Salut, tristesse !
La mélancolie n’est décidément pas française. Je l’avais noté depuis longtemps, mais les récentes interventions des hommes politiques sur le petit écran, quasi ininterrompues ces derniers mois électoraux, n’ont pas cessé de confirmer cette constatation. Quel qu’ait pu être l’impassible verdict des chiffres, les hommes et les femmes politiques croyaient devoir pavoiser. « Défaite, échec, déprime ? Mais vous n’y pensez pas, semblaient-ils dire, ce n’est pas pour nous, c’est sûrement pour les autres ; car, à y regarder de près, par rapport à l’année X, compte tenu de la situation Y et en vue de la possibilité Z, nous sommes contents, optimistes et gagnants, oui, oui, aujourd’hui même, si vous me suivez, et surtout demain, comme je vous le dis… »
Non, la mélancolie n’est pas française. Et pourtant, la plainte existe. Certes, je suis bien placée, à côté du divan, pour n’entendre que cela. Je concède aussi qu’on profite facilement de la présence, à un dîner, d’un psychanalyste, comme de celle d’un médecin par exemple, pour lui demander une consultation gratuite et amicale sur le dernier malaise en cours… Certes, certes… Mais il ne s’agit pas que de cela. Dès qu’on daigne dépasser la surface bien maquillée de nos relations sociales, dont l’esprit médiatique n’a fait qu’accentuer la divertissante et superficielle mondanité, nous sommes en présence de la plainte. Et puisque la vérité vient des hystériques, comme chacun sait, nous sommes confrontés d’abord à la plainte des femmes. Massive, inconsolable, exagérée, elle constitue cependant la face cachée et essentielle des charmantes créatures qui peuplent les magazines, de celles de la page d’à côté…
Cependant, la désolation féminine reste un langage secret, un univers domestique ou amical, un double fond inavouable qui n’a pas droit de cité sur la scène professionnelle ou sociale. Même les superfemmes dont on ne cesse de vanter l’assurance et l’endurance, en viennent à craquer, mais en cachette, devant quelques amies ou quelques rares élus qu’elles craignent, d’ailleurs, de lasser. Car en réalité les médias, si friands de superwomen, ne donnent pas la parole au chagrin. « Parlez, nous dit-on, expliquez-nous votre réussite, séduction, perfection. » Et nous y allons, car il nous semble préférable de parler pour ne pas tout dire, plutôt que de ne rien dire du tout.
Personnellement, je trouve que cette parole-là, tronquée comme elle est de la plainte qui la sous-tend, est un profond silence. Je trouve que l’exaltation des mérites seuls au détriment des défauts (comme dans une soirée électorale) coupe la parole aux femmes en les obligeant à nourrir l’image du bel objet surdoué. Et une nostalgie féministe me reprend pour demander un peu de vérité quand on parle des femmes ou qu’on les fait parler – une vérité qui n’est pas toujours flamboyante, et qui ne se métamorphose pas immédiatement, miraculeusement, en ironie – cette forme la plus acceptable de la détresse qui se fuit.
Il me paraît d’autant plus important de lever le voile sur la tristesse alors que les vacances poussent, au contraire, à accélérer la course à « tout est pour le mieux, tout est merveilleux ». Je pense à celles qui se retrouvent seules. Dure, la solitude sous un soleil tapant, dans un immeuble désert, ou même sur une plage bondée de couples exubérants et d’enfants criards. Je pense à celles qui se retrouvent autrement seules lorsque, l’activité professionnelle cessant, la famille leur apparaît brusquement comme ce qu’elles ne voulaient pas voir : une association absurde d’atomes incommunicables. La crise de larmes est à l’horizon, et la déprime est la prime des vacances. La solitude effraie les femmes et, puisqu’elles n’osent pas en partager la tristesse, les unes s’enferment dans une douleur impénétrable, les autres se lancent dans des « cohabitations » (!) douloureuses.
Nombreuses sont celles qui, la quarantaine approchant, sont affolées par la perspective de se retrouver seules (le mot est vécu comme une malédiction) si elles appliquent le goût d’indépendance ou simplement de dignité que les années antérieures quelque peu « gauchisantes » ou « libertaires » ont développé en elles. Elles tentent alors le « compromis ». Rien de plus sage, au premier abord. Mais où se situe la limite entre l’équilibre qui marie l’autocritique et la bienveillance, et l’abandon pur et simple de la fierté ? Lequel, d’ailleurs, finit par se payer par la maladie…
Je pense à celles qui s’accrochent à un partenaire tyrannique ou humiliant, comme à une mère persécutrice mais indispensable, pour ne pas aborder la tristesse de la solitude. Deux mots qui font trembler, tel le péché d’antan.
Je plaide donc pour le droit à la tristesse et à la solitude. Une personne capable de vivre une gamme de tristesse n’est sûrement pas une forte personnalité, mais sa palette émotive une fois nommée, dévoilée à elle-même et aux autres, peut être une preuve délicate de sa vitalité, de sa beauté. Pour quoi faire ? Pour être capable d’éviter les compromissions, il nous faut apprendre à nous « installer en nous-mêmes », comme le disaient les vieux moralistes. En d’autres mots : à vivre notre solitude jusqu’à son désarroi insoutenable, sans panique et sans censure. À aimer donc cette mélancolie qui est l’autre face de la séduction féminine ; à nous aimer nous-mêmes.
Savoir être seule suppose, outre une confiance en soi, un intérêt subtilement cultivé pour un métier, une occupation, une culture. Mais on peut aussi, à tout âge, se faire la dilettante d’une certaine culture, d’une manière d’être dans l’univers des paroles, des signes, des symboles, des autres. Savoir être triste est déjà un savoir-faire avec la tristesse, un art de vivre.
À notre époque où les idéologies sont en déclin et où les passions politiques et religieuses s’effritent, chacun est amené à se construire sa propre panoplie de passions – des plus enthousiastes aux plus dépressives – et à apprendre à les dire. Pour ne pas mourir d’anesthésie technocratique ou d’abstentionnisme émotif. Chacun, mais les femmes peut-être plus encore, puisque la vie sociale, elle-même sensiblement émoussée, ne nous absorbe pas toutes mais nous laisse en plan avec un immense continent d’intimité, d’émotion et de parole en suspens… Et s’il n’y a personne pour écouter cette chanson désolée ? Il se trouve, en effet, qu’en vacances justement il n’y ait personne, que tout soit vide, que ce soit le vide. Eh bien, lisons des romans tristes pour ne pas mourir de tristesse. En donnant des mots à la solitude, ils la rendent moins seule. Virginia Woolf, Faulkner, Clarice Lispector. La peine mise en mots est moins lourde, moins spasmée, moins hystérique. Elle devient ma complexité vivante. Salut, tristesse !
Paradoxalement, dans la vie privée comme en politique, être incapable de dire et de regarder les revers en face, revient à être incapable, aussi, d’enthousiasme. Aucun élan, ni vers le bas ni vers le haut : tout dans l’aisance artificielle, l’excitation acharnée, sauvons les apparences quel qu’en soit le prix ! C’est peu dire qu’il nous manque, depuis quand déjà ? Vous avez dit « enthousiasme » ?
Femme, n° 38, septembre 1988.