve qu’il a compris que la guerre est devenue pour ces hommes un métier et un moyen d’ascension sociale. Fort de la réputation qu’il avait déjà pu se faire auprès des hommes qui étaient à Toulon, dans la même armée, il peut ainsi rendre quelque espoir à ces combattants qui viennent pour partie des volontaires de 1792, pour une autre des grandes levées de 1793, auxquels s’ajoute un noyau de soldats de métier. L’armée d’Italie est animée par un réel patriotisme et un certain jacobinisme, endurcie par quatre années de privations et de combats de postes. Elle n’est donc pas une armée sans qualités et sans résistance150. Elle est notamment apte à une endurance physique qui se révèle précieuse dans les marches forcées151.

Quant aux généraux divisionnaires, Masséna, Sérurier, Laharpe et Augereau, tous plus âgés et plus aguerris que Bonaparte, ils forment « une véritable internationale patriotique et jacobine » dont les convictions n’ont pas compté pour rien dans les prouesses accomplies par les soldats. Leur rencontre avec Bonaparte se fait également le 27 à Nice : ceux qui le voient pour la première fois comprennent vite que son allure chétive et sa mise à la diable reflètent bien mal les aptitudes au commandement qui caractérisent leur nouveau chef. Ils se montrent tous très vite dévoués à la cause de la victoire qu’il leur fait miroiter. Bonaparte place rapidement son armée sur le pied de guerre, multipliant revues et inspections, luttant contre les défections des fournisseurs aux armées, organisant un prompt remplacement du matériel défectueux, réprimant les mutineries de mars avec une grande sévérité152 : il est urgent de partir et de vaincre afin de garantir la paye des hommes et de pouvoir ainsi rétablir la discipline, car « sans discipline point de victoire »153.

Les mois qui suivent sont essentiels dans le destin de Napoléon Bonaparte. C’est alors qu’il passe de l’ombre à la lumière, c’est alors qu’il se découvre un destin national et international et qu’il prend conscience de sa valeur, au fur et à mesure d’événements qui s’enchaînent en un temps d’une densité exceptionnelle. C’est alors que, tout en confirmant ses qualités d’homme de guerre, il acquiert jour après jour les compétences d’un homme d’État sûr de sa force. Les 47 000 hommes de l’armée d’Italie quittent Nice le 2 avril. Bonaparte fait appliquer le plan qu’il a mûri durant deux ans, consistant à s’emparer du point de jonction des armées sarde et autrichienne, à Carcare, point de convergence des routes de Turin et de Milan. Par les combats de Montenotte le 12 avril, de Millesimo le 13, de Dego le 14 et le 15 avril, contre les Sardes et les Autrichiens, il prend le contrôle de cette position essentielle de Carcare. Après avoir de nouveau vaincu les Sardes à Mondovi, le 21 avril, la voie du Piémont s’ouvre à son armée : les deux armées ennemies ne peuvent plus faire leur jonction. À Cherasco, le 26 avril, il proclame devant ses soldats :

« Soldats, vous avez en quinze jours remporté 6 victoires, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la partie la plus riche du Piémont ; vous avez fait 17 000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10 000 hommes. […] Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie, souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert. Grâces vous en soient rendues, soldats ! »154

Bonaparte rend donc un brillant hommage à des hommes qui ont su vaincre malgré le dénuement, il leur annonce que le temps de la misère est fini puisque les magasins de l’ennemi, nombreux, sont sous leur contrôle : les vainqueurs du jour, qui peuvent désormais être regardés comme les égaux des soldats de Hollande et du Rhin, vont cesser de connaître la faim en s’établissant dans le Piémont. En un mois, Bonaparte a donné à son armée honneur et satisfactions matérielles : il est ainsi aisé de comprendre l’enthousiasme de celle-ci pour son nouveau chef et le ralliement sincère de son état-major. L’armistice avec les Sardes est signé à Cherasco le 28 avril : Bonaparte a les mains libres pour partir vers la Lombardie vaincre le gros de l’armée autrichienne.

La victoire du pont de Lodi, le 10 mai, lui ouvre les portes de Milan et de la Lombardie : le général en chef y a payé de sa personne, mais il a aussi pu compter sur l’extrême courage de Masséna, Berthier, Lannes et Reille. Son armée est accueillie en libératrice par les Lombards, ce qui conduit Bonaparte à se poser la question de son rôle politique. Il a dit à Sainte-Hélène qu’au soir de Lodi il aurait eu pour la première fois l’idée qu’il pourrait jouer un rôle d’importance en Europe : si cela a pu être une recomposition a posteriori, ce n’en est pas moins l’écho de sa prise de conscience d’alors155. En mars 1796, il écrit à Joséphine que la nature lui a fait « l’âme forte et décidée ». En juin, il affirme que son cœur n’a jamais rien senti de médiocre et que « jamais [s]on sort ne résistera à [s]a volonté »156. Le Directoire, Carnot en tête, persiste néanmoins dans sa volonté de ne voir en l’armée d’Italie qu’une armée de diversion : il interdit à Bonaparte de mener à bien son projet de partir vers le Tyrol pour vaincre les Autrichiens, et il entend que Bonaparte se contente de menacer le souverain pontife : la conquête de Milan doit, selon le Directoire, revenir à Kellermann. Bonaparte, lui, estime qu’il a déjà remporté assez de victoires brillantes pour ne pas partager le commandement de l’armée d’Italie : il met sa démission dans la balance tout en faisant occuper Milan par Masséna.

Inquiets pour leur sort, les autres princes inféodés à l’Autriche, les ducs de Parme et de Modène, demandent la paix. Bonaparte négocie directement avec eux et leur impose de lourdes contributions de guerre, continuant ainsi d’appliquer son plan de nourrir et d’équiper son armée en puisant dans les richesses italiennes qui lui permettent de surcroît de renflouer les caisses du Directoire à hauteur de 50 millions. Ce faisant, il continue de donner au gouvernement de nouvelles raisons d’être tout à la fois inquiet de son indépendance et dans l’impossibilité de le limoger. Cette indépendance, il la manifeste dans sa rencontre avec les hommes qui, de Milan, viennent lui dire leurs espoirs en un soutien de la France à des réformes. Ils souhaitent une République protégée par la France, tandis que le Directoire n’en veut pas, préférant conserver la Lombardie comme monnaie d’échange. Mais Bonaparte est séduit par le discours des délégués lombards, parmi lesquels il distingue tout particulièrement Melzi d’Eril. C’est désormais contre le Directoire qu’il soutient les projets républicains italiens157, tandis qu’il demeure proche des milieux jacobins, nouant même des liens avec Buonarroti.

Son entrée dans Milan, le 15 mai 1796, est triomphale, car la population attend beaucoup de ce vainqueur des Autrichiens, qui en effet organise des élections à Milan et un nouveau gouvernement en Lombardie. Il s’installe au château de Mombello, où il multiplie bals et réceptions pour organiser autour de lui une véritable cour, tout en œuvrant désormais à la républicanisation de l’Italie. Il invente ainsi une nouvelle façon d’être un général révolutionnaire victorieux. Tout en se mettant à l’écoute des attentes des Italiens séduits par la voie politique française, il commence à se construire un destin politique hors du commun. Ce même 15 mai, le Directoire conclut la paix avec le roi de Sardaigne, tandis que les cités lombardes, en versant les taxes dues au vainqueur, permettent à l’armée non seulement d’être nourrie et équipée, mais aussi de se réorganiser et de se renforcer. Bonaparte prévoit dès lors d’assiéger la plus forte place de l’Italie du Nord, Mantoue, et n’entend plus que le Directoire l’empêche de réaliser ses desseins : contrôler la vallée de l’Adige pour aller faire sa jonction avec Jourdan et Moreau. Sans cesse ramené à l’armée d’Italie, en 1794 comme en 1795 et en 1796, il semble toujours fasciné par les champs de bataille de l’Est, comme si la seule vraie gloire ne pouvait être conquise que là.

En Italie, il est déjà absorbé par les contraintes politiques : la lourdeur des contributions a conduit plusieurs villes à la révolte et il se résout à envoyer Lannes faire un exemple en menant de dures représailles à Binasco, où des Français ont été assassinés par ceux que les Autrichiens n’ont pas eu de peine à dresser contre les nouveaux conquérants. Lui-même livre Pavie au pillage après avoir fait exécuter les membres de la municipalité158. Il poursuit la vengeance en faisant fusiller devant leurs maisons les rebelles de sept ou huit villages des environs de Tortone159. Les réalités de la guerre lui font oublier la philosophie des Lumières dont il se nourrissait encore il y a peu. Les nécessités politiques et militaires font de lui un homme différent de celui qui a quitté la Corse en 1793. Il fait l’apprentissage des modalités du gouvernement des esprits, ordonnant des représailles exemplaires, tout en les couplant à des démonstrations de clémence, et aux punitions des soldats qui commettent de graves exactions contre les personnes et les biens. Mais il fait peu de cas des espoirs politiques qui s’expriment en deçà du monde des notables : il fait fermer les clubs patriotes de Milan dès mai 1796160. La crainte du développement d’une nouvelle Vendée sur les arrières de l’armée, comme celle de voir la situation politique urbaine lui échapper, le conduisent à un pragmatisme qui ne passe pas par la relecture de Voltaire ou de Rousseau.

C’est également par pragmatisme qu’il accepte de se soumettre aux injonctions du Directoire d’aller vers Rome par Bologne et Florence : pour Paris, chaque nouvelle révolution que pourraient ainsi allumer les armées françaises est susceptible de rapporter de nouvelles et précieuses indemnités de guerre. Bonaparte, lui, persiste à songer à des alliances, voire à des Républiques sœurs, plus qu’à des conquêtes, il agit en soldat mais il pense déjà en homme d’État, tout en disant perdre la raison pour cause d’absence de Joséphine ! Il parvient à s’assurer de la neutralité de Naples, de l’alliance de la principauté de Lucques, de la possession du port de Livourne, du soutien du grand-duc de Toscane, et du bon vouloir de Rome : il a ainsi la certitude que l’Italie ne bougera pas s’il reprend les opérations contre les Autrichiens. Les exigences du Directoire ont servi ses propres desseins, mais il impose ses vues à Paris. À Bologne, il constate que « les nobles et les grands seigneurs qui sont à la tête du gouvernement sont des hommes modérés et sages. Ce pays-ci est uni ; il demande son ancienne constitution »161. Ce ne sont pas là des propos de révolutionnaire, mais d’homme politique avisé qui veille à utiliser au mieux les opportunités du moment. Bonaparte fait ses preuves de diplomate en Italie centrale tout en confirmant son habileté politique. Face au Directoire qui demande de « contenir les peuples en une dépendance directe »162, il soutient en revanche la rénovation républicaine engagée en Lombardie. Sa lettre au Congrès d’État de Lombardie est particulièrement révélatrice :

« Si l’Italie veut être libre, qui pourrait désormais l’en empêcher ? […] Réprimez surtout le petit nombre d’hommes qui n’aiment la liberté que pour arriver à une révolution ; ils sont ses plus grands ennemis. […] Réprimez dès sa naissance ce torrent révolutionnaire, maladie publique qui rend la liberté odieuse et réduit à jamais l’esclavage des peuples. »163

Dans le même souci d’épargner à l’Italie les débordements révolutionnaires, il suggère aux sujets du duc de Modène et des légations pontificales de s’unir en une république : « Vous êtes dans une position plus heureuse que le peuple français ; vous pouvez arriver à la liberté sans la révolution et ses crimes », écrit-il le 1er janvier 1797 au président du Congrès cispadan, révélant au passage son opinion sur la Révolution164. Il prend ainsi son autonomie politique, tout en apportant au Directoire les contributions financières escomptées.

Parallèlement, l’immobilisme de l’armée du Rhin-et-Moselle laisse Würmser se porter contre Bonaparte. Par les combats menés autour de Lonato le 3 août, puis à Castiglione le 5 août, les armées françaises repoussent les Autrichiens, Bonaparte ayant une fois de plus mis en application sa stratégie de division des forces de l’ennemi pour se porter à marche forcée d’une bataille à une autre. Il démontre ainsi la réussite de conceptions stratégiques qui ont par la suite déterminé nombre de ses succès : avec 35 000 hommes, il en a fait reculer 70 000, la vitesse de marche de ses soldats, leur endurance et leur ardeur ayant compté autant que l’habileté de ses plans. La guerre de mouvement qui caractérise désormais sa stratégie a fait merveille face à des Autrichiens attachés à la guerre de position. Au Directoire, Carnot est de plus en plus inquiet de l’ascendant que prend ce général en chef et demande en vain son remplacement par Kellermann. Pourtant, le gouvernement ne peut pas se permettre de retirer son commandement au seul homme qui ait jamais rempli aussi vite et aussi bien les caisses de la République par des victoires qui donnent soudain une nouvelle légitimité à la France sur la scène européenne.

Les 15-17 novembre 1796, Bonaparte prend à revers les Autrichiens dans les marais d’Arcole, il y acquiert définitivement sa réputation de chef courageux en montant lui-même au feu. Joubert en témoigne dans une lettre à son père : « Le général en chef a chargé à pied avec son état-major, il a été précipité dans un marais jusqu’au col »165, chute que le célèbre tableau de Gros ignore, bien évidemment… Quoi qu’il en soit, le prestige du général en chef auprès de ses hommes est plus grand que jamais, et le Directoire est moins que jamais en position de freiner ses ardeurs. D’autant que cette victoire est consolidée sur le plateau de Rivoli, les 14-15 janvier 1797. Bonaparte est alors libre d’achever le siège de Mantoue : Würmser y capitule le 2 février. Le 15 mai, la République de Venise doit se rendre : elle paie ainsi les Pâques véronaises où des Français ont été massacrés un mois auparavant. Les troupes françaises marchent alors sur Vienne et Bonaparte se trouve en position favorable pour apparaître aux yeux de tous non seulement comme le vainqueur, mais aussi comme le négociateur de la paix, titre plus glorieux encore aux yeux des citoyens français.

Entre-temps, le 15 octobre 1796, la République transpadane a été proclamée à Milan. Le 16 octobre, la République cispadane a uni les cités de Ferrare, Bologne, Reggio et Modène. Bonaparte a donc gagné non seulement le soutien de l’opinion française, qui souhaite la paix plus que tout, mais aussi celui de tous les patriotes italiens, débarrassés de la tutelle autrichienne et soutenus dans leurs ambitions constitutionnelles. Épuisé par cette campagne, à bout de nerfs en raison de la froideur de son épouse, malade au point que ses amis craignent un empoisonnement, il fait néanmoins face à tout à force d’une volonté qu’il puise peut-être dans la certitude que désormais il est réellement entré dans l’histoire. Ce qu’il a accompli en Italie, militairement, politiquement et diplomatiquement montre à tous, Français et autres Européens, que, des guerres révolutionnaires, est en train d’émerger un officier supérieur dont les compétences dépassent de beaucoup la sphère des champs de bataille. Carnot avant tout le monde a peut-être compris que Bonaparte incarne le danger que prédisait Robespierre : de la guerre pouvait sortir un militaire qui imposerait son pouvoir à tous. L’homme fort que cette campagne d’Italie a révélé est encore pour l’heure un héros romantique nourri de gloire et d’amour fou qui n’ambitionne pas encore de devenir maître de la France. Sans doute se sent-il chez lui dans cette Italie dont il connaît très bien la langue et son nouvel horizon peut être là. Mais peut-être est-il, en ce début d’année 1797, trop épuisé pour avoir en tête de clairs desseins politiques ?

C’est pourtant en 1797 qu’il fonde Le courrier de l’armée d’Italie (20 juillet 1797) et La France vue de l’armée d’Italie (3 août 1797) : il donne ainsi un aboutissement très élaboré à la propagande de plus en plus systématique qu’il a orchestrée autour de ses actions et de ses victoires. En soignant ses proclamations à l’armée, en signalant dans les départements dont ils sont originaires les noms des soldats qui se sont le plus distingués, en envoyant à Paris des délégations porteuses des drapeaux pris à l’ennemi, il a commencé à forger sa propre légende. Désormais, il jouit auprès de ses soldats d’un immense charisme tandis que son nom est connu partout en Europe. Soudain, la Révolution a un visage, qui se précise dans ces journaux, financés grâce aux contributions de guerre. Diffusés non seulement au sein de l’armée, mais aussi sur le territoire français, ils accroissent la popularité de Bonaparte bien au-delà de l’armée et lui permettent de jouer un rôle sur la scène politique nationale. Parmi les soldats, ils développent le culte du chef en dressant de lui le portrait d’un homme à la fois simple dans sa vie quotidienne et apte sans cesse à de grandes prouesses : « Il vole comme l’éclair et frappe comme la foudre » devient une formule célèbre. De telles pages galvanisent le courage des troupes et leur résistance aux longues marches, aux manœuvres rapides et aux combats meurtriers. Mais il est vrai que ce chef leur a par ailleurs attribué une solde payée pour moitié en numéraire, ce qui a conduit à voir dans ces soldats de véritables mercenaires166. Bonaparte en tout cas a compris comment rétablir la discipline et se garantir le dévouement d’une armée. Quant à ses officiers généraux, ils sont eux aussi sous le charme, Brune écrit à Barras sa fascination pour ce général en chef dont le génie sait tout prévoir, tout ordonner, tout mener à bien. Avec de tels récits qui arrivent sans cesse à Paris, le processus d’héroïsation des militaires, mis en place dès la Convention, joue pleinement en faveur de Bonaparte que l’on commence à qualifier du nom de « grand homme ». Carnot lui-même reconnaît en lui « le héros de la France entière ». Trouvé, jeune diplomate, salue en lui « la simplicité sublime d’un héros républicain », même lorsque Bonaparte, au château de Mombello, près de Milan, tient une véritable cour de prince au printemps de 1797167.

Face à une opinion à la fois lasse de la guerre et déjà séduite par ce nouveau héros, le Directoire reconnaît finalement que Bonaparte a su faire de l’Italie le théâtre principal de la lutte contre l’Autriche, tandis que les armées de Rhin-et-Moselle et de Sambre-et-Meuse sont inactives et défaites. Il lui accorde donc des renforts qui permettent de lancer l’offensive sur Vienne. Après le succès du Tagliamento, le 16 mars 1797, les Autrichiens, inquiets de voir les Français à 100 kilomètres de Vienne, demandent l’ouverture des pourparlers de paix. Bonaparte se fait de nouveau diplomate à Lœben et obtient la signature des préliminaires de la paix le 18 avril : il les a négociés seul, sans avis du Directoire. Il y est prévu que l’Autriche cède ses possessions des Pays-Bas à la France et reconnaisse sa frontière sur le Rhin, elle doit renoncer au Milanais et à la Lombardie et accepter la formation de la République cisalpine, qui réunit le Milanais, la Lombardie et les légations, et qui reçoit une constitution calquée sur celle de la France. En échange, la France cède à l’Autriche certaines conquêtes : la Vénétie, l’Istrie et la Dalmatie168. Contrairement à ce que prévoyait le Directoire, les terres italiennes du Nord et du Centre n’ont pas été utilisées comme monnaie d’échange et sont bien au contraire devenues républiques, par la volonté de Bonaparte. Peut-être est-ce dans ce rôle de négociateur de la paix qu’il se retrouve en accord avec les idées qu’il nourrissait à la veille de la Révolution : ne souligne-t-il pas que, dans les négociations de ces préliminaires de paix, il n’est animé que du « désir de faire quelque chose d’avantageux au bonheur des hommes »169 ?

De toute façon, le Directoire ne dispose plus d’aucune marge de manœuvre pour s’opposer à la politique de Bonaparte. Grands vainqueurs des élections de mars 1797, les royalistes forment la majorité des chambres et sont en conflit avec les Directeurs qui comptent encore un triumvirat jacobin, Barras, La Révellière et Reubell, tandis que la droite a fait nommer Barthélemy, et que Carnot se montre de plus en plus hostile au triumvirat. Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1797 (17-18 Fructidor), Augereau, envoyé par Bonaparte qui s’est refusé à répondre en personne aux appels de Barras, arrête Barthélemy et Pichegru, élu aux Cinq-Cents, ainsi que nombre d’autres députés royalistes. Le prétexte du coup de force a été donné par Bonaparte lui-même : ayant arrêté en Italie le comte d’Antraigues, chef d’un puissant réseau royaliste, il s’est saisi de sa correspondance qui a révélé les agissements de Pichegru contre la République170. Une fois encore, Bonaparte se trouve placé dans le camp jacobin et agit contre les royalistes qui, dans les assemblées et dans la presse, récriminent contre lui en le peignant en bandit dépouillant l’Italie. De tels propos n’ont fait que conforter Bonaparte dans son choix de soutenir les jacobins, mais sans se placer dans la mêlée. Il juge qu’il est encore trop tôt pour rentrer à Paris et l’heure n’est plus pour lui à jouer le rôle d’un sabreur au service de Barras.

Lorsque, le 26 octobre 1797, le Directoire reçoit le traité de Campo-Formio, signé par Bonaparte le 18 sans son accord, il ne peut que s’incliner : Bonaparte lui fournit de l’argent quand ses caisses son presque vides. Il est certes mécontent de perdre Venise, mais c’est le prix à payer pour mieux conserver la Lombardie, et il peut être satisfait de ce que la France contrôle désormais la Belgique et la Rhénanie. Quant au général en chef, il a eu gain de cause au sujet de sa république italienne et il a ainsi forgé son image de protecteur de l’italianité : son destin politique a véritablement commencé en Italie du Nord et il s’y est acquis, malgré les actes de répression, la stature d’un propagateur de la Révolution171. Il peut aussi être fier de sa réussite militaire, qu’il doit à ses qualités de stratège et à son courage à être sans cesse à la tête de son armée. Mais la fougue de ses soldats-citoyens et de ses généraux, tous doués d’essentielles capacités d’initiative, a également été déterminante dans cette victoire. Plus personnelle est sa réussite politique, diplomatique et, également, financière. Les richesses qu’il a permis au Directoire de puiser en Italie ont largement contribué au début du redressement financier de la France. Il peut rentrer à Paris la tête haute et avec le sentiment que l’Italie lui a permis d’achever sa formation : quand il est parti, il était un officier déjà brillant ; en cette fin de 1797, il est non seulement un héros adulé de ses soldats, mais il est aussi devenu un homme d’État. En septembre, il disserte longuement, dans une lettre à Talleyrand, sur la situation politique de la France : « Nous n’avons pas encore défini ce que l’on entend par pouvoir exécutif, législatif et judiciaire », estimant que Montesquieu n’a donné que de « fausses définitions ». Il propose une nouvelle organisation politique où le gouvernement serait le vrai représentant de la Nation, tandis qu’un grand conseil de la Nation, élu lui aussi, aurait un rôle de surveillance, qu’il qualifie ensuite confusément de législation de l’exécution. Il achève sa missive en priant Talleyrand de la communiquer à Sieyès172 Ainsi, quand il rentre à Paris, il a bien en tête des plans de réforme politique ; il revient d’Italie physiquement épuisé par la guerre et se rêvant un avenir hors des champs de bataille. L’Italie lui a permis de prendre conscience de sa valeur tant politique que militaire.

Prudences parisiennes

Soucieux de tenir loin de Paris ce militaire glorieux dont il se méfie plus que jamais, le Directoire l’a nommé général en chef de l’armée d’Angleterre, sans même l’en prévenir, tout en le priant d’aller à Rastadt veiller aux ratifications du traité de Campo-Formio par les représentants de l’Empire germanique. Bonaparte ne s’éternise pas dans les pourparlers et arrive à Paris le 5 décembre 1797. Il peut y prendre rapidement la mesure de sa popularité, parmi les Français de tous bords : chacun salue en lui non seulement le héros victorieux, mais plus encore l’homme de la paix. Il comprend qu’il doit utiliser cette popularité avec habileté et ne pas la gaspiller. Il affecte partout une grande distance, demeurant « absent de sa popularité », pour reprendre le beau mot de Louis Madelin173. Il semble ne se plaire que dans la compagnie des savants qui l’ont élu à l’Institut, tous se disant impressionnés par la variété et l’étendue de ses connaissances. Bonaparte répond à leur intérêt en soulignant que les vraies conquêtes « sont celles que l’on fait sur l’ignorance […] La vraie puissance de la République française doit consister désormais à ne pas permettre qu’il existe une seule idée nouvelle qui ne lui appartienne »174. Il se montre décidément désormais conquérant en tous domaines.

Il se méfie de chaque parti qui tente de le rallier à lui, royaliste compris, et s’emploie à ne jamais apparaître comme l’homme des jacobins, en dépit de Vendémiaire et de Fructidor. Il juge que les hommages des Directeurs sont encombrants et il s’applique à ne les recevoir qu’avec la plus grande froideur. Il conforte ainsi son image d’homme à part, suffisamment glorieux pour affecter sans cesse une absolue simplicité de mise et de mœurs. Sa préoccupation constante est de ne pas gaspiller son capital de popularité en se mêlant à un gouvernement souvent contesté. Il lui faut demeurer un héros sans compromission qui laisse la foule l’acclamer par personne interposée lors des représentations théâtrales du Pont de Lodi175. Il a compris que l’heure n’est pas encore venue pour lui de forcer son destin politique : il est trop jeune pour entrer dans le Directoire, et la situation ne lui paraît pas mûre pour tenter quelque coup de force politique contre lui. Il sait qu’il n’aurait pas le soutien des jacobins, il n’envisage en aucune façon une alliance avec les royalistes et il a compris que sa popularité tient aussi à l’art avec lequel, justement, il se tient à l’écart du jeu politique tout en ayant déjà par deux fois sauvé la République.

Il s’enferme donc de nouveau dans le travail. Il continue de gérer les affaires italiennes tout en préparant activement l’équipement de l’armée destinée à envahir l’Angleterre : il multiplie les recommandations à Berthier, qui commande en Italie, à Brune, qui est en mission à Naples, il veille, avec Talleyrand, à l’organisation de la République cisalpine. Quant aux Directeurs, ils escomptent finalement éteindre sa gloire grâce à cette mission de l’impossible invasion de la Grande-Bretagne. Du reste, dès février 1798, Bonaparte les informe que « le vrai moment de préparer cette expédition est perdu » et qu’il serait préférable de songer à une expédition dans le Levant176. Il nourrit personnellement, depuis sa prime jeunesse, une réelle fascination pour l’Orient, comme d’autres jeunes hommes de sa génération, déjà inscrits dans les cadres du romantisme. Puisqu’en tant que général en chef de l’armée d’Angleterre, il a pour tâche de vaincre ce pivot de la coalition contre la France, il propose finalement de l’attaquer ailleurs que sur son sol, en Égypte, projet dont il avait déjà entretenu le Directoire en août 1797177. C’est avec Talleyrand qu’il conçoit le projet de menacer l’Angleterre sur la route des Indes. Les commerçants français en Égypte se plaignent d’ailleurs des entraves mises par les Mamlouks à leurs activités. Ces Mamlouks, guerriers issus d’esclaves enrôlés par les Turcs, ont pris leur indépendance à l’égard de l’Empire ottoman et exercent un pouvoir arbitraire sur l’Égypte : les combattre serait renouer avec l’alliance traditionnelle entre la France et la Sublime Porte.

Conquérir l’Égypte permettrait de surcroît à la France de prendre pied sur une terre orientale : cela l’autoriserait à participer au dépeçage de l’Empire ottoman dont la chute, pense-t-on, ne saurait tarder. L’Égypte constituerait une colonie qui compenserait celles que la France a perdues outre-Atlantique : elle permettrait de rétablir le prestige de la France dans le Levant. Elle serait de plus une base à partir de laquelle il serait possible de partir vers les Indes et de concurrencer ainsi l’Angleterre après avoir assuré la possession de la mer Rouge à la France : la République, inspirée par le génie de la liberté, pourrait ainsi devenir l’arbitre des mers178. Elle serait aussi une terre de nouvelle expansion de la grande Nation et des idées de la Révolution : libérer les Égyptiens de la tutelle des Mamlouks, n’est-ce pas poursuivre l’œuvre entreprise en 1789 ? Enfin partir au loin est pour Bonaparte un moyen de laisser pourrir la situation politique à Paris : il escompte que les défauts de la Constitution de l’an III vont y contribuer. Trop content de pouvoir ainsi éloigner cet homme encombrant, le Directoire approuve son projet. Dès le mois de mars 1798, Bonaparte y travaille en préparant l’expédition y compris dans une dimension scientifique qui répond à l’esprit du temps. Il emmène avec lui de grands savants, en tête desquels se trouvent Monge et Berthollet179. Il quitte Paris le 4 mai : les préparatifs ont été faits en un mois, ce qui témoigne de sa hâte à s’éloigner de la scène française. Il y a là un acte tout autant politique que militaire ou diplomatique.

Folies égyptiennes

Il arrive à Toulon le 9 mai, la flotte part le 19 : elle compte plus de 300 navires, qui emmènent près de 54 000 hommes et 160 savants et artistes, plus de 1 200 chevaux et 171 canons. Après avoir pris possession de l’île de Malte le 11 juin, l’armée arrive devant Alexandrie le 1er juillet. La ville est prise le 2 sans aucune résistance. La victoire des Pyramides, le 21 juillet 1798, lui ouvre la voie du Caire où il entre le 24 juillet : la supériorité militaire française ne fait alors aucun doute et permet cette prise si facile de l’Égypte. Bonaparte annonce que la France se propose de ramener l’Égypte dans la civilisation en la faisant échapper au despotisme180. Il se présente comme celui qui vient délivrer le peuple égyptien de l’oppression des Mamlouks, laissant croire qu’il agit en cela en accord avec La Porte. Sa proclamation aux Égyptiens du 27 juin, réitérée au Caire à la fin de juillet, annonce qu’il vient lutter contre les injustices et restaurer la légitimité ottomane : « Je viens vous restituer vos droits. » Bonaparte se montre non seulement en homme des Lumières, mais aussi en homme de la Révolution, qui considère que l’Égypte est dans une situation révolutionnaire : la résistance que les Égyptiens lui opposent ne peut donc être, selon lui, qu’un malentendu.

Il s’engage donc dans une politique de ralliement des notables et organise de nouveaux pouvoirs en s’appuyant sur les élites religieuses et sur des fonctionnaires ottomans : il désigne en leur sein l’assemblée destinée à gouverner Le Caire, le diwan. Le 22 août 1798, il fonde, grâce aux savants qui l’accompagnent, l’Institut d’Égypte qui compte, outre Bonaparte lui-même, Monge, Berthollet, Geoffroy Saint-Hilaire, Caffarelli du Falga, Denon, Venture de Paradis. Il l’organise sur le modèle français et lui donne pour but de favoriser le progrès et la propagation des Lumières en Égypte, d’y stimuler l’étude des faits naturels, industriels et historiques. Il introduit un système fiscal calqué sur celui de la France et crée un tribunal de commerce. Il n’hésite pas même à faire célébrer en grande pompe l’anniversaire de la fondation de la République, le 21 septembre 1798. Bonaparte pense sincèrement qu’il suffit d’apporter en Égypte les principes politiques issus de la Révolution pour acquérir le soutien des Égyptiens. Le fait même qu’il parvienne à réunir un diwan général composé de notables venus de toute la Basse Égypte le conforte dans cette idée. Il agit ainsi en homme de son temps, préfigurant les colonisateurs certains que le bonheur du monde dépend de l’exportation de la civilisation de l’Occident181. Il est fasciné par l’Orient, mais il ne cherche pas réellement à le comprendre. Certes, il demande au diwan général « ce qu’il faut faire pour le bonheur du peuple », mais il précise bien qu’il appartient aux Français de le faire « par droit de conquête ». S’il fonde un service médical pour les Égyptiens et encourage l’Institut à réfléchir aux moyens d’améliorer les rendements agricoles, s’il fait ouvrir les premières imprimeries en français et en arabe du Caire, il ne voit pas que cela ne peut guère lui garantir le soutien des populations. D’autant que face aux révoltes, il réagit en despote expéditif, ayant recours à la crainte et aux exécutions arbitraires. Dès juillet 1798, il donne des ordres pour brûler des villages rebelles182, pour avoir « des têtes coupées et des otages »183. En août, il fait détruire le village d’Alqam à la suite de l’assassinat d’un aide de camp184. Une vive répression répond à l’insurrection du Caire du 21 octobre 1798 : aux 2 à 300 morts français répondent 2 à 3 000 morts égyptiens185.

Bonaparte affecte pourtant de se présenter comme l’ami des Musulmans, il veille à ce que la religion des habitants soit respectée. Sa proclamation à l’armée du 28 juin demande aux soldats de respecter l’Islam et ses religieux. Dès le 5 juillet, il indique à Berthier qu’il faut protéger par-dessus tout les mosquées et le culte186, en août il affirme au chérif de La Mecque sa volonté de protéger par tous les moyens le voyage des pèlerins, parce que les Français sont « les amis des musulmans et de la religion du Prophète »187. Aux membres du diwan d’Alexandrie, il affirme qu’il veut établir un régime « fondé sur les principes de l’Alcoran, qui sont les seuls vrais et qui peuvent seuls faire le bonheur des hommes »188, et il veille à la bonne célébration de la fête du prophète189. Il va même jusqu’à se présenter comme un nouveau prophète afin d’utiliser à son profit les catégories de pensée des populations locales. Fin décembre 1798, il s’adresse aux habitants du Caire :

« Faites connaître au peuple que, depuis que le monde est monde, il était écrit qu’après avoir détruit les ennemis de l’islamisme, fait abattre les croix, je viendrai du fond de l’Occident remplir la tâche qui m’a été imposée. […] Heureux ceux qui de bonne foi, sont les premiers à se mettre avec moi. »190

Il tente encore d’imposer cette vision des choses lors de son dernier séjour au Caire en s’adressant au diwan : « N’est-il pas vrai […] qu’il est écrit dans vos livres qu’un être supérieur arrivera d’Occident, chargé de continuer l’œuvre du Prophète ? […] N’est-il pas vrai […] qu’il est encore écrit que cet homme, ce délégué de Mahomet, c’est moi ? »191 Jusqu’où croit-il à ce qu’il proclame ainsi ? Jusqu’où se prend-il à ce jeu oriental ? Pense-t-il sincèrement pouvoir ainsi réinventer la politique de la France révolutionnaire au profit d’une terre d’Islam ?

Il échoue de toute façon dans sa tentative de jouer la carte de l’islamisme, faute d’en avoir compris tous les enjeux, il se tourne donc ensuite vers celle de l’arabisme, croyant là encore en référence à sa culture de citoyen français, que les habitants de l’Égypte et de la Syrie espèrent en la fondation d’une nation arabe et que, pour y parvenir, ils se dresseront contre les Turcs. Il conserve une lecture française de la situation égyptienne : selon lui, tout le petit peuple arabe doit être ennemi des Turcs, comme le Tiers État français issu des Gallo-Romains aurait été l’ennemi des aristocrates d’origine germanique. Et c’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de partir affronter l’alliance anglo-ottomane en Syrie, il mise sur une révolte du peuple arabe de Palestine contre les Ottomans. Or, dans son incapacité à comprendre l’Orient, il n’a pas prêté attention au fait que chaque fois qu’il s’est référé à la grandeur historique des Arabes, ses interlocuteurs lui ont répondu en lui parlant de l’Islam192. Bonaparte peine décidément à accepter que l’Égypte ne soit pas la péninsule italienne. En dépit de sa fascination initiale pour l’Orient, il ne parvient pas à le comprendre : il ne voit finalement en Égypte qu’un espace où « la barbarie est à son comble »193.

Il n’a pas prévu non plus que la guerre ne serait pas identique à celle qu’il a menée en Italie. Il n’a du reste pas préparé son armée à affronter les conditions climatiques de la terre égyptienne et du désert. Dès le début de juillet 1798, des soldats meurent de soif, d’autres de fatigue, certains même se suicident pour ne pas affronter plus longtemps des conditions de marche et de combat qui n’ont rien à voir avec ce qu’ils ont connu en Europe. Très vite, l’armée est touchée par un grand malaise : les hommes ne savent pas pourquoi ils se battent. Elle parvient néanmoins à donner à Bonaparte des forces suffisantes pour remporter des victoires : grâce aux formations en carré, jamais utilisées jusqu’alors dans de tels combats, elle résiste aux charges de cavalerie des Mamlouks. Malgré des conditions très défavorables, Bonaparte parvient donc à accomplir des prouesses stratégiques grâce à la formidable résistance de ses soldats. Et c’est pour honorer son armée qu’il lui rappelle, aux Pyramides, que « du haut de ces monuments, quarante siècles nous observent »194. Ces mots légendaires montrent certes sa volonté de s’inscrire dans l’histoire, mais ils témoignent aussi de la continuité qu’il établit avec ses proclamations à l’armée d’Italie. Et comme en Italie, il fonde, le 29 août 1798, un Courrier de l’armée d’Égypte destiné à soutenir le moral des troupes par la propagande et la désinformation.

Bientôt prisonnière de sa conquête puisque la flotte est en grande partie détruite à Aboukir le 1er août 1798195, l’armée parvient pourtant à poursuivre la prise de possession de cette terre inhospitalière. Grâce à l’expédition de Desaix partie du Caire le 25 août à la poursuite des Mamlouks de Mourad Bey, elle se rend maîtresse, nominalement du moins, de la Haute Égypte. Lorsqu’il part combattre les Ottomans en Syrie, Bonaparte adapte son armée en utilisant des chameaux pour le transport du matériel, et en créant un régiment dont les montures sont des dromadaires. Les 13 000 hommes avec lesquels il part pour la Syrie, le 11 février 1799, forment une armée d’élite. El-Arich tombe le 20 février, Gaza le 24, Jaffa le 7 mars. Là encore, Bonaparte s’y comporte avec une cruauté bien éloignée de la philosophie des Lumières puisqu’il y fait exécuter tous les prisonniers non Égyptiens afin de garantir la conquête du reste de la Palestine par la terreur. Il se comporte en militaire impitoyable qui se présente aux habitants de la Palestine en héros surhumain : « Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains sont inutiles contre moi. »196 Et c’est aussi pour conforter cette image de héros surhumain qu’il rend visite aux premiers de ses soldats malades de la peste, à Jaffa, le 11 mars 1799. Mais si la victoire du Mont-Thabor permet aux Français de dominer la Galilée, il leur faut finalement renoncer à prendre Saint-Jean-d’Acre : la retraite de Syrie commence le 21 mai, après que 30 malades intransportables ont reçu des doses mortelles d’opium afin d’échapper aux représailles des Turcs, et que Kléber a reçu ordre de dévaster la Palestine. La retraite impose aux survivants une nouvelle épreuve particulièrement rude. Mais la victoire terrestre d’Aboukir, remportée contre les Ottomans le 25 juillet, permet à Bonaparte de masquer cet épouvantable échec.

Fort de cette gloire enfin retrouvée, il prend la décision de rentrer en France lorsqu’il apprend que l’Italie est perdue197 – cette République cisalpine pour laquelle il a tant œuvré –, et que la situation nouvelle en France et en Europe lui offre des opportunités. Puisqu’il a échoué à former cet empire d’Orient dont il a rêvé, il tourne de nouveau ses regards vers la France. Il choisit de rentrer au moment où le Directoire lui-même souhaite le rappeler. En fait, dès juillet 1798, il songeait à ce retour prochain : « Je pense être en France dans deux mois », écrivait-il alors à Joseph198 Dès qu’il apprend que la flotte anglaise ne croise plus au large du delta du Nil, il quitte Alexandrie et part avec une flottille de quatre navires le 22 août. Il fait un nouveau pari audacieux, celui d’éviter les navires anglais qui croisent en Méditerranée : une fois de plus sa propension à avoir foi en sa destinée le récompense. Il débarque à Ajaccio le 1er octobre : cette escale, imposée par les vents contraires, permet d’obtenir des nouvelles de France. Il est à Fréjus le 9 octobre : en ne respectant pas le temps de quarantaine, il prend le risque de déclencher une véritable catastrophe sanitaire puisque son armée avait été touchée par la peste. Là encore, il révèle son refus de prendre en compte des contingences extérieures. S’il est parti en Égypte avec au fond de lui la certitude qu’il avait un rôle à jouer dans l’histoire, il en revient avec la détermination de ne laisser rien ni personne l’empêcher de jouer ce rôle : s’il ne rêve plus d’être Alexandre le Grand, peut-être convoite-t-il le rôle de César ?

 

De Lodi à la victoire d’Aboukir, Bonaparte est devenu un acteur majeur de l’histoire de l’Occident. Il s’est certes affirmé comme le plus brillant militaire d’alors, mais il est plus encore que cela. Parce qu’en 1796-1797, il est encore un républicain convaincu, il a œuvré politiquement en faveur de la républicanisation de l’Italie, sans ménager les positions opposées du Directoire. Il s’est émancipé de celui-ci, dont il juge la position fragile et le fonctionnement néfaste. Dès son retour en France à la fin de 1797, il ambitionne de jouer un rôle sur la scène politique nationale, tout en comprenant rapidement que son heure n’était pas encore venue. Il renoue alors avec ses rêves d’Orient et ouvre la voie à une politique coloniale où il s’agit de battre en brèche la puissance britannique.

Le général en chef de l’armée d’Orient qui arrive en France à l’automne de 1799 n’est plus le même homme que celui qui était rentré d’Italie à la fin de 1797. S’il rentre auréolé du succès final d’Aboukir, il sait en son for intérieur que sa campagne n’est en rien comparable à celle d’Italie, tant les victoires y ont été compensées par de graves revers et de lourdes pertes. Par ailleurs, l’évolution de sa relation avec son épouse lui a fait perdre sa foi en l’amour et même sa capacité à aimer : quelque chose s’est éteint en lui, son ultime part juvénile peut-être, à moins que ce ne soit sa vraie part d’humanité ? En Égypte, il est devenu plus dur à l’égard de ses soldats, plus prompt à une répression meurtrière aussi, moins convaincu par les idées des Lumières également. Il a sans doute perdu ses dernières illusions devant des populations locales qui n’ont que faire des principes politiques importés par les Occidentaux. Finalement, les mois passés en Égypte sont ceux qui ont le plus transformé sa personnalité. C’est alors que Bonaparte devient Napoléon, si l’on se réfère à la distinction opérée par Larousse entre le général républicain et romantique digne d’être héroïsé et l’homme politique autoritaire, empreint de froideur et capable de confisquer la République. Il a acquis en Italie et en Égypte la certitude d’être un chef compétent, et qui sait mieux que tout autre ce qu’il est bon de faire dans chaque situation. Il en revient également persuadé que la bonne marche d’un État dépend de l’importance des pouvoirs concentrés entre les mains d’un chef unique. Il rentre d’Égypte certain de pouvoir mettre sa volonté et son énergie au service de son ambition d’aider la France à avoir un État performant.