La volupté selon Madame Récamier

Je suis, comme tous les Français, sous le charme de Madame Récamier. Si un sondage ifop ou Sofres vous demandait : « Quelle est la femme que vous préférez (avant Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Simone Veil, Anne Sinclair, etc.), vous répondriez sans doute, comme moi : Juliette Récamier. Oh, je sais : infantile, « frappée d’une anomalie » selon certains, son salon est un « temple du mauvais goût », et cetera. Je peux en rajouter moi-même, des défauts et du ridicule ne manquent jamais à une femme, et Juliette ne fait pas exception à cette règle universelle, au contraire. Pourtant, chaque faiblesse s’intègre si harmonieusement à sa grâce délicate qu’elle rehausse tout simplement son charme. D’où vient tant de séduction ?

Incontestablement, elle fut d’une beauté parfaite. Le tableau de Gérard a préservé pour nous l’ovale incomparable de son visage que Chateaubriand compare à une œuvre de Raphaël, avec une expression suave et enfantine. Celui de David révèle davantage une mélancolie inquiète, mais sereine, spirituelle. La belle Juliette est donc une femme d’esprit, et Madame de Staël, qui fut son amie malgré un refroidissement passager, n’a pas hésité à lui reconnaître de l’intelligence, ce qui est évidemment énorme de la part de la baronne des baronnes, jalouse de sa gloire.

Madame Récamier tient parfaitement son salon, puis son cénacle. De la rue du Mont-Blanc à ­l’Abbaye-aux-Bois, elle réunit tout ce que la France – et souvent l’Europe – compte d’hommes de génie. Elle sait les écouter en brodant, ne s’impose pas mais accueille et stimule, pour ne briller que par l’art de se faire complice subtile du talent des autres.

Tout cela suffit-il pour faire de Juliette Récamier la première de nos préférées ?

Le charme est sans explication, évidemment. Ajoutons toutefois deux traits qui éclairent peut-être la séduction de cette femme sans pour autant l’expliquer.

D’abord, le mystère de sa vie érotique. Les histo­riens ont abandonné le soupçon d’une « anomalie » qui l’aurait tenue loin du sexe. En revanche, on s’accorde à révéler que son mari, le si secret Jacques-Rose Récamier, fut tout simplement son père. Le très beau livre de Françoise Wagener (Madame Récamier, J.C. Lattès, 1986) l’établit avec précision. Ce trouble est un fait de famille (drôle de femme, la mère de Juliette !), mais aussi d’époque : un père aurait épousé sa fille pour assurer sa sécurité et sa fortune lors de la tempête révolutionnaire. Voilà comment l’orage de la Révolution glisse sur Madame Récamier comme sur les plumes d’un oiseau, car de ce mystère elle ne semble avoir gardé aucune cicatrice, seulement une beauté peut-être encore plus fragile, plus énigmatique.

Ensuite et surtout, Juliette Récamier devient le symbole d’une Révolution apaisée. Ça a eu lieu, mais les colères et les déchirements sont passés, et la bourgeoisie conquérante peut se permettre d’ajouter – au pouvoir et à l’argent – une certaine grâce de l’Ancien Régime. Madame Récamier qui, de la Révolution, n’a gardé peut-être que le souvenir de son mariage, à l’âge de quinze ans, en 1793, incarne le Directoire et l’Empire avec infiniment moins de mauvais goût et d’arrogance que quiconque. Quoi qu’en disent les Goncourt, ces mauvaises langues.

La Révolution est finie, la France ne veut désormais qu’une épée et une tête ? Soit. Mais on veut aussi une femme d’esprit dont la beauté, l’intelligence et l’énigme réconcilient l’élégance des femmes des Lumières avec la mélancolie des bourgeoises. Juliette Récamier est à ce rendez-vous. Une femme de la Révolution ? Pas vraiment.

La Révolution n’est plus : gardons-en donc une mémoire belle, harmonieuse, mystérieuse. Tout ne sera pas dit, mais il est besoin d’une beauté gracieuse pour accueillir tant de mémoires d’outre-tombe.

Elle sera adorée par Lucien Bonaparte, le prince Auguste de Prusse, Benjamin Constant, sans compter les familiers – Ampère, David, Ballanche ou les Montmorency. Et le plus brillant de tous, qui a possédé l’âme comme le corps de la Belle des belles, Chateaubriand. Voici comment il la décrit dans Atala : « Je me demandais si je voyais un portrait de la candeur ou de la volupté. Je n’avais jamais inventé rien de pareil et plus que jamais je fus découragé ; mon amoureuse admiration se changea en humeur contre ma personne […]. Quand je rêvais ma Sylphide, je me donnais toutes les perfections pour lui plaire ; quand je pensais à Madame Récamier je lui ôtais des charmes pour la rapprocher de moi : il était clair que j’aimais la réalité plus que le songe. »

René le séducteur finit par être séduit. Il la rencontre en 1801, la quitte pour douze ans, et ensuite le couple dure jusqu’à la mort. Elle se laisse influencer, elle cède, René obtient tout de toutes les femmes. Mais Juliette n’est jamais dominée. « Tout me quitte, excepté votre image qui me suit partout… » lui écrit-il.

Ni militante, ni politique, ni idéologue, Juliette Récamier – qui a su défendre avec goût et liberté ses amis aux heures noires des persécutions – laisse de ce temps bouleversé cette image gracieuse qui, après tant de controverses et de célébrations, continue de nous suivre.

Femme, n° 48, décembre 1989.