Le mystère de la séduction
Séduire c’est fasciner les autres, les sortir de leur manière ordinaire de sentir, d’aimer, de penser, les mettre sous le charme. Cette magie peut se faire naïvement, par la simple grâce d’une existence qui se déploie, désinvolte et légère, sans souci de se connaître. Il en existe une autre, qui subjugue parce qu’elle impose une beauté qui n’ignore pas ses secrets. Ni raisonneuse ni intellectuelle, cette connaissance de soi impose, dans les fastes décoratifs de la séduction, une certaine gravité. Songeons à la séduction des femmes qui ont une « vie intérieure » et restent en contact avec elle pour nous la communiquer en parlant, en dansant, en s’habillant, en se baignant à la plage, en nourrissant leurs enfants. C’est le plus grand art : il consiste à joindre le geste quotidien, l’acte banal, à une vibration qui nous est propre et qui, parce qu’elle a mûri dans nos joies ou nos détresses, dépose une empreinte de vérité et de beauté sur l’image que les autres retiennent de nous.
J’ai trouvé cette sorte de séduction dans l’œuvre du peintre américain Georgia O’Keeffe. Il existe des femmes qui renouvellent les formes esthétiques, tout en communiquant ce charme qu’on dit propre aux artistes et au « deuxième sexe », et qui semble perdu dans l’art moderne un peu trop formel, trop cérébral. Je pense surtout aux nouvelles formes d’art : aux femmes photographes, vidéastes, présentatrices de télévision, journalistes, et, bien sûr, aux poètes, aux romancières. Elles essaient de concilier en permanence la nécessité de plaire avec l’exigence d’une forme nouvelle, aussi belle que vraie. Les médias obligent à surenchérir sur la complaisance, l’enjolivement à tout prix : on n’aime que ce qui est « super », n’est-ce pas ? Et pourtant, ce regard tourné vers le fond de soi, vers les ombres, vers « ce qui ne va pas » ou bien, au contraire, vers ce qui épanouit, confère aux meilleures productions féminines une étincelle ironique ou mystique qui révèle un secret désarmant. C’est rare. Mais cela existe.
Georgia O’Keeffe est le peintre de l’érotisme au féminin : présent, aveuglant, mais invisible sous son apparence naturelle et offerte ; aucune transgression, aucune perversion – la jouissance est ici permanente, une floraison continue qui se dilue en apaisement, en sérénité, en une certaine indifférence. Rien à voir avec la froideur, rien qu’une distance qui sait attendre son instant d’éclosion. Ses fleurs qu’on croit décoratives exhibent le sexe délicat d’une femme confondue avec la chair du monde.
Cela pour le plaisir. Et la douleur ? Georgia O’Keeffe a su peindre la mort nette, sobre, calme. Des os qu’elle est allée chercher au Nouveau-Mexique en suivant les rituels mexicains et indiens. Pour arriver à cette image étonnante de l’os pelvien, l’os du bassin (la série Pelvis, de 1944-1945) : une cuvette en bas de la colonne vertébrale qui abrite le bas-ventre et les organes génitaux et qui, privée de chair, n’est qu’un anneau fruste, le vide lui-même. Plus de fleurs à la place du sexe, mais un simple trou osseux qui fait voir le bleu du ciel ou un soleil éclatant.
Pour une femme qui n’a pas eu d’enfant, et dont on a le sentiment que toute la passion créatrice est passée sans reste dans l’enfantement de formes colorées, cette célébration d’un ossuaire pelvien est un triomphe inouï sur l’angoisse de mort. L’affirmation ultime d’un bonheur tout entier résorbé dans l’accomplissement esthétique. « Et bien entendu, j’aime la vie », écrit-elle.
Sans pathos, simple comme une brodeuse ou une décoratrice, Georgia O’Keeffe nous fait voir quelque chose d’essentiel du corps féminin. C’est peut-être cela, le mystère de la séduction. Elle l’a vécu pendant presque cent ans.
Femme, n° 48, septembre 1989.