Au bord de la mère
Ils jettent leurs cartables au fond des placards, mettent leurs sandales et leurs T-shirts les plus bariolés et se lancent au soleil. Les vacances des enfants sont là. Bientôt ils vont partir ou rester avec vous seule, avec toute la famille, avec un groupe de copains… Pourrions-nous faire de ces mois d’été des mois d’amour ? – Ils en ont besoin, nous aussi.
Je n’oublie pas les longues journées où ils nous énervent, nous agacent, nous font crier et dire des mots qu’on regrette par la suite. Les idylles n’existent qu’en imagination, et les passions de mères avec leurs enfants n’ont rien de paradisiaque. Je voudrais simplement rappeler que ce n’est pas la disparition des tracasseries scolaires qui va automatiquement ramener la tendresse aux foyers.
Au contraire, et souvent, le manque de ce tiers qu’est l’école entre la mère et l’enfant – tiers temps, tiers espace, tierce parole – les expose tous les deux à un face-à-face qui peut osciller de la fusion à la destruction et de la crise de câlins à la crise de nerfs. C’est à nous de faire attention à ce que le trop-plein de tendresse ne vire pas à l’explosion.
Pas facile. Car de l’amour des mères pour leurs enfants et réciproquement, on parle peu, on ne parle même pas. À croire que ce soit le sujet secret par excellence. Le sujet sacré, comme l’avaient compris les peintres des icônes byzantines ; ou, de manière plus attentive à la chair des femmes, des maîtres comme le Titien par exemple qui faisaient flotter un petit Amour autour du corps languissant de Vénus ; ou, éprise de la peau irisée des toutes jeunes filles, la nacre rosée d’un Renoir… Et encore, tout cela est vu par eux de loin et de l’extérieur… Même les femmes écrivains – de George Sand à Colette – n’effleurent cette passion que pour glisser vers telle couleur locale ou vers l’exaltation de soi.
Mais aujourd’hui, il n’y a plus de madones, et l’érotique féminine se fait mystérieuse ou devient « hard », en réservant ou en refoulant la maternité. Étrange, non ?
Nous vivons dans un monde où aucune gêne, aucune honte ne dissuadent de la perversion. Au contraire, de l’étaler au grand jour, on se procure une prime narcissique ultime : plus de secret, on s’accorde un supplément de gloire plus ou moins sadique ou masochiste en exhibant à qui veut entendre les « transgressions » et le menu fretin des plaisirs qu’on croit interdits. Cependant et en contrepoids, une étrange pudeur, une aphasie même, recouvre les liens qui nous attachent à nos enfants, et eux à nous. Mais cela frappe tout particulièrement les liens maternels. Comme si le désir – ou le devoir – d’émancipation féminine avaient recouvert d’un silence opaque l’inquiétude permanente, la colère noire, mais aussi la tendresse, le ravissement sans borne, cet amour en somme qui cependant peut éclipser les joies érotiques et toutes les satisfactions sociales. Et nous plonger dans un autre monde : naïf, je veux bien ; romantique, pourquoi pas ? Rêveur, oui, et régénérant.
Je veux préserver cette pudeur. Ne la mêlez pas au chœur des jouisseurs vantards. Essayons seulement de cultiver discrètement cette part exquise de la vie d’une femme qu’est l’amour maternel. Personne d’autre ne le fera à notre place. Que le tourniquet du quotidien et son « stress » ne gomment pas la calme étourderie et le souci ravi qui constituent la meilleure face de l’univers amoureux mère-enfant.
Mon enfant, mon amour. Tu ne lis pas ce magazine car tu me dis regretter de n’y jamais trouver d’avions ni d’histoires de pilotes. Je peux donc lever un coin du voile qui tamise mon émotion de tous les jours. Dès que la sage-femme est partie avec toi, laissant de côté le placenta et mon corps douloureux, j’ai su que tu serais loin mais que je ne te quitterais que par la force de la volonté et de la conscience. Ton odeur qui me grise, l’appel de tes yeux humides, la chaleur de ta joue collée à la mienne pour pleurer ou pour se ressourcer, tout cela s’éloigne au fur et à mesure que tu grandis, mais je vis toujours avec ton visage ensommeillé et glouton, blotti dans mon sein comme un corail rose illuminant une grotte marine déserte. Notre tendresse : cette électricité aussi fine que coupante qui décolle mon corps de moi et me fait doucement basculer dans ta peau à toi, tes cheveux à toi, ton écriture à toi, tes calculs à toi, tes jeux à toi. Un ou deux ? Douleurs des séparés, ravissement du mélange : je n’ai plus de place ni de vie à moi, je suis désormais « entre deux ».
Georges Bataille me bouleverse lorsqu’il parle d’un bonheur au-delà et avec l’angoisse. Et pourtant, je trouve sa version du bonheur d’une totalité ambitieuse, fût-elle grinçante et morcelée : peut-être simplement masculine. Pour une mère, le bonheur est le rire de sa gloire éclatée que relaie le sourire de son enfant,
À vous de le trouver.
Femme, n° 37, août 1988.