Madame Roland, la sensible

Tout le monde connaît Madame Roland, l’égérie des Girondins, qui a laissé des Mémoires pour sceller sa gloire de révolutionnaire passionnée. Tout le monde ne connaît pas Mademoiselle Marie Phlipon et ses Lettres aux demoiselles Cannet, un des chefs-d’œuvre de la littérature épistolaire. Cette femme sensible qui emploie d’innombrables fois l’adjectif « sensible », fille spirituelle de Rousseau, ne cesse d’écrire (on a énuméré cinq cent soixante lettres sorties de sa plume, et ce n’est pas tout), d’agiter les idées et les sentiments, d’inspirer les intrigues et les vengeances, et de se voir incarner la Révolution en marche, tout en signant dans les grandes occasions Phl. de la Platière (car Monsieur Roland, qui a commencé par demander à Marie Phlipon des services de collaboratrice et qui, vite dominé par l’intelligence de son épouse, ne faisant que ce qu’elle lui soufflait, s’appelait Roland de La Platière). Les historiens sont durs avec elle : ni Michelet, ni Sainte-Beuve, ni même Lamartine fasciné par son brio, ne l’excusent, et Jaurès va jusqu’à lui faire porter la responsabilité de l’échec girondin.

Certes, la guillotine ne l’absout pas, et les larmes qui mouillent le manuscrit de ses Dernières pensées n’effacent pas la rouerie mêlée à la générosité, le calcul à la spontanéité, l’aveuglement à l’enthousiasme. Marie Roland fut sans doute une révoltée plus qu’une révolutionnaire. Je m’incline devant son courage face à la guillotine, je ne la justifie pas.

Deux faits majeurs ont rendu possible son aventure si contradictoire et si controversée : la Révolution d’abord, la passion surtout. « Il est fort difficile, écrit-elle, de ne point se passionner en révolution ; il en est même sans exemple d’en faire aucune sans cela. »

Quant à sa nature sensuelle et fougueuse, elle ne cesse de la revendiquer : « On peut me mettre du nombre des gens dont le cœur fait mal à leur tête : tant de choses affectent le premier que l’autre s’en ressent à la fin. » « Le sentiment nous guide mieux qu’une froide théorie. » « Je pensais par mon cœur. » Et cet aveu, d’un romantisme fébrile qui ne tient pas compte des réalités, mais d’une émotivité sans borne : « La force d’une imagination émue supplée à la présence de la réalité. » Mêlant amitié et amour, elle noue des relations tendres ou intenses avant son mariage comme après. Lanthenas, Bosc d’Antic, Bancal des Issarts… Elle se dit cependant vertueuse et fidèle. Un biographe a trouvé le mot juste : Marie Roland fut d’une « infidélité idéale », ce qui sauva Roland du ridicule. Mais à trente-cinq ans elle découvre le désir, et l’amitié amoureuse éclate en passion orageuse pour Buzot.

Cependant, elle parvient à nouer sa passion érotique avec la passion révolutionnaire, et à se perdre à cause des deux. Cosmopolite, charitable, tolérante, prônant l’amour universel, elle devient ainsi la première terroriste dès 1791, et plus virulente même que Marat, Robespierre ou Saint-Just deux ans après. Brutus est son idole, mais elle répugne aux luttes féministes : « Je ne crois pas que nos mœurs permettent encore aux femmes de se montrer ; elles doivent inspirer le bien et nourrir, enflammer tous les sentiments utiles à la patrie, mais non paraître concourir à l’œuvre politique. »

Danton attaque la Gironde en insultant sa muse jusque-là secrète. Madame Roland attise la querelle par des diatribes enflammées contre le « scélérat » Danton, l’« aboyeur » Marat, Robespierre, toute la Montagne… On attaque sa vertu – la misogynie n’est pas absente de cette mêlée – mais Madame Roland est loin d’être une innocente. Elle stimule Buzot et Louvet (le romancier du très baroque Faublas) dans leur guerre contre la Montagne. Vergniaud, Couthon, mais aussi le modéré Condorcet, ne suivent plus. La générosité girondine semble s’enliser dans des coteries et des haines, les sympathies périclitent. Le Père Duchesne s’empare du sujet. Madame Roland est injuriée, menacée.

Avant sa mort, Marie Roland en appelait à l’« impartiale postérité ». Qui saurait la lui donner ?

Pensons à cette jeune fille qui ne vit la sensualité qu’en imagination, et qui découvre tard la passion d’un corps que les idées ne parvenaient pas à assouvir : « J’ai plus de sensations que de pensées. » Une romantique promise au malheur. Une Madame Bovary qui a eu la chance de vivre sous la Révolution. Une chance sanglante qu’elle n’a pas ratée, qui ne l’a pas ratée.

Femme, n° 47, novembre 1989.