Germaine de Staël, la première intellectuelle

Tout le monde le sait maintenant, l’année 1989 qui commence sera l’année du bicentenaire de la Révolution française. On commémore les événements, on tire les leçons des droits de l’homme – héritage magnifique et incontournable – mais aussi de la Terreur (était-ce inévitable ? était-ce une déviation ?), on glorifie les grands hommes, on en discute les pensées, les actes, la descendance spirituelle et politique. Et les femmes ? Madame Roland ? Charlotte Corday ? Germaine de Staël ? Et tant d’autres.

Avant de revenir aux grandes militantes, je voudrais commencer par Germaine de Staël (1766-1817). Car le destin de la fille de Necker est certes plus protégé, moins exposé aux brutalités politiques de la Révolution, plus méditatif aussi, plus explicitement érotique également dans sa vie amoureuse et dans son écriture. Mais surtout parce que, par-delà et avec son romantisme fougueux, cette amoureuse tour à tour enthousiaste et désenchantée nous laisse quelques leçons de morale politique d’une étonnante modernité.

On se souvient que l’épouse de M. de Staël délaissa vite son ambassadeur suédois pour les idées révolutionnaires, la gloire littéraire et… ses amants. Adepte de Rousseau dès son jeune âge, enthousiasmée par les idées nouvelles et libertaires, elle devient cependant vite sceptique face aux violences et aux abus.

La voilà donc plaidant un libéralisme intelligent qui va la conduire, en compagne lige de Benjamin Constant, à devenir prêtresse éclairée dans son château suisse de Coppet. À s’opposer au Directoire. À parcourir l’Europe pour chercher sa nourriture intellectuelle auprès des philosophes allemands. À propager ses idées progressistes mêlées de désolation.

Cette première intellectuelle des temps modernes est une amoureuse inconstante, et cependant fidèle à une image qu’elle se fait de la passion : exclusive, brûlante, capable d’irriguer des récits romantiques (Madame de Staël a écrit deux romans, Delphine et Corinne, presque auto­ biographiques) et une aspiration à l’éternité, la gloire, selon elle.

Ses amants ? Narbonne, Ribbing, Constant bien sûr, O’Donnell, Prosper de Barante, François de Pange, John Rocca… et j’en passe. Germaine de Staël accumule ruptures, déceptions, blessures infligées par des femmes rivales et par les abandons des hommes infidèles… Avec un élan « révolutionnaire », plus exactement romantique, elle revendique l’intensité de sa passion, défend ses exaltations, mais réclame aussi le droit à ses misères d’amoureuse déchue. Une femme autoritaire, vulnérable et fière de l’être, sort du creuset politique auquel elle participe de toute son intelligence.

La lucidité de cette passionnée frappe lorsqu’elle décrit aussi bien son adhésion aux nouvelles acquisitions démocratiques que son malaise à voir le nouveau monde dominé par l’uniformité et le nivellement. Car, en politique, notre fougueuse mélancolique est une modérée. Rappelons que cette démocrate ne connaît pas encore le totalitarisme ni l’empire médiatique. Nous sommes encore loin de Hannah Arendt qui, après la Deuxième Guerre mondiale, fera le réquisitoire de la barbarie nazie en remontant jusqu’aux excès de la Révolution française. Et pourtant, le fil est déjà lancé entre ces deux femmes philosophes par-delà les siècles. Ainsi, Germaine de Staël salue ce qu’on pourrait appeler les « nouveaux médias » de l’époque : après l’invention de l’imprimerie, la Révolution promulgue la « liberté de la presse », la « multiplicité des journaux ». Cependant, tout en reconnaissant que ces phénomènes stimulent l’information et la liberté, Madame de Staël remarque aussi leur envers qu’est le nivellement par la banalisation de l’opinion : quand on « rend publiques chaque jour les pensées de la veille, il est presque impossible qu’il existe dans un tel pays ce qu’on appelle de la gloire » (De l’influence des passions). Plus de gloire donc, et rien que de la peine à éviter, à la place d’un bonheur souhaité en vain.

Vous avez dit « guillotine » ? En effet, le terrible couperet provoque chez Madame de Staël ce qu’elle appelle son « culte sacré du malheur » (Réflexions sur le procès de la Reine). On ne saurait réduire sa propension à la tristesse à cette seule détermination historique, fût-elle exorbitante. Cependant, lorsque Madame de Staël implore la grâce pour Marie-Antoinette, j’ai bien la certitude que dans sa plaidoirie se nouent l’orgueil blessé de l’humaniste qui abhorre le massacre, le courroux de l’aristocrate devant la sauvagerie de l’opinion commune, et la révolte d’une « féministe » bien avant la lettre, insurgée contre l’oppression des femmes. Germaine de Staël plaide l’innocence de la reine, sa féminité, son étrangeté, sa maternité. Mais en définitive, ce sont toutes les femmes, dans leur faiblesse sociale et dans leur fragilité de mères qu’elle considère bafouées par ce sacrifice.

Et savez-vous quel remède elle invente pour guérir, non pas seulement des ravages de la guillotine, certes, mais du penchant pour la monotonie, l’uniformité, le « totalitarisme » déjà en route ? C’est le respect de la « différence », du « mérite personnel », dont la preuve majeure serait le style. « La pureté du langage, la noblesse de l’expression, l’image de la fierté de l’âme sont nécessaires surtout dans un État fondé sur des bases démocratiques… Lorsque le pouvoir ne repose que sur la supposition du mérite personnel, quel intérêt ne doit-on pas mettre à conserver à ce mérite tous ses caractères extérieurs ? » (De la littérature) Le mérite supposé ne serait démontrable que dans ce culte du langage qu’est le style : les meilleurs politiciens français n’ont-ils pas compris cette leçon, en soignant l’esthétique du discours politique ?

Germaine de Staël est une intellectuelle. Je dis bien une intellectuelle, parce qu’elle n’est plus une dame d’esprit et de goût comme l’étaient les illustres épistolières et romancières qui l’avaient précédée depuis le xviie siècle et jusqu’à la Révolution. Elle n’est pas encore une spécialiste, une érudite, comme le seront les femmes de tête vers la fin du xixe siècle. Très loin de la grâce rhétorique de Madame de Sévigné, elle n’a pas non plus – malgré ses capacités mathématiques – l’engouement scientifique monovalent d’une Émilie du Châtelet, et encore moins le génie rigoureux d’une Sofia Kovalevskaïa ou d’une Marie Curie. Pour rester dans les humanités, on constate aisément qu’elle n’est pas habitée par le souci de vérité expérimentale comme le sera une Melanie Klein, mais plutôt par cet esprit d’enga­gement qui peut transformer la sécheresse philosophique d’une Simone de Beauvoir aux côtés d’un Sartre…

Entre deux modes de l’intelligence féminine, comme elle l’était entre l’Ancien et le Nouveau Régime, Madame de Staël représente cette curiosité encyclopédique qui touche à tout, intuitionne même si elle ne se prive pas de connaître, et surtout sait porter sur la place publique (de plus en plus agrandie par les événements révolutionnaires) une méditation ardue, habituellement réservée aux spécialistes. Cette romantique est déjà une femme des médias.

Mais, pour Germaine de Staël, une intellectuelle ne cesse pas d’être femme, c’est-à-dire vulnérable. Et de faire ce premier constat de la faiblesse féminine cachée sous le casque guerrier de la philosophe, constat d’une toujours actuelle vérité : « […] les guerriers voient le casque, la lance, le panache étincelant, ils attaquent avec violence, et dès les premiers coups ils atteignent au cœur. » Car la femme de lettres « promène sa singu­lière existence, comme les parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule : objet de la curiosité, peut-être de l’envie, et ne méritant en effet que la pitié » (De la litté­rature, chap. iv « Des femmes qui cultivent les lettres »).

Qui la lit aujourd’hui ? On ne connaît que le désormais célèbre adage : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Son parcours historique et personnel l’explique. Si elle n’avait écrit que cela, la justesse et la beauté de cette phrase suffiraient pour assurer sa gloire.

Elle était pourtant parmi les premiers, avec Montesquieu, Voltaire, Condorcet et André Chénier, à considérer que les institutions politiques étaient les causes des belles lettres. Il n’en reste pas moins que sa révolution à elle fut de maintenir cette recherche de la gloire personnelle et féminine par-delà le deuil reconnu du bonheur, dans l’éclat de l’écriture.

Femme, n° 42, février 1989.