Ce que je ne veux pas revoir en 1990
Le début de l’année est un moment d’attente. Où allons-nous, après avoir fait le bilan autour des sapins clignotants ? Je ne suis pas sûre que quelqu’un le sache. En revanche, nous savons plus facilement ce que nous ne voulons plus revoir. Je vais dire ce que je ne voudrais plus revoir. Un jeu que m’avaient proposé des Italiens, et que je vous suggère pour vous inviter à imaginer ce que vous-mêmes ne voudriez plus revoir.
Peu de temps avant que ne se fissure le mur de Berlin (tout le monde court pour voir ça, on a raison), un homme mourait derrière le rideau de fer. Parce qu’il n’y avait pas de coton dans les hôpitaux, on ne donnait pas de médicaments chers aux personnes âgées, les visites étaient interdites aux malades. Bref, les hommes se traitaient comme des animaux, sous le règne de l’« humanisme socialiste ». Cet homme-là était mon père. Il aurait pu être le vôtre… Maintenant, le mur des polices et de l’argent s’écroule peut-être. Je l’espère. Reste le mur de l’inhumanité et de la pénurie. On risque de le voir encore un temps asphyxier une partie de l’Europe que l’Occident a trop facilement coupée de lui-même et oubliée, depuis quarante-cinq ans déjà.
Je revois mon étudiant Liu, pleurant au fond de la classe, pendant que je saluais l’art de Diderot réhabilitant pour toute l’humanité les bizarreries du Neveu de Rameau… M. Liu, si sobre, si caché, si maître de lui, pleure à Paris parce que ses amis restés à Pékin viennent d’être massacrés sur la place Tiananmen. J’ai connu cette place un 1er mai, fleurie de pivoines géantes en papier, de jeunes filles déguisées en guerrières combattant les « mauvais éléments », de drapeaux rouges, de calligraphies de Mao. L’exaltation dirigée, la robotique du collectivisme camouflaient bien les massacres en coulisses. Aujourd’hui, la coulisse a envahi le devant de la scène, les soldats tirent sur les lettrés. La Chine a vécu en quelques jours la promesse d’une liberté accélérée et le retour au Moyen Âge du communisme. Alors que M. Liu aimait tant Diderot, il laisse tomber ses études et s’emploie à inonder de messages subversifs tous les fax disponibles en Chine. On doit tout essayer, quand la Chine s’éloigne.
Je viens de prendre mon gin-Martini au Top of the Six’s. J’ai un faible pour le kitsch de New York, car les Américains font semblant de s’intéresser aux discours des intellectuels d’Europe : c’est bien construit, ça marche, ça ne menace rien, ni l’argent ni le sexe. Je descends. Une jeune femme m’arrête sur la Cinquième Avenue. Elle est droguée, elle me demande de l’argent, elle est enceinte. Elle me dit qu’elle a le sida et que son enfant l’aura aussi, sûrement, « et alors, est-ce une raison de ne pas faire l’amour quand on a le sida ? » Elle n’est même pas pathétique ; aucune larme, elle plane et sourit d’un rictus engourdi. L’inconscience qui se veut innocente et qui se tue à tuer. Rien à faire ?
Devant la fnac, rue de Rennes : des cadavres, des corps déchiquetés, une boucherie. Non, un attentat terroriste. Nous sommes à Beyrouth-sur-Seine. Qui voudrait être à Beyrouth aujourd’hui ? Alors, on cherche un endroit paisible, faible, Paris par exemple, pour lancer les bombes destinées au Mal universel, aux juifs, à personne, à tout le monde. Les Libanais que je connais à Paris survivent à force de psychanalyse ou de religion. Le xxe siècle serait-il religieux ? Je parie que les religions mettront le feu au xxie siècle, à moins qu’elles ne cessent d’être ce qu’elles sont. Je ne veux pas voir de tchadors dans les écoles. Qu’on relise plutôt, tête claire, Montesquieu et Voltaire. Le culte de la différence est le nouveau dogmatisme. Pourquoi êtes-vous si fier de votre identité personnelle, nationale, religieuse ? Parce que vous n’êtes pas très sûr de vous-même ? Détendez-vous, cela peut être un début de sagesse : interrogez-vous, retrouvez-vous étranger à vous-même ; ne vous érigez pas en Étranger messianique, pas plus qu’en Pourchasseur d’étrangers. Le culte de la différence est ce nouveau racisme qui prend l’Occident pour cible. Mettons-le en lumière : que les Lumières françaises reprennent la parole !
Vous en êtes-vous aperçu ? Les événements que je revois sont des événements mortels. À certains moments de l’Histoire, la mort seule fait événement, et ce qui se bat contre elle. On a tort de prendre ces événements pour des moments de crise. Sous l’apparence d’une fin de civilisation, une lucidité est en cours qui fait défaut aux sociétés adolescentes préférant la passion à la gestion.
Si les images de mort durent plus à l’écran et dans nos mémoires, ce n’est pas parce qu’un clip plus drôle ne vient pas les chasser. C’est parce qu’elles nous renvoient en pleine figure nos violences de passagers éphémères. Et cela, qui veut le savoir ? Qui veut le revoir ? D’ailleurs, à quoi ça sert, de « revoir » ? Est-ce qu’en se contentant de regarder, on n’est pas entraîné à imiter, à faire comme ? Peut-être. Pas sûr. Regardez bien, mais surtout parlez-en et pensez-y, cela vous aidera à faire autrement. À force de revoir et d’en parler, j’ai envie de défaire, de refaire. La suite est loin d’être garantie, mais elle est plus amusante, c’est sûr.
Femme, n° 52, février 1990.