L’héroïsme absolu de Charlotte Corday

« L’héroïsme, c’est l’état d’esprit d’un homme qui aspire à un but, en comparaison duquel lui-même n’entre plus du tout en ligne de compte. L’héroïsme est la bonne volonté de l’absolu déclin de soi-même », écrit Nietzsche, et sous sa plume, ces paroles comportent du dédain.

Quand je pense aux femmes de la Révolution, j’ai le sentiment que leurs actes héroïques (qu’ils soient du côté de l’« ancien » ou du « nouveau » régime) peuvent être parfaitement décrits dans les termes de Nietzsche, à condition que l’on donne à l’« absolu déclin de soi-même » une valeur positive. Non seulement aucun soupçon d’abaissement de soi n’accompagne ces héroïnes, mais l’idée même de s’abolir dans la mort pour une cause qui les dépasse est la seule manière d’accomplir leur propre personne.

Ainsi d’une jeune fille qui se nommait Charlotte Corday. Vous vous souvenez sans doute du célèbre tableau de David, La Mort de Marat (1799). Eh bien, précisément, Charlotte n’y est pas : il y a le mort, la victime, mais il manque l’agent ou plutôt l’actrice. Où est-elle ? La mémoire elle-même a du mal à se représenter une jeune fille armée d’un couteau et qui vise juste au cœur un malade, sans défense, dans sa baignoire. Charlotte non plus ne se voit pas comme une meurtrière. « Ne vous êtes-vous point essayée d’avance avant de porter le coup à Marat ? demande le président du tribunal. – Oh ! le monstre, répond indignée l’accusée ; il me prend pour un assassin. »

Si elle n’est pas assassine, Charlotte n’est pas non plus une de ces femmes politiques qui maniaient la plume et la parole pour défendre de nouvelles idées. Rien à voir avec Olympe de Gouges qui pouvait écrire : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » Non, l’héroïsme de Charlotte est plus « virginal », plus sombre, sournois si l’on veut, ou mystique, religieux ; et pourtant il n’est pas irrationnel.

Imaginons cette petite dans le couvent de Trinité de Caen, plongée dans la vie de Jésus, dans l’Antiquité gréco-romaine et dans les personnages de Corneille. Mlle de Corday d’Armont, lectrice passionnée de Cinna et de Polyeucte, écrit des vers héroïques en alexandrins. La Révolu­tion bouleverse son petit monde exalté : on rêve changements sociaux, mais on n’apprécie guère la suspension des vœux monastiques au nom de la liberté individuelle. Là-dessus, la faiblesse du roi trouble Charlotte : est-il possible qu’un bon roi soit un roi incapable ? En tout cas, ce n’est pas conforme à Plutarque… Enfin, les insurgés installent la Terreur.

Charlotte semble pensive et pénétrée de secrètes pensées. Sa désolation, sa haine, sa mission se cristallisent sur un nom : Marat. La jeune fille ignore l’ascension de Robespierre, elle ne sait pas que Le Père Duchesne va plus loin encore que L’Ami du peuple. Il ne reste de sa foi et de sa passion antique qu’un fantôme, une hallucination qui prendra la forme d’un projet qu’elle croit maîtriser, mais qui la déborde, la rend hésitante et quelque peu somnambulique, lorsqu’elle pénètre dans la maison de la victime, une fois à Paris. Elle avait mis des habits neufs, elle s’était fait coiffer. La voici enfin autorisée à voir Marat, mais, troublée, elle éclate en sanglots, semble-t-il, selon le témoignage de Simone Évrard, la compagne de l’ami du peuple. La belle-sœur de Marat veille aussi. Les deux gardiennes sont sur leurs gardes. Charlotte trouve le moyen de fixer l’attention de Marat : elle lui livrera la liste des députés réfugiés à Caen… La lame passe entre les côtes, droit au cœur.

L’inconscience s’allie ici à l’abnégation de soi pour insuffler ce courage inouï qui permet à une personne quelconque de devenir Quelqu’un. Sur le chemin de l’échafaud, son enthousiasme serein ne cesse de s’affirmer.

On peut gloser sur l’héroïsme masochique des perdants : lorsque son propre monde sombrait, une aristocrate avait-elle autre chose à faire que de se vouer à l’éternité en épousant cette mort-là ? On peut gloser aussi sur le masochisme féminin qui remplace le sexe et la vie pour choisir, contre Éros, la gloire de Thanatos : la vierge Charlotte en est un trop bon exemple. C’était un de ces moments de l’Histoire, où les énergies se cristallisaient en oubli de l’intérêt particulier, en sacrifice pour les autres, par exemple la patrie. On pourrait penser que nous sommes aujourd’hui aux antipodes d’une telle attitude : tous les désirs, ceux des femmes compris, ne vont-ils pas surtout à la réalisation des intérêts personnels ? L’héroïsme de Charlotte nous paraît fantomatique, invisible : comme dans le tableau de David. Il n’interroge pas moins : peut-on concilier, sans sacrifice de soi, ­ l’accomplissement de la personne et l’intérêt des autres ? Ce terrorisme qu’est l’« action directe » de Charlotte fascine parce qu’il rebute. Il ne reste pas moins que pour une femme, n’en déplaise à Nietzsche, l’oubli de soi au profit d’un amour, d’un idéal, d’un enfant, d’une cause est toujours une source ­ d’abnégation heureuse. Une traversée du masochisme dans l’éclosion de… personne.

Femme, n° 47, juillet 1989.