Notre-Dame de Thermidor : Madame Tallien

Peut-on être libertine et révolutionnaire ? La réponse logique serait : pourquoi pas, surtout alternativement. Les aventures de Madame Tallien, de son nom de jeune fille Thérésa de Cabarrus (1773-1835), une des femmes les plus connues et les plus galantes de son époque, non seulement confirment cette possi­bilité, mais lèvent le voile sur l’étrange mélange de terreur et d’érotisme, cette énigme fascinante qui habite les coulisses de la Révolution.

Mariée à quatorze ans à Devin de Fontenay, puis divorcée, on la retrouve à Bordeaux jouant à la Belle Salpêtrière : excès de civisme ou convictions sincères, Thérésa se lance dans l’exploitation patriotique du salpêtre, le « sel vengeur », poudre de guerre et des festivités. Elle applaudit les patriotes des clubs, se fait admirer pour ses conceptions éducatrices et hospitalières à propos des femmes, et n’oublie pas de reprendre son rôle de séductrice le soir… La Terreur ne la séduisant cependant guère, elle tente de s’évader… La voilà écrouée en 1794 à la prison de la Petite-Force. Misère, famine, état lamentable. Même Robespierre en est touché : « Qu’on lui donne un miroir, une fois par jour », aurait-il dit. Respect de la coquetterie donc, mais pas trop, une fois par jour suffira.

Évidemment, notre libertine ne désarme pas. Des billets doux seraient échangés entre elle et l’obscur mais redoutable Jean-Lambert Tallien, un des maîtres-d’œuvre de la Terreur. En effet, on attribue à ce jeune journaliste inconnu le poids de la répression qui suivit le débarquement des émigrés à Quiberon, alors qu’il semble que la réalité soit moins nette. Toujours est-il que Thérésa est non seulement libérée, mais enceinte ; elle devient l’épouse du même Tallien.

La mondaine Thérésa se met alors au service des « malheureux de tous les partis » : on l’appelle Notre-Dame du Bon-Secours, avant de la baptiser Notre-Dame de Thermidor. Une républicaine royale, donc, qui survit à la chute de Robespierre – certains prétendent même qu’elle a inspiré le 9 Thermidor pour se venger du tyran. Elle se sépare de Tallien ; aura quatre enfants du financier G.-J. Ouvrard, sera l’amie de Joséphine alors que Bonaparte voudra l’écarter… Une « nouvelle Marie-Antoinette », diront ses ennemis en faisant allusion à une autre « étrangère ». Elle n’épousera pas moins le comte de Corama qui deviendra prince de Chimay.

De tous les régimes, aussi à l’aise dans une salpêtrière que dans une prison (enfin, presque !) ou dans une loge de théâtre pendant la Terreur ainsi que sous l’Empire, Thérésa Tallien a usurpé pour finir le nom de celui que l’Histoire charge (avec Barras, Billaud-Varenne et Fouché) de l’organisation de la Terreur.

Aujourd’hui nous disons Tallien et pensons à elle, moins à son mari.

Évidemment, la galanterie n’efface pas l’horreur de la guillotine. La mémoire se protège-t-elle de la violence en oubliant le sang, et en ne gardant que l’image flatteuse de la coquetterie ?

Une autre hypothèse semble possible. Face au fanatisme et au dogmatisme de la terreur – que l’actua­lité ne manque pas de nous rappeler, aujourd’hui encore, sous les traits des imams intégristes –, la légèreté d’une femme galante et de toute évidence rusée, pourquoi pas intelligente, a su empêcher que se referme le cercle de l’oppression. Avec elle, un air de clémence – mêlé au goût de la fête – a fissuré les heures noires de la répression révolutionnaire.

Femme, n° 45, mai 1989.