Un chef de guerre aveuglé
La paix d’Amiens a imposé à la France comme à l’Angleterre des clauses qui se sont vite révélées intenables. L’Angleterre conserve son objectif d’un équilibre des forces en Europe fondé sur des alliances et des barrières établies contre la puissance française366. Elle ne se résout donc pas à tenir la promesse d’évacuer Malte et l’Égypte, alors que la France, elle, a retiré ses troupes des ports du royaume de Naples. Mais la France, pour sa part, se maintient en Hollande et en Suisse, tout en menant, de surcroît, une politique coloniale qui inquiète les Britanniques, tandis que ces derniers ne peuvent pas se résoudre à laisser la France aller au-delà de ses simples frontières naturelles. Une expédition est lancée en décembre 1801 – quelques mois après la signature des préliminaires de la paix –, sous les ordres de Leclerc, pour récupérer la plus belle colonie française, Saint-Domingue, où doit s’appliquer la loi du 20 mai 1802, qui rétablit l’esclavage367. Mais Saint-Domingue est proche de la Jamaïque, qui abrite nombre de plantations sucrières britanniques : elle est finalement perdue en novembre 1803, à l’issue de « la guerre des couleurs » qu’a fait éclater, en août 1802, l’application de la loi du 20 mai. De plus, tandis que le lobby colonial a exercé une forte pression sur Bonaparte pour rétablir l’esclavage, les industriels français l’ont incité à refuser l’ouverture commerciale que la France a promise aux produits britanniques. La rupture est consommée le 26 avril 1803, quand les Anglais somment la France d’évacuer la Suisse et la Hollande. Le 17 mai, la provocation britannique est radicale : tous les navires français et hollandais à portée de l’Angleterre sont saisis. La déclaration de guerre officielle est lancée par Londres le 23 mai. Napoléon espère alors encore vaincre la Grande-Bretagne sur son propre terrain, puisqu’il prépare une flotte importante. Il tente la mise en œuvre du plan dont le Directoire l’avait chargé avant de le laisser se diriger vers l’Égypte : celui de l’invasion des îles britanniques pour laquelle il concentre plus de la moitié des effectifs français autour du camp de Boulogne. La Grande-Bretagne, pour sa part, mise sur les ennemis de l’intérieur pour vaincre Bonaparte. Elle participe au complot mené par Cadoudal, qui aboutit à l’exécution du duc d’Enghien, et qui a finalement précipité la marche à l’Empire. Dès lors toute l’histoire de Napoléon peut être lue au prisme de l’affrontement avec la nation qui a été l’âme des successives coalitions. Et pourtant, l’Angleterre, de toutes les monarchies européennes, est celle qui, politiquement, a le moins à craindre de la contagion française puisqu’elle seule est installée durablement dans un régime plus libéral que tous ceux du continent, France consulaire incluse.
Mais cette lutte, qui s’engage alors résolument entre la France et la Grande-Bretagne, est en réalité l’affrontement entre deux impérialismes économiques, celui de la France s’efforçant de rattraper le retard accumulé durant la Révolution, celui de la Grande-Bretagne s’appliquant à conforter les positions acquises dans l’ensemble du monde par une assise coloniale déjà remarquable. Or, la destruction de la flotte française à Trafalgar, le 21 octobre 1805, ruine les espoirs de Napoléon de parvenir à concurrencer les Anglais sur les mers. Si cette défaite passe alors presque inaperçue grâce à la victoire d’Ulm remportée l’avant-veille, elle n’en préfigure pas moins l’issue d’un conflit où la France triomphe pourtant de successives coalitions, grâce aux marches rapides des armées napoléoniennes jusqu’au cœur des positions de l’ennemi. Si la stratégie est ainsi réglée par l’empereur, les guerres napoléoniennes ne sont en rien le fruit d’un plan conçu par avance dans la tête de Napoléon : elles sont chacune le produit des forces contraires mises en présence par la façon dont la paix précédente a été conclue. Cet enchaînement permet seul de comprendre comment un homme qui incarnait la paix en 1797, en 1799 ou encore en 1803 a pu devenir ce souverain que tout un chacun connaît avant tout sous les traits d’un guerrier insatiable. Pour Méneval, qui travaille au quotidien avec lui, Napoléon est animé par « un rêve de pacification générale » : le fidèle secrétaire a incontestablement raison, il oublie seulement de préciser que Napoléon n’est pas prêt à réaliser ce rêve à n’importe quel prix. Il veut une pacification durable fondée sur une position française dominante. C’est la volonté de cette paix-là, au profit de la France seule, qui l’engage dans une guerre incessante. Car il se refuse à comprendre que la haine des cours européennes, la détermination anglaise et les sentiments nationaux qui s’éveillent en Europe rendent impossible la paix à laquelle il aspire. Une paix où le premier rôle doit forcément revenir à la France, puisque la France seule est porteuse des acquis de la Révolution.
L’engrenage de la lutte contre l’Angleterre
Les successives coalitions formées contre l’Empire de Napoléon sont animées par l’Angleterre. Après la rupture de la paix d’Amiens, en avril 1803, elle rassemble autour d’elle, dans la troisième coalition depuis 1792, la Russie, l’Autriche et le royaume de Naples, tandis que Napoléon obtient l’alliance de la Bavière, du Bade et du Wurtemberg : l’hostilité des monarchies traditionnelles à l’égard de la France de la Révolution persiste, tandis que se dessinent des vues napoléoniennes sur l’espace germanique. Pourtant au nouvel an de 1805, Napoléon écrit au roi George III pour affirmer sa volonté d’établir la paix en Europe et imputer à l’Angleterre seule la responsabilité du conflit, tout en la défiant : « La paix est le vœu de mon cœur, mais la guerre n’a jamais été contraire à ma gloire. » Il conclut néanmoins en reconnaissant que le monde est assez grand « pour que nos deux nations puissent y vivre », en appelant à la raison pour parvenir à la conciliation368. L’offensive menée par la coalition sur le Danube contraint Napoléon à quitter ses positions sur la Manche, fin août 1805, et à porter sa « Grande Armée » – le terme est employé pour cette campagne de façon officielle – à marche forcée au centre de l’Europe afin de menacer Vienne. De Strasbourg, maîtrisant une stratégie qui fait la marque de son génie militaire, il improvise une campagne brillante et précipite la marche de ses sept corps d’armée en vue d’empêcher la réunion des troupes russes et autrichiennes. Il encercle ces dernières qui capitulent dans Ulm, le 20 octobre 1805. Les troupes françaises contrôlent ainsi la Bavière et Napoléon fait son entrée dans Munich le 26 octobre. Il triomphe ensuite des Russes, à Austerlitz, en Moravie, le 2 décembre 1805. Il y confirme brillamment les talents militaires qui ont fait sa réputation depuis 1796 et y donne une brillante illustration de son précepte selon lequel « l’art de la guerre est un art simple et tout d’exécution »369. Un art fondé sur la rapidité des mouvements et sur les effets de surprise370. Un art où les mouvements tournants décident aisément de l’issue, où le sens de l’honneur du soldat est soigneusement sollicité par des proclamations habilement rédigées, où la bravoure est justement récompensée, où les corps d’armée sont réunis rapidement par des marches soutenues, où les forces sont soigneusement réparties, où le général en chef doit faire preuve de détermination et d’énergie, mais où la chance et la hardiesse ne comptent pas pour rien, tandis que l’artillerie y joue un rôle déterminant371.
Après le retrait des Russes, la paix entre la France et l’Autriche est signée à Presbourg le 26 décembre 1805. La Grande Armée évacue l’Autriche et le Tyrol mais reste positionnée en Allemagne, entre Bavière et Wurtemberg. Parallèlement, les armées françaises ont envahi l’Italie du Sud et triomphent dans le royaume de Naples, entré lui aussi dans la coalition. Napoléon s’adresse à son armée par la proclamation de Schœnbrunn, le 27 décembre 1805 :
« Soldats ! La dynastie de Naples a cessé de régner. Son existence est incompatible avec le repos de l’Europe et l’honneur de ma couronne. Marchez, précipitez dans les flots si tant est qu’ils vous attendent, ces débiles bataillons des tyrans des mers. Ne tardez pas à m’apprendre que l’Italie entière est soumise à mes lois et à celles de mes alliés. »372
Ces mots reflètent parfaitement l’état d’esprit dans lequel Napoléon bâtit une Europe soumise à son Empire : pour la première fois, la France née de la Révolution est en position de renverser un monarque étranger. Le destin de la dynastie napoléonienne est lié à celui de l’Europe et la paix de l’une assure le prestige de l’autre. En ces lendemains d’Austerlitz, Napoléon ose manifester que c’est à lui que revient le droit de décider du sort des monarques et des peuples européens. Le bien de l’Italie est contenu dans les lois de l’Empire français, lesquelles sont pensées et présentées par Napoléon comme son œuvre personnelle. Soumettre l’Italie à la France, c’est la soumettre aussi aux alliés de celle-ci, c’est construire l’Europe conforme à ses vues. Ces mots le montrent déjà en chef aveuglé par sa réussite, mais qui croit encore que ses récentes victoires vont suffire à établir l’ordre européen qu’il juge convenable. En cette fin d’année 1805, il veut croire que la paix de Presbourg va lui permettre de régner sans plus recourir à la guerre, même s’il craint celle-ci moins que jamais. Il n’hésite d’ailleurs pas à imposer à l’Autriche de rudes conditions : il se refuse à écouter les conseils de Talleyrand qui l’invite à une paix modérée. Il ne conçoit de paix que glorieuse en tous points pour la France, ce qu’il exprime clairement dans une lettre à son frère Joseph, le 13 décembre 1805 : « C’est une paix glorieuse qu’il nous faut. »373 L’Autriche doit donc renoncer entièrement à l’Italie, et accepter de perdre des possessions en Allemagne qui reviennent aux alliés de la France, Bavière, Bade et Wurtemberg374.
Or, les Français veulent alors eux aussi croire en cette paix. À l’annonce de la victoire d’Austerlitz, « l’esprit public est porté au plus haut degré d’amour et d’admiration pour Sa Majesté l’empereur et Roi ». L’enthousiasme et la joie sont à leur comble à Paris, indique le préfet de police, et les cris de « Vive l’empereur » retentissent de toutes parts. Partout, à en croire les rapports des autorités, on acclame un homme qui semble donner toutes les garanties de l’établissement d’une paix solide et avantageuse. Au 20 décembre, après la confirmation des avancées vers la paix, l’enthousiasme général semble avoir encore augmenté375. En faisant apparaître l’immédiat rapport de cause à effet entre victoire et paix, la presse et les annonces dans les salles de spectacle contribuent à faire vivre les populations dans l’exaltation de la gloire militaire recueillie par l’empereur. Rémusat analyse l’impact politique de l’éclatante victoire d’Austerlitz suivie de la paix de Presbourg :
« Ce fut là le véritable sacre de l’Empire ; l’Empire avait beaucoup plus besoin de la journée d’Austerlitz que le Consulat de celle de Marengo. Jusque-là, on trouvait fantastique, exagérée, inopportune, la tentative de faire de main d’homme une monarchie, une dynastie, une cour, du respect et de l’hérédité ; tout cela parut plus praticable, plus raisonnable après la campagne de 1805. Elle avait même des proportions grandioses qui s’assortissaient au caractère de grandeur illimitée de ce titre d’empereur. »376
Ainsi, pour Rémusat, c’est bien la gloire militaire qui permet à Napoléon d’être pleinement empereur : les Français apprécient de voir en lui un souverain-combattant. Si Napoléon s’impose comme nouveau monarque de la France, c’est parce qu’il incarne à lui seul toute la gloire de la nation. L’affirmation progressive du rôle des chefs de guerre victorieux durant la Révolution a conduit à cette foi dans le héros, elle éclaire l’adhésion à un régime fondé sur une gloire des armes jusqu’alors inédite. Grand homme digne d’être souverain, Napoléon l’est avant tout par ses vertus guerrières. Souverain auquel son peuple fait confiance, Napoléon l’est parce que la gloire militaire est désormais placée au cœur des valeurs constitutives de l’identité nationale. Et tant pis si les résistances à la conscription sont là pour dire que l’intériorisation de ces valeurs trouve vite ses limites. Austerlitz autorise la monarchie impériale bien mieux que le plébiscite sur la constitution de l’an XII. Les adresses rédigées par les corps constitués au lendemain d’Austerlitz témoignent de ce que règne le sentiment du bien-fondé de la cause nationale : l’empereur voulait la paix et ce sont les puissances européennes qui ont provoqué la guerre. Elles montrent aussi que l’on attend désormais une paix définitive377.
Pourtant une quatrième coalition se forme dès octobre 1806. Il est vrai que la naissance de la Confédération du Rhin, le 12 juillet 1806, autour des alliés que sont la Bavière et le Wurtemberg, constitue une provocation. Napoléon y voit pourtant une pierre essentielle dans l’édification de l’Europe nouvelle dont il rêve. Le Saint Empire romain germanique disparaît pour laisser naître une Europe fédérée où sa famille joue un rôle primordial : sa sœur Élisa dirige les principautés de Lucques et Piombino, son frère Joseph monte sur le trône de Naples, son beau-frère Murat est fait duc de Berg, son oncle Fesch devient coadjuteur du primat de Germanie, la fille du roi de Bavière épouse Eugène de Beauharnais, tout à la fois beau-fils et fils adoptif de Napoléon, Stéphanie de Beauharnais, nièce de l’empereur, épouse l’héritier du duc de Bade, Jérôme Bonaparte épouse bientôt Catherine de Wurtemberg, tandis que Louis devient roi de Hollande et que Pauline est faite princesse de Guastalla. Peu fière de l’attitude qu’elle a adoptée en 1805, qui était proche du double jeu, la Prusse redresse la tête et recherche la guerre dès 1806, espérant renouer avec la gloire de Frédéric II. Elle y entraîne l’Angleterre – privée, par la mort de Fox, en septembre 1806, d’un partisan de la paix – et la Russie, ainsi que le royaume de Saxe.
Napoléon a pressenti l’offensive possible de la Prusse et positionné ses corps d’armée en conséquence. Il remporte une première victoire sur les Prussiens à Iéna, le 14 octobre 1806, tandis que le corps d’armée de Davout est vainqueur à Auerstaedt. Les armées françaises entrent dans Berlin le 27 octobre 1806. Napoléon radicalise alors la guerre économique qui fait rage entre la France et l’Angleterre. Dès 1803, il avait fait occuper Livourne mais aussi des ports sur la mer du Nord, afin de fermer le continent aux produits anglais. L’Angleterre pour sa part s’en est pris au commerce des neutres. Au lendemain d’Austerlitz, la Prusse avait dû s’engager à fermer ses ports aux Anglais. La nouvelle victoire de la France en 1806 permet à Napoléon de mettre en place une guerre économique puisqu’il est désormais en mesure de contrôler la totalité des côtes prussiennes. À Berlin, le 21 novembre 1806, il signe le décret par lequel il déclare les îles britanniques en état de blocus. Il prévoit ainsi de contraindre l’Angleterre à la paix en lui interdisant tout approvisionnement en céréales, en bois, en chanvre, et en l’empêchant de s’enrichir par ses exportations. Si ces principes avaient cours depuis la Révolution, seules les victoires remportées en Europe permettent à Napoléon de les mettre en œuvre puisqu’il contrôle de plus en plus de ports continentaux. Or des marchandises peuvent encore passer par les ports de Suède, de Prusse orientale et de Russie, qui demeurent alliées contre la France et qui poursuivent la guerre. Le succès de la politique de blocus dépend du succès des armes françaises sur tout le continent. En voulant triompher par la guerre économique, Napoléon se contraint à demeurer un souverain guerrier victorieux. L’application du blocus sous-tend la transformation progressive du système impérial en un mirage impérial, elle conduit Napoléon au rêve d’un empire universel.
Napoléon ne veut pas voir que le blocus installe la guerre permanente et il se refuse à prendre en considération les raisonnements économiques abstraits. Il agit dans un pragmatisme qui ne le laisse pas saisir la complexité des interactions entre économie nationale et économie internationale. Metternich a du reste été frappé de ce que Napoléon n’entendait rien aux relations commerciales, ce qui nuance le portrait d’un souverain dont la mémoire prodigieuse et la connaissance des hommes et des affaires impressionnent son entourage. Sa vision du monde relève d’un mercantilisme étroit, où la quantité des biens ne peut qu’être fixe et où, donc, l’augmentation des productions françaises se fait au détriment des productions britanniques. Et tandis qu’il se méfie des négociants et des profits industriels, il protège ses corsaires chargés de défier les Anglais sur les mers. Il autorise la vente de leurs prises avec des taxes de 40 à 50 %, se faisant ainsi son propre contrebandier. Son ambition secrète est de permettre à la France de prendre la place économique de l’Angleterre, parce que la grandeur dont il rêve pour son Empire exige cette suprématie-là aussi. Ce qui pour l’heure l’enferme dans la guerre, d’autant mieux que l’armée est financée par les victoires, que les indemnités de guerre imposées aux vaincus permettent de couvrir une part importante des dépenses budgétaires de la France tandis que les États alliés entretiennent les troupes stationnées sur leurs territoires. Si Napoléon ne s’effraie pas de cet enfermement dans la guerre, s’il ne voit même aucun piège dans cet engrenage, c’est qu’il demeure malgré tout un soldat qui donne peu de prix à la vie humaine. Plus il vieillit, plus sa préférence pour l’armée s’accentue378. D’où sa générosité envers ses maréchaux et ses anoblis militaires qui reçoivent dotations et gratifications mirobolantes. Ney obtient ainsi un revenu annuel de plus d’un million de francs.
Arrivée à Varsovie le 28 novembre 1806, l’armée française prend ses quartiers de l’hiver 1806-1807 en Pologne, où Napoléon découvre une nation qui attend de lui sa renaissance, nation incarnée en partie par Marie Walewska devenue « l’épouse polonaise ». Il peut alors prendre la mesure de ce qu’il représente pour un peuple dressé contre les Prussiens et les Russes, il peut alors comprendre qu’il demeure, au cœur de l’Europe, le missionnaire armé de la Révolution. Mais il peut aussi réaliser le décalage qui existe désormais entre ce qu’il est devenu en son for intérieur et ce qu’il symbolise pour une nation humiliée. Il est habité par tout cela quand il rencontre les Russes à Eylau, en Prusse orientale, le 8 février 1807, sans remporter alors de victoire réelle. Devant la boucherie causée par la bataille, qui a coûté la vie à 25 000 Russes et à 18 000 Français, Napoléon a mesuré mieux que jamais ce que signifie la guerre : « L’âme est oppressée de voir tant de victimes » écrit-il à Joséphine au soir de la bataille379. Son envie de bâtir une paix durable est alors sans doute plus forte que jamais, une paix où l’Europe ne connaîtrait plus de tels carnages, où une nation comme la Pologne n’aurait plus à craindre de trop puissants voisins, où la France et l’Angleterre se feraient de durables concessions mutuelles, où ses sujets auxquels il proclame son attachement n’auraient plus à être confrontés aux douleurs des marches forcées et aux horreurs des combats380. Mais il a derrière lui une Europe déjà tant redessinée par ses soins que son envie de paix ne peut que s’additionner de l’envie contradictoire de conserver un tel Empire. Son Empire ne peut se muer en un régime insensible aux aléas des batailles, et les aléas de 1807 le démontrent radicalement381.
Les deux armées campent alors sur leurs positions jusqu’au printemps où Lefebvre obtient la capitulation de Dantzig, le 26 mai 1807. La victoire de Friedland, le 14 juin, est plus décisive encore, même si l’importance des pertes vient ternir la joie de la victoire. La guerre nécessite des engagements de plus en plus massifs, mais Napoléon voit-il déjà cette mutation majeure ? Russes et Prussiens sollicitent l’armistice : dès le 7 juillet 1807, le traité de Tilsit entre la France et la Russie est signé, suivi le 9 par un traité franco-prussien. Napoléon peut alors se sentir fier de voir le tsar lâcher son allié prussien et paraître lui accorder son amitié. Il peut également être heureux de voir les souverains napoléonides officiellement reconnus par le tsar : les cérémonies qui se déroulent à Tilsit lui permettent de prendre la mesure de sa propre puissance. Il peut enfin être satisfait de faire entrer le tsar dans son système d’alliance contre l’Angleterre qui voit dès lors l’Europe entière se fermer à elle. La Prusse polonaise devient un Grand-duché de Varsovie qui, confié au roi de Saxe, entre dans le camp des vassaux de la France. La Westphalie, la Saxe, et donc également le Grand-duché, entrent dans la Confédération du Rhin. Lorsque Paris apprend la nouvelle de cette paix qui paraît si prometteuse, on entend de nouveau les acclamations des lendemains d’Austerlitz, on retrouve les mêmes illuminations, on observe encore la même allégresse382. La fascination pour la gloire militaire de Napoléon est en fait largement dictée par la force des espoirs de paix, et il fallait des victoires bien éclatantes pour que cette force existe encore quand la paix échappe depuis plus de dix ans. Mais ces victoires, l’armée de Napoléon sait les donner à une nation qui, depuis 1792, a incontestablement pris goût à la gloire des armes.
Napoléon s’enivre abusivement dans cette communion qui semble alors exister entre lui et la nation. Il veut croire que son alliance avec Alexandre assure cette paix si avantageuse à la France, qui contrôle alors presque toute l’Europe de l’Ouest. À Sainte-Hélène, Napoléon a souligné que les mois qui ont suivi son retour de Tilsit ont été les plus heureux de sa vie. Il est alors plus sûr que jamais que lui seul sait donner à la France et à l’Europe ce dont elles ont besoin. Il est plus que jamais en droit, estime-t-il sans doute, de se comporter en monarque absolu puisqu’il réussit tout ce qu’il entreprend. Sûr de lui-même, il n’a plus à écouter ses conseillers qui l’invitent à ménager les puissances européennes. Face à un immense territoire à gérer, il ne fait plus confiance qu’à lui-même383. Il ne voit pas qu’il s’enferme dans un système impossible à maîtriser, où il laisse désormais plus de place à une imagination emportée qu’à une rationalité méditée. La création du royaume de Westphalie, avec des territoires pris à la Prusse, participe de son rêve d’une Europe française soumise à ses lois : sa constitution, promulguée le 15 novembre 1807, est calquée sur la constitution française, son souverain est Jérôme Bonaparte, le plus jeune frère de l’empereur, le Code civil doit y entrer en vigueur dès le 1er janvier 1808. Il renonce en revanche à pousser trop loin en Orient ses rêves d’Europe soumise à la France : il se contente, quand le tsar lui demande son soutien pour attaquer la Moldavie et la Valachie, de prévoir avec lui un partage qui pourrait ensuite déboucher sur une expédition conjointe vers les Indes anglaises384. Sans doute n’a-t-il pas oublié les leçons de son échec en Égypte, sans doute devine-t-il que la question d’Orient est trop complexe pour qu’il tente de la résoudre sans avoir résolu la question de la guerre avec l’Angleterre. Il se mure néanmoins dans une trop grande confiance en l’invincibilité de ses troupes et en l’infaillibilité de ses décisions militaires qui doivent lui permettre de faire respecter partout le blocus continental et d’obtenir enfin la seule chose qui manque à une complète réussite de son entreprise : la victoire définitive sur l’Angleterre.
L’erreur espagnole
Or l’Angleterre choisit à son tour de renforcer la guerre économique et d’imposer à tout navire neutre de passer par un port britannique avant de toucher le continent, ce qui doit permettre de les charger au passage de marchandises anglaises. Napoléon réplique par les décrets de Milan de novembre et décembre 1807 : tout navire neutre qui s’est plié aux exigences anglaises est considéré comme navire anglais et donc soumis aux mêmes interdictions385. Mais pour que cette politique porte réellement ses fruits, encore faut-il que tous les ports du continent l’appliquent. Les côtes italiennes ne sont pas hermétiques : puisque le pape refuse d’appliquer le blocus, les troupes françaises prennent possession des Marches dès octobre 1807, puis occupent Rome en janvier 1808 et achèvent l’annexion des États pontificaux sur les côtes de l’Adriatique en avril 1808. Napoléon s’engage ainsi dans un véritable imbroglio religieux à l’issue duquel les États du pape sont réunis à l’Empire en mai 1809 pour devenir les départements du Tibre et du Trasimène. Pie VII répond en excommuniant Napoléon le 10 juin, si bien que l’empereur le fait arrêter dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, puis le fait transférer à Fontainebleau en juin 1812386. Napoléon entend décidément que sa puissance ne trouve pas même de résistance de la part de la plus haute autorité de la chrétienté. En s’en prenant ainsi à la personne du souverain pontife, il révèle jusqu’où peut aller sa volonté d’imposer ses vues à l’Europe.
Par ailleurs, en novembre 1807, afin de mieux contrôler le port de Livourne, les troupes françaises prennent possession du royaume d’Étrurie dont la couronne revient à Élisa Bonaparte. Mais c’est le Portugal qui constitue la plus importante faille du blocus continental. Après un ultimatum lancé fin juillet 1807, Napoléon n’attend pas la réaction du prince-régent. Le langage employé par l’empereur est révélateur de la représentation qu’il a et qu’il veut donner de sa propre action : « Je me regarde en guerre avec le Portugal », fait-il écrire à Eugène de Beauharnais dès le 12 octobre, le jour même où Junot reçoit l’ordre de traverser l’Espagne pour intervenir dans le royaume lusitanien387. Les troupes françaises occupent Lisbonne le 30 novembre 1807. Une nouvelle fois, Napoléon a déposé une dynastie européenne, les Bragance s’exilent dans leurs territoires américains.
Dès son projet d’imposer au Portugal le respect des règles du blocus continental, Napoléon a impliqué l’Espagne388. L’analyse minutieuse de la façon dont il s’engage dans la péninsule permet de voir comment il s’est laissé emporter par ses certitudes d’être seul à savoir ce qui est bon pour l’Europe et par son désir de constituer autour de l’Empire français un glacis d’États vassaux. Sa correspondance laisse alors voir un homme encore capable d’hésiter et d’interroger ses conseillers. Elle le montre aussi conscient des dangers qu’il brave. Mais elle révèle également comment toute sa conduite est guidée par sa volonté de triompher de l’Angleterre : nombre de témoins le voient alors devenir plus cassant, plus impératif, ne supportant plus la contestation et la résistance. Selon Metternich, après Tilsit, il apparaît en proie à « un appétit d’assujettissement universel ». Au conseil d’État, Thibaudeau observe qu’il cesse d’y encourager la contradiction et qu’il s’impatiente389. Suivre le cheminement qui conduit à la guerre d’Espagne, c’est comprendre comment Napoléon a cessé d’être le guerrier de la Révolution pour ne plus être que le premier des souverains d’Europe qui se heurte pour la première fois à une résistance nationale organisée.
À la mi-juillet 1807, sans même en avoir encore réellement convenu avec l’Espagne, il a annoncé au Portugal que s’il refuse de fermer ses ports aux Anglais, l’Espagne lui déclarera la guerre aux côtés de la France390. Le 8 septembre, il écrit à Charles IV en soulignant que l’urgence du moment est d’arracher le Portugal à l’influence de l’Angleterre, afin de mieux forcer celle-ci à demander la paix. Tout en promettant à Charles IV la suzeraineté de l’État à conquérir, il souligne qu’il « compte sur son énergie » pour parvenir à vaincre l’Angleterre : dès le début de la guerre contre le Portugal, l’Espagne est conçue comme un support logistique essentiel à la réussite des opérations. Mais rien ne semble avoir été réellement négocié, tout est imposé, le souverain espagnol est placé devant le fait accompli. Dans sa gestion du conflit qui se développe dans la péninsule, Napoléon se comporte plus que jamais comme un souverain qui se pense le suzerain de ses alliés, dont il a le droit d’exiger un soutien militaire sans faille. Il rappelle donc à Charles IV, le 13 novembre, que « l’intérêt des peuples de Votre Majesté et des miens veut que nous poussions vivement la guerre contre le Portugal ».
Dès la mi-novembre 1807, un conflit se dessine entre Charles IV et son fils Ferdinand, prince des Asturies, prétendant au trône. Dès lors, Napoléon demande à ses envoyés auprès de la cour de Madrid de lui rendre compte si l’opinion est en faveur du prince des Asturies ou du gouvernement de Charles IV. Au début de mars 1808, il apparaît que le soutien militaire de l’Espagne n’est pas conforme aux attentes de la France et Napoléon invite alors son ambassadeur en Espagne à exprimer son indignation, tandis qu’il prévoit déjà de s’appuyer sur une force de 50 000 hommes pour régler ce qu’il appelle « les affaires d’Espagne […] de manière qu’il n’y ait point de doute sur la succession de ce royaume ». Se pensant décidément comme le naturel suzerain de l’Espagne, Napoléon estime qu’il est de son plein droit d’intervenir dans la crise de succession qui se dessine alors.
Une semaine plus tard, il en est déjà à l’organisation de l’entrée de ses troupes sur le territoire espagnol au prétexte officiel d’envoyer une armée à Cadix afin d’assiéger Gibraltar, toujours dans le cadre de la lutte contre l’Angleterre. Reste que les instructions données à Murat disent bien que, s’il convient de prendre toutes les précautions nécessaires pour respecter au mieux les populations – les soldes doivent être versées par avance afin d’éviter tout pillage –, c’est bien de la préparation d’une guerre éventuelle dont il s’agit. Murat reste toutefois prié de ne se mêler en rien aux luttes de factions. D’emblée, il prend la mesure de l’énergie dont les Espagnols sont capables, car ils forment un peuple neuf qui a « tout l’enthousiasme que l’on rencontre chez des hommes que n’ont point usés les passions politiques ». Il est parfaitement lucide sur la mobilisation que le clergé et l’aristocratie peuvent obtenir de la population et il comprend déjà que s’il se met à dos ces catégories en menaçant leurs privilèges, il risque fort de ne jamais plus pouvoir quitter ce front. Napoléon n’est donc pas entré dans la guerre d’Espagne sans savoir qu’il risquait de s’enfoncer dans un bourbier.
Pourtant il n’hésite pas à affirmer que Ferdinand n’a nullement, à ses yeux, l’étoffe d’un souverain : il ne souhaite nullement régler le conflit naissant en reconnaissant le prince des Asturies comme le nouveau maître de l’Espagne. Mais il juge également impossible de soutenir plus longtemps Charles IV et Godoy tant ils sont impopulaires. La suite des événements montre une fois encore combien l’engrenage du conflit a parfois échappé à l’empereur : les 17-19 mars 1808, le soulèvement d’Aranjuez, dont le palais royal sert de refuge à Charles IV et à son ministre Godoy, précipite la fuite du roi puis son abdication en faveur de son fils. Or la situation est rendue d’autant plus complexe que Murat a commis une grave maladresse : en positionnant ses troupes dans Madrid dès le 23 mars, il a augmenté l’inquiétude des Espagnols, laquelle a joué en faveur de la cause de Ferdinand. Napoléon prévoit alors d’être dans l’obligation de le reconnaître pour souverain, pour le cas où la situation intérieure de l’Espagne rendrait toute autre solution impossible. Mais au 29 mars, il reconnaît qu’il ne sait rien encore de la position qu’il adoptera. On est là bien loin de l’image mythique d’un Napoléon visant d’emblée la confiscation de la couronne espagnole. Ce sont bien néanmoins les conflits internes à l’Espagne qui l’encouragent chaque jour un peu plus à intervenir391.
Mais s’il n’a pas encore choisi le parti qu’il soutiendra, il a déjà formé des projets de réorganisation de l’Espagne : il entend que les privilèges de la noblesse et du clergé soient respectés, mais il prévoit d’ores et déjà de perfectionner les institutions politiques de l’Espagne afin de la soustraire au régime des favoris et de lui donner des cadres semblables à ceux des nations modernes de l’Europe. Cette fois, l’histoire confirme la mythologie d’un Napoléon réorganisateur de chacun des États tombés sous sa coupe. Le 10 avril, il s’exprime à propos de l’Espagne comme s’il en était déjà le maître : « J’ai le désir de voir l’Espagne heureuse et dans un système tel que je ne puisse jamais la voir redoutable pour la France. » S’il veut contribuer à un essor apaisé de l’Espagne – que dire d’autre quand on est officiellement héritier de la Révolution et que l’on s’apprête à prendre le contrôle d’un pays voisin et allié ? –, il apparaît plus encore soucieux de placer l’Espagne dans une position de subordination à l’égard de la France.
Campé à Bayonne, du 15 avril au 20 juillet 1808, avec une armée de 100 000 hommes, Napoléon justifie son action en soulignant que « les circonstances veulent qu’[il] couvre l’Europe de [s]es troupes ». Il précise que son but est plus que jamais de forcer l’Angleterre à faire la paix, alors seulement il pourra remettre « le glaive dans le fourreau ». Le 22 avril 1808, il avoue songer à installer en Espagne une dynastie qui réunisse davantage les deux nations. Faut-il pour autant attribuer à Napoléon l’entière responsabilité de cette politique ? Une telle question renvoie une fois de plus au rôle de ses conseillers : ils l’ont sans doute conduit dans la voie dans laquelle il souhaitait l’être. Le 24 avril, un long rapport du ministre des Relations extérieures, Champagny, appelle l’empereur à mettre un terme « à l’anarchie qui menace l’Espagne », car si l’Espagne cessait d’être une amie de la France, elle en deviendrait une ennemie dangereuse, faisant le jeu de l’Angleterre et rendant impossible la paix en Europe. Les conseillers de Napoléon argumentent donc eux aussi dans le cadre d’un engrenage des conflits dont l’Angleterre porte la responsabilité. Afin d’établir solidement l’alliance avec l’Espagne, Champagny invite clairement à établir sur le trône de ce pays un prince de la dynastie napoléonienne. L’issue de l’entrevue de Bayonne entre l’empereur des Français, le roi d’Espagne et le prince des Asturies semble donc fixée avant même le début des entretiens. Dès lors, Napoléon multiplie les ordres pour que ses troupes contrôlent l’Espagne en veillant à empêcher tout dérapage et tout pillage, il veille également à organiser la propagande afin de convaincre les Espagnols que la bonne entente avec la France est essentielle à leur pays. Précautions sans effet finalement, puisque le 2 mai survient l’insurrection madrilène provoquée par l’arrivée des nouvelles de Bayonne. Elle est réprimée avec une grande sévérité par les troupes de Murat. Le 6 juin, Joseph est proclamé roi. Il entre dans Madrid le 20 juillet.
Le soulèvement du 2 mai a préfiguré l’embrasement de l’Espagne où s’organisent des assemblées locales – juntes – qui se constituent en instances concurrentes du pouvoir officiel. En Andalousie, le général Dupont, qui ne dispose que de troupes essentiellement composées de jeunes conscrits, est vaincu à Bailén, le 22 juillet. Parallèlement la généralisation de la révolte coupe l’armée du Portugal de ses contacts avec la France si bien que Junot capitule à Cintra le 30 août 1808. Pour la première fois, l’Europe peut se dire que les troupes napoléoniennes ne sont pas invincibles. L’Autriche ose alors préparer une nouvelle guerre tandis que Napoléon s’est imprudemment engagé en Espagne dans un conflit qui n’est que dynastique, où les Français ne peuvent absolument plus voir la moindre continuité avec les guerres de la Révolution. Cet engagement révèle l’enfermement de l’empereur dans une volonté de puissance qui ne relève plus de la consolidation de l’héritage révolutionnaire.
Napoléon quitte alors Bayonne afin d’aller consolider son alliance avec le tsar en une entrevue qui, à Erfurt, du 27 septembre au 14 octobre 1808, lui permet de s’afficher à la tête d’un parterre de rois. Le luxe des réceptions, le prestige des hôtes confortent Napoléon dans la certitude de s’imposer en maître de l’Europe. Alexandre se montre pourtant moins empressé qu’à Tilsit, tandis que Talleyrand, inquiet des dérives de la politique napoléonienne, commence à mener un jeu parallèle. Napoléon croit pourtant avoir assuré la paix au cœur de l’Europe : tout à sa volonté de vaincre l’Angleterre, tout à son espoir que, quand elle sera vaincue par le blocus, il sera le glorieux artisan d’une paix définitive en Europe, il ne veut pas voir que les voies d’une telle paix ne sont pas viables. Il n’est pas en mesure d’accorder toute la considération nécessaire aux propos de son ambassadeur en Russie, Caulaincourt, qui, au lendemain d’Erfurt, tente de lui ouvrir les yeux sur les motifs de tension entre la France et la Russie392. Fier d’être un souverain de nouvelle facture, issu des victoires de la Révolution et de la volonté populaire, il semble devenu incapable d’accepter que d’autres souverains en Europe puissent avoir leurs propres vues sur le destin de leurs États. Il se pense comme un souverain supérieur aux autres qui, seul, a la légitimité de gérer l’Europe, parce que seul il incarne la modernité politique. Il est sûr de son bon droit à vouloir que tous les États d’Europe soient finalement réorganisés selon le modèle français et unifiés sous son autorité, directe ou non. Il lui semble même sans doute incongru que l’on puisse penser différemment. Il est pour lui évident que seul le modèle français peut proposer un avenir radieux à chaque habitant de l’Europe. Dans les territoires qu’ils conquièrent, les Français se montrent d’ailleurs tous certains de la supériorité de leurs institutions et de leurs valeurs politiques, faisant fi des identités des autres nations393.
Plein d’illusions et d’espoir, il part en Espagne afin d’établir résolument son frère sur son nouveau trône. Il entre dans la péninsule le 4 novembre 1808. Le 2 décembre, il est devant Madrid qui se rend très vite et d’où il proclame l’abolition de la féodalité et de l’Inquisition, se montrant ainsi de nouveau sous ses traits d’héritier de la Révolution, sans comprendre que les Espagnols ne veulent pas d’une Révolution importée. Ses armées ont certes triomphé, notamment dans la sierra de Guadarrama, des Anglais et des troupes de la junte centrale, mais elles se heurtent ensuite quotidiennement aux cruautés de la guérilla menée par les habitants et soutenue par le clergé. Comme autrefois en Vendée, comme en Calabre à partir de 1806, les troupes françaises rencontrent la petite guerre, dans le cadre d’un conflit qui coûte cher en hommes sans rapporter aucune indemnité de guerre. La charge des lanciers polonais à Somosierra est restée dans la légende, mais elle a aussi révélé combien Napoléon peut être peu soucieux de la vie humaine394. À Legendre, l’ex-chef d’état-major de Dupont, qui tente, en décembre 1808, de justifier Bailén par la volonté de sauver des vies, il répond que la France a besoin d’honneur et non pas d’hommes. Il ose exprimer sa colère publiquement, devant les troupes qu’il passait en revue, en des propos hachés qui trahissent sa certitude que quelque chose a changé, que l’Espagne l’a privé de son invincibilité. Il n’en invoque pas moins le devoir du soldat de se battre jusqu’au bout :
« Quand la victoire eût été impossible, il fallait encore vendre sa vie. On n’est militaire que quand on préfère la mort à l’ignominie… Il faut qu’un soldat sache mourir. Et qu’est-ce que la mort ? Ne faut-il pas toujours la subir ? Qui ne sait pas mourir ne doit pas prostituer l’habit et les armes des braves. »395
Il poursuit son invective en faisant de la capitulation de Bailén à la fois une honte pour la France et pour l’armée, et la cause de tous les maux dont il pressent que son Empire peut désormais être accablé. Comprenant que cette guerre d’Espagne est une sale guerre où il n’y a aucune gloire à recueillir et où il ne peut pas, de toute façon, s’enfermer, il quitte la péninsule le 19 janvier 1809, sans avoir compris l’ampleur de l’hostilité du peuple espagnol. Il achève ainsi une campagne éclair afin de se préparer à répondre aux préparatifs de guerre de l’Autriche et aux intrigues de Fouché et de Talleyrand. Ces derniers complotent en effet pour placer sur le trône Murat au cas où l’empereur serait tué en Espagne. En ce début de janvier 1809, il reconnaît devant Joseph qu’il ne croit pas que l’Europe puisse être pacifiée durant l’année qui commence396. Il semble même que, au cours de cette année 1809, il comprenne qu’il est allé trop loin dans la voie de la domination, y compris en Allemagne397. En revanche, sa correspondance de cette année-là témoigne qu’il ne se pense nullement comme fauteur de guerre. C’est l’armement de ses ennemis qui conduit à la guerre. À l’empereur d’Autriche, le 15 septembre 1809, il rappelle que « de toutes les calamités, la guerre est la première : malheur à ceux qui la provoquent ! Le sang et les larmes des infortunés qu’elle fait retombent sur eux »398.
En octobre 1810, en rédigeant une note sur l’organisation de l’armée, Napoléon informe le ministre de la Guerre qu’il lui faut prévoir un long séjour des troupes en Espagne399. Au général Foy, en novembre 1810, il confie qu’il s’est toujours attendu à l’insurrection des Espagnols :
« Une grande nation qui n’a jamais été vaincue ne se laisse pas conquérir sans résister ; mais cette maudite affaire de Dupont a précipité l’insurrection. Je croyais le système plus facile à changer dans ce pays ; toutefois je ne me repens pas de ce que j’y ai fait ; il fallait détruire cette nation. […] Les Espagnols sont fiers, ils ont de la passion, d’anciens souvenirs ; ils n’ont pas, sur le continent, d’autres ennemis que la France ; tôt ou tard, ils nous auraient fait beaucoup de mal. S’ils ne nous ont pas attaqués les premiers, c’est parce qu’ils avaient un ministre corrompu, un roi faible et une reine dévergondée. »400
Le conflit espagnol dans lequel il embourbe une partie de son armée révèle donc à quel point sa lecture de la situation européenne est faussée par sa certitude du bon droit de la France impériale à régenter le continent. Il n’entend pas ce que disent les opposants espagnols qui s’expriment en de nombreux pamphlets publiés dans les villes les plus hostiles401. Mais c’est contre cela que se soude une nouvelle coalition.
L’apogée illusoire
À son retour à Paris, il traite en premier lieu des intrigues qui se sont tramées en son absence et rompt avec Talleyrand le 28 janvier 1809, en une scène mémorable dont on a retenu les insultes grossières proférées par l’empereur. L’ex-ministre des Affaires étrangères se sent ainsi plus libre de vendre sans honte ses services aux ambassades d’Autriche et de Russie, convaincu désormais que l’intérêt de la France ne dépend plus d’un empereur incapable de faire une paix raisonnable. L’Autriche reprend alors les armes, en tentant de fédérer autour d’elle tous ceux qui souhaitent se soulever contre le pouvoir de Napoléon et en profitant de ce que le conflit espagnol affaiblit la France. Elle s’appuie aussi sur l’élan national hostile aux Français qui se développe en Allemagne, notamment à l’appel de Fichte qui a prononcé ses Discours à la nation allemande durant l’hiver 1807-1808.
Prudemment, Napoléon attend d’être attaqué afin de ne pas perdre les bénéfices d’une alliance franco-russe qui n’est que défensive402. L’Autriche lance l’offensive le 10 avril 1809, au moment même où Andreas Hofer soulève le Tyrol. Grâce aux manœuvres brillantes de Davout, les Français sont victorieux à Eckmühl le 22 avril 1809 puis, le lendemain, à Ratisbonne. Napoléon entre dans Vienne le 12 mai 1809 : la Grande Armée reste positionnée sur la rive gauche du Danube, tandis que l’armée autrichienne de l’archiduc Charles se replie pour mieux attendre son adversaire sur la rive droite. Les 21-22 mai 1809, la bataille d’Essling est marquée par la mort du maréchal Lannes en laquelle Napoléon a pu voir un triste symbole. En perdant ainsi l’un de ses plus vieux et plus dévoués compagnons d’armes, il a de quoi perdre sa foi en sa destinée. De fait, la bataille a une issue si incertaine qu’elle ressemble à une défaite qui redonne espoirs aux Autrichiens : les Français sont contraints de se replier dans l’île Lobau ; ils ne parviennent pas à prendre pied sur la rive droite avant le 5 juillet. La victoire sanglante de Wagram, le 6 juillet 1809, tient surtout aux forts effectifs des troupes françaises, renforcées par l’arrivée du prince Eugène. Cette campagne d’Autriche est réputée être la plus grande réussite de Napoléon en tant que chef de guerre, celle où il atteindrait le sommet de son art militaire403 : pourtant Essling et Wagram ne sont en rien des modèles de réussite. En revanche Napoléon y a fait entrer l’art de la guerre dans le temps des affrontements de masse sans voir que cela va briser finalement l’équilibre de l’organisation matérielle de ses troupes. Les victoires sont de plus en plus coûteuses en hommes et de moins en moins faciles à obtenir. L’ennemi commence à prévoir sa stratégie et ses troupes sont plus souvent galvanisées par des réactions de défense nationale. En regard, les troupes françaises ne sont plus majoritairement composées par les foudres de guerre des premières campagnes, et mener ces troupes-là à la victoire a en effet été un exploit.
L’Autriche demande l’armistice le 12 juillet, à Znaïm. Elle escompte ainsi gagner du temps quand l’Angleterre, grâce à Wellington, avance en Espagne et menace Anvers après avoir débarqué à Walcheren, le 29 juillet 1809. Mais l’insurrection du Tyrol est écrasée à la fin de mai 1809 ; de plus l’Autriche manque d’argent et est isolée. Elle signe donc la paix à Schönbrunn le 14 octobre 1809, se soumettant à un souverain français établi dans son propre palais. Le traité conforte la domination française en Europe centrale et aboutit à la formation des provinces illyriennes, sur l’Adriatique, offrant à la France une nouvelle ouverture vers l’Orient. Cette victoire n’est cependant pas sans ombre. De Vienne, le 17 mai, Napoléon avait décrété le rattachement des États pontificaux à la France, mais l’excommunication lancée en représailles par Pie VII facilite la mobilisation catholique contre la France en Espagne et en Italie. Par ailleurs, le 12 octobre 1809, à Vienne, Napoléon a été la cible d’un attentat perpétré par un étudiant allemand, Staps, qui voit en lui l’oppresseur de sa patrie. Ce geste aurait dû inciter Napoléon à réfléchir sur ce qu’il incarne aux yeux des peuples des territoires qu’il soumet. Certes, presque toute l’Europe est alors soumise à la paix voulue par la France. Mais l’Angleterre résiste toujours, et soutient la révolte espagnole, autre nuage sur l’Europe napoléonienne.
L’emprise française atteint son apogée après que la Hollande a été annexée à la France, en juillet 1810 : le refus du roi Louis Bonaparte d’appliquer correctement le blocus a conduit son frère à franchir ce nouveau pas, en soulignant que la Hollande n’est après tout « qu’une émanation de l’Empire. Sans elle, l’Empire ne serait pas complet »404, démontrant ainsi comment il fonde son impérialisme sur le droit de conquête et sur les nécessités du moment405. L’Empire français compte ainsi 134 départements en 1812 et 44 millions d’habitants. Sans prendre en considération les aspirations à la revanche que peuvent nourrir Prusse et Autriche, Napoléon poursuit son rêve dynastique. Puisque la Russie refuse une alliance matrimoniale, il saisit l’offre de Metternich et épouse Marie-Louise d’Autriche en avril 1810. Sans doute escompte-t-il ainsi être définitivement intégré dans l’Europe des souverains et désamorcer les haines tournées contre la France. Metternich a pour sa part réussi ainsi à ménager pour son pays une alliance qui lui donne le temps de reconstituer ses forces406. Au printemps de 1810, Fouché reprend de son propre chef des conversations avec Metternich et Wellington. Il est alors soucieux de défendre l’héritage révolutionnaire en obtenant la paix coûte que coûte. Il fait partie de ces rares hommes du régime qui se refusent à s’enfermer dans le même rêve que leur souverain. Il est conscient que plus la guerre se prolonge, plus l’héritage de 1789 est mis en danger, particulièrement à l’heure où Napoléon se targue de devenir le neveu de Louis XVI… Mais il y perd son portefeuille de ministre le 3 juillet 1810 et assiste impuissant aux mesures par lesquelles Napoléon va jusqu’aux fautes irréparables. Grisé par le pouvoir, se donnant désormais le temps de jouir des plaisirs domestiques, devenu obèse aux dires de certains témoins, il est envahi par un orgueil qui lui donne la certitude de son droit à construire l’Empire de son fils407.
La faute russe
Tandis que les armées françaises s’enlisent en Espagne face aux lignes défensives anglaises et à la politique de terre brûlée menée par la guérilla, la volonté de faire respecter le blocus conduit Napoléon non seulement à annexer la Hollande, mais aussi, en janvier 1811, le duché d’Oldenbourg qui appartient au beau-père de la sœur du tsar. Napoléon élabore par ailleurs les préparatifs de deux expéditions maritimes qu’il songe à mener contre Jersey et Guernesey d’une part, contre la Sardaigne et la Sicile d’autre part408 : de tels projets révèlent sa volonté de recourir à tous les moyens pour en finir avec l’Angleterre. Et c’est ce sujet de la lutte contre l’Angleterre qui fait que, depuis 1807, les relations entre la France et la Russie se sont lentement dégradées. L’application du blocus est au cœur des tensions depuis que la Russie a recommencé ses échanges avec les navires britanniques, sources de précieux profits commerciaux. La Pologne est néanmoins une autre pomme de discorde : le tsar est mécontent de la paix de 1809 qui a consolidé le Grand-duché de Varsovie et qui laisse craindre le rétablissement de l’ancienne Pologne, ce dont la Russie ne veut absolument pas. Parallèlement, Napoléon soupçonne la Russie de vouloir reprendre possession des territoires polonais de la Galicie : de fait Alexandre rêve lui aussi de reconstituer l’antique royaume de Pologne pour en devenir le souverain. Au cœur de l’Europe, la Pologne incarne donc le nœud des contradictions qui dressent peu à peu les deux États l’un contre l’autre : là encore, Napoléon estime qu’il est dans son bon droit en proposant un avenir français à la Pologne, et Marie Walewska ne risque pas de l’en dissuader. Elle représente à ses côtés une aristocratie polonaise soucieuse d’échapper à la domination russe.
À ceux de ses proches qui, tels Caulaincourt ou Cambacérès, s’efforcent de lui montrer l’erreur que constituerait une nouvelle guerre avec la Russie, Napoléon répond qu’il s’agit dans ce conflit d’une guerre politique dont l’issue doit lui permettre de triompher de l’Angleterre409. Du reste, en mars 1811, il affirme qu’il ne veut pas la guerre avec la Russie, mais qu’il veut seulement prendre ce qu’il appelle subtilement « une position offensive »410. Mais dès la fin de 1811, il considère le conflit inévitable. Preuve en est qu’il s’applique alors à prendre connaissance des réalités géographiques de la Russie et de l’histoire des campagnes de Charles XII, roi de Suède, en Pologne et en Russie411. Mais il ne peut, par cela, compenser le fait qu’il ne dispose d’aucune carte topographique précise de la Russie. Sur le plan militaire, il obtient le soutien de la Prusse : un accord signé le 24 février 1812 prévoit que la Prusse laisse passer l’armée de Napoléon sur son territoire et lui fournit 20 000 hommes, soit près de la moitié des effectifs de l’armée prussienne, tandis que l’Autriche promet 30 000 hommes412. Napoléon s’impose à la tête d’une armée qui a une envergure européenne : prendre le commandement de soldats prussiens et autrichiens n’est-il pas la suprême victoire dont il pouvait rêver ? Au total son armée rassemble près de vingt nations, force qui incarne l’étendue et la puissance de l’Empire napoléonien. Elle compte 670 000 hommes, où les conscrits issus des départements français sont au nombre de plus de 340 000. Ils ont été enrôlés par une machine conscriptionnelle mieux acceptée durant quelques années mais qui, en s’emballant en cette année 1812, renforce les contestations au cœur même de l’Empire.
L’enfermement de Napoléon dans la guerre lui fait perdre peu à peu le soutien de ceux qui avaient initialement cru qu’il était le seul à pouvoir établir la paix. Il a ainsi perdu la collaboration de Talleyrand et de Fouché, peu fidèles mais compétents. Combien peuvent encore croire à la paix au moment où les troupes partent pour la Russie ? Du reste, en s’affairant aux préparatifs de la campagne, Napoléon ose penser à l’échec, justifiant par cette éventualité la constitution de magasins de vivres à Dantzig ou à Thorn413 : il commet non seulement des maladresses dans la préparation de son armée, en négligeant de prévoir des équipements d’hiver, mais il part en étant pour la première fois animé de craintes. Il a sans doute médité l’échec de Charles XII et il ne peut pas négliger la difficulté de mener une guerre aussi loin de ses bases arrières. Il espère pourtant remporter une victoire rapide sur le tsar. Début mai, s’il envisage d’aller éventuellement jusqu’à Saint-Pétersbourg ou à Moscou, il promet au Conseil d’État d’être de retour trois ou quatre mois plus tard414. Mais il est conscient que, en Russie, l’armée ne pourra pas vivre sur le pays, « il faudra tout avoir avec soi »415.
La Russie peut de son côté compter sur le ralliement de la Suède où l’aristocratie a toujours été hostile à la France. Elle bénéficie également de la neutralité ottomane. Le 8 avril 1812, Alexandre lance un ultimatum à la France, lui enjoignant de retirer ses armées de la Prusse et de la Poméranie suédoise. Napoléon fait la sourde oreille et arrive à Dresde le 17 mai. Il y est entouré de son beau-père et des rois de Prusse et de Bavière, preuve de la coalition formée pour le soutenir. Il se dirige ensuite vers le duché de Varsovie et franchit la Vistule le 6 juin. Les premiers soldats français passent le Niémen le 22 juin 1812. Ils ont entendu la proclamation de Napoléon qui rejette sur la Russie la responsabilité de la rupture de la paix de Tilsit et qui fustige son ralliement à la cause anglaise. Il va même jusqu’à justifier l’entrée en campagne par la nécessité de défendre la cause du peuple polonais416. Il s’emploie décidément à s’afficher encore et toujours comme le soldat de la Révolution et même, en l’occurrence, comme le défenseur du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, alors même qu’il pénètre en Russie où personne ne l’appelle.
Napoléon porte le gros de ses forces – plus de 400 000 hommes – d’abord sur l’armée russe principale, conduite par Barclay de Tolly, positionnée en Lituanie, afin de la couper des renforts de Bagration et de Tormassov, situés au sud du Niémen. Mais dès lors que les Français pénètrent en Russie, les Russes adoptent une attitude défensive et reculent sans cesse, entraînant toujours plus avant l’armée française vers l’intérieur du pays. Elle est à Vilnius le 30 juin, d’où Napoléon envoie une dernière lettre au tsar par laquelle il rejette sur lui toute la faute de la guerre417. L’armée est à Vitebsk le 28 juillet, elle prend Smolensk le 17 août. À Vitebsk comme à Smolensk, Napoléon laisse son armée se reposer et prend le temps d’organiser de nouveaux magasins de vivres. Plus il avance à la poursuite d’Alexandre, mieux il comprend que la campagne va être longue et qu’il lui faut sécuriser les arrières de son armée. Il ne peut pas ne pas voir combien elle souffre, les pluies diluviennes puis les fortes chaleurs estivales sont épuisantes, beaucoup d’hommes, déjà, meurent de maladie et d’épuisement, plusieurs milliers de chevaux meurent de faim, l’armée fond avant même d’avoir pu engager la moindre bataille décisive : à Vitebsk, il ne reste déjà plus que 235 000 hommes, à Smolensk 160 000. Pourtant, rien, apparemment ne semble décourager Napoléon ; sa correspondance en tout cas ne révèle rien en ce sens. Il semble uniquement habité par le désir de parvenir enfin à imposer sa loi à Alexandre. Et plus il voit son armée abîmée par l’enlisement en Russie, plus ce désir est accru par une volonté de revanche. Il se refuse donc à écouter ceux de ses conseillers qui l’invitent à prendre ses quartiers d’hiver à Smolensk. L’armée en repart le 25 août. Le 6 septembre, au bivouac installé près de Borodino, à une centaine de kilomètres de Moscou, Napoléon sait qu’il va enfin affronter les armées du tsar. En recevant ce jour-là le portrait de son fils, il semble tout à la fois mesurer les horreurs de la guerre dont il souhaite épargner son enfant, et rester enfermé dans son espoir de léguer à cet héritier un Empire européen d’une puissance inédite.
Le 7 septembre, l’issue de la bataille de la Moskowa ou de Borodino laisse Napoléon entrer dans Moscou le 14 septembre. Il y découvre avec son armée la splendeur de la ville sainte orthodoxe, en même temps que l’aptitude des Russes à jouer la politique du pire. Ils ont en effet mis le feu à leur capitale, dès la nuit du 15 au 16, avant de l’abandonner en détruisant les pompes à incendie pour mieux empêcher les Français de sauver leur conquête. Dans les flammes de la cité russe, Napoléon voit s’évanouir son rêve de victoire définitive sur Alexandre. Aucune négociation n’est ouverte, tandis qu’il n’a pas l’âme à être le soldat de la Révolution pour une population russe qui pourrait lui être reconnaissante de l’abolition du servage. Comment mener la redistribution des terres que nécessite cette réforme dans un territoire si immense et si mal connu, et dans des circonstances où il lui est de plus en plus difficile de communiquer avec Paris ? De surcroît il commence à comprendre le sens des avertissements de Caulaincourt, qui désapprouvait que l’armée aille trop avant sur le territoire russe.
Si Napoléon a un temps caressé l’idée de passer l’hiver à Moscou, il y renonce en comprenant que les liaisons avec ses arrières sont sans cesse plus fragiles, des courriers venant de Paris on été interceptés par les cosaques, ce qui met en cause tout le fonctionnement de son Empire. Les Français, qui ne forment plus qu’une armée de 110 000 hommes, commencent à quitter Moscou le 19 octobre. Les combats de Malo-Jaroslavetz, entre le 23 et le 25 octobre, forcent l’armée à renoncer à la route sud de Kalouga, où du ravitaillement était possible, pour repartir par le chemin par lequel elle est venue, le long duquel toutes les ressources ont déjà été utilisées. Napoléon escompte atteindre rapidement la Pologne pour y établir ses quartiers d’hiver. Mais la neige arrive dès le 4 novembre et rend chaque jour plus difficile la retraite d’une armée encombrée de chariots emplis des trophées de Moscou et harcelée par les troupes de cosaques. Le froid intense commence le 6 novembre. Le 9 novembre l’armée atteint Smolensk, premier point de ravitaillement, mais les magasins sont pris d’assaut et le désordre s’installe rapidement car les réserves sont insuffisantes à nourrir tous les hommes et encore moins à leur permettre de repartir avec des provisions de marche. Ce ne sont que 36 000 hommes valides et 5 000 cavaliers qui reprennent la route, suivis de plus de 50 000 blessés, par un froid qui est en dessous de moins 25°. À partir du 23 novembre, Napoléon chemine entouré d’un « escadron sacré », formé des officiers de toutes provenances disposant encore de leur monture.
Lorsque l’armée arrive aux abords de la Bérézina, elle est méconnaissable, en grande partie détruite par le froid, la faim et la terreur semée par les cosaques. Grâce à l’admirable travail des pontonniers du général Éblé, ce qui en reste franchit la rivière entre le 26 et le 29 novembre. Une distance est ainsi établie avec les Russes, mais Napoléon n’est plus alors à la tête que d’un peu plus de 10 000 hommes. Il n’attend cependant pas de les conduire lui-même à l’abri de Vilnius ; il quitte l’armée le 5 décembre, depuis Smorgoni, estimant que désormais il sera plus utile à son armée à Paris. Il y reconstituera des troupes fraîches, et, réinstallé en son palais des Tuileries, il en imposera de nouveau à l’Europe et restaurera la confiance des civils, ébranlée par la tentative de coup d’État de Malet. Il a en effet reçu cette nouvelle dès le 7 novembre, des détails sont venus avec les premières dépêches en provenance de Vilnius, le 3 décembre. Voyageant au plus vite en un simple traîneau, où il n’est accompagné que de Caulaincourt, il arrive à Varsovie le 10 décembre, puis à Dresde dans la nuit du 13 au 14. Il atteint Paris le 18 décembre, deux jours après que le 29e bulletin de la Grande Armée a laissé comprendre aux Français que l’armée a en grande partie disparu dans les neiges de la Russie. Mais de retour à Paris, il semble se convaincre lui-même que la situation n’est en rien désespérée. Devant le Corps législatif, le 14 février 1813, il reconnaît avoir fait de « grandes pertes », mais ajoute que celles-ci auraient « brisé son âme » si, dans « ces grandes circonstances, [il] avai[t] dû être accessible à d’autres sentiments qu’à l’intérêt, à la gloire et à l’avenir de [s]es peuples »418. Il y a certes là discours officiel, mais de tels mots traduisent incontestablement la certitude dans laquelle il s’enferme : le but de son règne est la gloire de ce qu’il nomme systématiquement, en une expression lourde de signification, « ses peuples ». C’est bien avec ce qui fait le substrat de sa conduite politique qu’il tente de convaincre la représentation nationale du bien-fondé de sa lutte. Plus que jamais, il se montre aspirant sincèrement à la paix, mais une paix selon ses vues, qui ne demande pas le moindre sacrifice territorial.
À Campo-Formio, Bonaparte a établi la France dans ses frontières naturelles, mais il n’a pas su s’en tenir à cela une fois devenu empereur. Sa volonté de puissance l’a conduit à rêver de l’Empire de Charlemagne. S’il n’avait pas de projet défini par avance, s’il ne conçoit pas, en 1804, l’Empire tel qu’il existe en 1810, il a cherché, à l’issue de chaque victoire, à agrandir le territoire français ou l’étendue des États satellites dans la certitude que la voie qu’il offre à l’Europe, l’ensemble législatif et administratif dont il la dote au fil de ses conquêtes, est un bien pour chacun. Il court sans cesse après une paix juste et glorieuse qui préserve le continent des méfaits des autres puissances et même de ce qu’il voit un temps comme « la barbarie russe »419. Et puisque, dans la guerre d’un nouveau genre qu’il parvient à mener grâce à des soldats qui donnent plus que des soldats n’ont jamais donné, il est toujours vainqueur, il pense sincèrement parvenir un jour à ses fins. Il ne doute pas du succès final, même au retour de la retraite de Russie. Il n’a pas pu, durant cette campagne-là, mettre en œuvre son art de l’emporter par la concentration rapide de ses forces sur une position précise. Pour la première fois, la marche forcée de son armée n’a pas permis d’emporter la bataille décisive. La stratégie mise en œuvre en Italie, fondée sur la surprise et la rapidité des mouvements, ne marche plus dans les grandes plaines de l’Europe centrale : l’ennemi peut s’échapper, les distances imposent des marches éprouvantes à des troupes de plus en plus mal ravitaillées. En 1812, les Russes ont trop longtemps réussi à esquiver l’affrontement. Mais Napoléon ne doute pas que dès qu’il parviendra de nouveau à rencontrer ses ennemis dans une campagne semblable à celles de ses débuts, il triomphera de nouveau, et il espère encore, au début de 1813, parvenir à la victoire définitive. Il ne voit pas qu’en construisant une Europe française, il entraîne les autres peuples européens à s’engager dans les combats aussi totalement que les Français le font depuis 1792.