L’égoïsme est démodé

Ah, les autres ! La normalité des autres ! Être comme tout le monde ! « Tu ne peux pas être comme tout le monde ? » disent souvent les mères, et il est vrai que nous jouons facilement les excentriques pour amuser ou séduire. Ce n’est pas de cela que je voudrais parler.

Tout le monde veut être exceptionnel, mais en mieux. C’est humain, et il paraît naturel de cacher nos défauts. Nous déployons tant d’efforts pour qu’on ne remarque pas que nos oreilles ne captent pas tous les sons, que nos yeux se brouillent, que nos jambes ne gardent pas l’équilibre, que nos esprits ne distinguent pas toutes les subtilités que les autres ont l’air de manier avec tant d’aisance. J’ai rencontré un petit garçon mal voyant qui ne savait pas le nom de son handicap ni ce qui lui arrivait exactement, mais qui faisait tout son possible pour que ses parents ne s’aperçoivent pas de ses difficultés. « Tu vois ces jolis canards sauvages au fond du lac ? » disais-je, ne connaissant pas sa différence. « Oh oui, répondait-il, ils ont le cou vert et la tête jaune. Non, elle est marron. – Dis-­moi, c’est difficile de distinguer d’ici. Comment les vois-tu ? Montre-moi. Où sont-ils ? » Il tend son petit doigt à gauche, alors que les canards étaient tout à fait au fond à droite. Il ne voyait rien, mais il ne voulait pas s’avouer vaincu. Ce qu’il disait n’était pas un mensonge. Parfois on arrive à compenser un handicap avec de l’imagination. Et beaucoup de courage.

Ce n’est jamais le moment de parler de nos défauts. J’imagine que vous préférez les pages qui parlent de beauté. Avant, c’étaient les vacances ; aujourd’hui, il y a une fête ; demain, nous serons maîtres du monde ; et dans les magazines (surtout féminins) toutes les femmes sont belles, parfaites et enviables. Il arrive, pourtant, que le malheur se fraie un chemin jusqu’à se transformer en livres, pour nous confier ces différences et ces combats qui rendent la vie si difficile et le regard des autres si insupportable.

Tel est le livre de Claire Toussaint, L’œil écorché (Balland, 1989). Une femme, qui ne cesse de perdre la vue depuis l’enfance, raconte ce qui aurait pu être un calvaire, et qui devient une vision lucide de soi-même, des autres, du malaise social. D’abord les parents ne s’aperçoivent pas du problème, ensuite les lunettes n’y peuvent rien, puis viennent les humiliations amoureuses et professionnelles, les opérations, souvent l’incompétence et la brutalité des médecins… Pour Claire Toussaint, il y aura un « happy end » : un homme l’aime au point de l’aider à lutter, et la technique chirurgicale lui restitue la vue. Jusqu’où ira-t-elle ? Le lecteur est ému par la souffrance autant que par l’endurance de cette femme. Elle est peut-être proche de vous. Elles sont peut-être près de nous. Avec d’autres écorchures inavouables. Des femmes, des hommes, des enfants.

L’année scolaire avance, et vous avez remarqué probablement que votre fille se couche sur le lit en lisant, que votre fils a le nez collé à la télé, que le petit cousin ne comprend pas ce qu’on lui dit ou entend tout de travers. C’est le moment d’entourer les enfants d’une sollicitude qui ne blesse pas, mais les aide à donner le maximum. Parfois, ce maximum n’est pas grand-chose. Presque rien. Saurons-nous supporter la dignité de ce presque rien pour lui donner une chance de vivre ?

Essayons quand même. N’ayons pas peur d’en parler. Je sais, il semble plus délicat de faire comme si de rien n’était. Quand il leur arrive de s’en apercevoir, les gens font mine de ne pas remarquer les défauts : « On ne parle pas de ça. » Ou, au contraire, on raffine dans la méchanceté plus ou moins inconsciente : « On fait une grande réception, tiens, si on envoyait X. chez les voisins, il y sera plus à l’aise (sous-entendu : il ne nous fera pas honte). » Ou bien, ces parents bienveillants qui ne manquent pas de générosité : « Y. ne pourra jamais se débrouiller dans la vie, mais ne vous inquiétez pas, la famille est là, on va s’occuper d’elle et de l’héritage. » La liste de nos perversités est infinie, arrêtons là.

Tous les hommes ne naissent pas libres et égaux, mais ils ont les mêmes droits à la dignité et à la tendresse. Des droits qu’ils ont du mal à réclamer quand ils souffrent. Femmes ou enfants, ils sont encore plus démunis.

La solidarité commence par la reconnaissance de leur différence : les yeux écorchés, les oreilles sourdes, les bras handicapés luttent et créent un monde dont nous sommes, le plus souvent, incapables de percevoir la grâce.

Je ne réclame pas de bonnes samaritaines, des infirmières en permanence ou des éducatrices spécialisées. Pas nécessairement. Simplement un cœur pour ces enfants et pour tous ceux qui ne sont pas comme les autres. Parmi les mystères de la sensibilité qui se font rares dans l’univers des super­men et des super­women, la capacité d’être complice avec les écorchés est des plus urgente. Regardez-vous bien : êtes-vous vraiment comme les autres ? Essayez de voir les autres avec l’œil écorché de Claire Toussaint. Vous découvrirez que le monde souffrant est un monde subtil, attachant. De cette grave beauté qui demande à la vie un courage de tous les instants.

Femme, n° 49, octobre 1989.