Une(s) femme(s)
Éliane Boucquey – La spécificité de la création féminine pose une question préalable qui est celle de savoir à quoi correspond l’identité féminine que l’on va chercher dans cette création.
Julia Kristeva – Il me semble qu’il y a deux manières de déchiffrer ce qu’on imagine être une « identité féminine ». D’une part, elle peut être comprise comme une forme interne à la régulation de la rationalité économique. J’entends par là qu’en émancipant les femmes, on peut libérer une main-d’œuvre féminine nécessaire à l’économie, on peut contrôler l’accroissement de la population, on peut adapter les vieilles structures familiales, et par conséquent la morale archaïque, aux nouvelles exigences. Faute de quoi les archaïsmes idéologiques peuvent aggraver les contradictions sociales et produire des explosions dont les conséquences ne favorisent pas forcément la gauche. Un exemple de la « condition féminine » comme inhérente à la rationalité économique et à son autorégulation, c’est le vote par l’Assemblée nationale française de la loi sur l’avortement : il liquide des conservatismes en dernière instance religieux, et, tout en accompagnant le processus de modernisation qui était entrepris par une nouvelle bourgeoisie technocratique et libérale, rejoint les exigences progressistes des couches socialement défavorisées. La preuve est ainsi faite qu’avec des problèmes comme celui des femmes, de leur identité, un autre axe de la cohésion et de l’évolution sociales est touché, un axe qui n’est pas la conscience de classes, mais les rapports de reproduction et, avec ces rapports, quelque chose qu’on peut appeler l’inconscient.
Mais il y a un autre aspect de l’« identité féminine » : au travers des particularités biologiques et physiologiques, l’identité féminine apparaît comme un fait symbolique, une façon de se vivre face à la cohésion sociale et au pouvoir du langage. Dans ce domaine, et je me placerai désormais dans ce domaine-là seulement, le problème féminin peut être analysé d’une part comme ce que j’appellerais un « effet femme », et d’autre part comme une « fonction maternelle ».
L’effet femme
L’« effet femme », dans nos sociétés monothéistes-capitalistes, est un rapport particulier au pouvoir et en même temps au langage, ou au pouvoir du langage si vous voulez. Ce rapport particulier consiste à ne pas les posséder mais à en être une sorte de support muet, une coulisse ouvrière, une espèce d’intermédiaire qui ne se présente pas. J’avais appelé cette modalité de fonctionnement linguistique (mais il peut être aussi social), du sémiotique4. On l’entend dans les rythmes, les intonations et les écholalies enfantines, mais aussi dans des discours qui signifient moins un « objet » que des jouissances subjectives, dans les pratiques dites esthétiques. Je vais revenir tout à l’heure sur les réalisations proprement linguistiques. Je voudrais signaler d’abord l’aspect social sous lequel peut se présenter cet « effet femme » en tant que ce qui n’est pas le pouvoir, ni le système de la langue, mais son support muet qui les travaille et les excède.
On peut trouver ce phénomène dans les sociétés dites primitives, par exemple : les femmes y sont l’objet d’échanges constitutifs du pouvoir, indispensables à son exercice, mais elles sont absentes de cet exercice même. Ou bien, autre exemple : la subordination de la femme au nom et à l’autorité paternels dans la famille agnatique et patriarcale, même si la femme exerce une puissance incontournable mais le plus souvent déniée. Nous sommes là dans une dialectique du maître et de l’esclave qui attribue à cet « effet femme » un rôle du côté de l’esclave. Dans cette position, une femme peut détenir une conscience implicite, un savoir implicite de la structure et par conséquent du pouvoir social lui-même : l’esclave en sait plus que le maître. Par conséquent, l’« effet femme » est parfois la face cachée, et même la plus fondamentale, non seulement du pouvoir séculaire, mais aussi du pouvoir religieux : pas de dieu qui ne se soutienne d’une obéissance amoureuse, « féminine », profitable pour les deux partenaires. Cet « effet femme » peut être assumé par un homme et c’est même ce que démontre l’homosexualité masculine, que Freud voit à la base de tous les groupes sociaux : l’armée, l’école, etc.
L’identification au pouvoir
Dans cette situation de subordination, deux destins se présentent à celle qui, tout en étant exclue du pouvoir et du langage, n’en possède pas moins le ressort inmontrable, caché. Ou bien cette femme joue le rôle de la négativité, du harcèlement qui pousse le pouvoir à bout, qui le conteste. C’est la fonction classique de l’hystérique, qui est susceptible d’éclater, pourquoi pas, en symptôme révolutionnaire au sens positif, structurant de cette expérience. Ou bien, et c’est un autre destin de l’« effet femme » que la modernité semble favoriser, elle peut revendiquer le pouvoir jusqu’à s’identifier avec lui pour prendre sa place. On peut se demander si certaines revendications féministes n’échouent pas dans cette identification au pouvoir, pour devenir un contre-pouvoir qui colmate les failles du pouvoir officiel : la terre promise d’une société enfin harmonieuse qu’on s’imagine constituée uniquement de femmes, qui auraient le fin mot de l’énigme d’une société sans contradictions.
Souvent cette cohésion fantasmatique est gérée d’ailleurs par une mère archaïque à attributs paternels. On peut voir que, dans certaines formes de socialisme, des sociétés utopistes se sont imaginées sur ce modèle-là : un être sexuellement indistinct mais finalement à attributs paternels en assure la cohésion. Ainsi une tradition utopiste de la gauche peut pousser la complaisance jusqu’à admettre les droits des femmes, pourvu que cela ne fasse pas apparaître l’autre sexe comme autre, comme révélateur des contradictions, de l’impossible, comme rongeur de la fausse concorde sociale. Finalement, ces reconnaissances de la « spécificité » ou de la « créativité » féminine s’enlisent dans ce qu’il faudrait bien appeler une homologation de la créativité et de la spécificité féminine aux structures et aux identités propres aux sociétés paternalistes ou monothéistes. Elles ne reconnaissent pas la spécificité féminine : elles la bornent, la calment, la normalisent dans l’« universel », et à partir de là, on n’en parle plus. Par contre, le mouvement des femmes aurait une autre raison d’être s’il était une contestation permanente de ce qui est convenu, installé ; un humour, un rire, une critique de soi-même, du féminisme y compris…
Par exemple…
E. B. – Deux dangers guettent donc la femme, comme l’homme d’ailleurs qui se trouverait dans cette situation de subordination. D’une part, la régression vers le préœdipien, vers la mère archaïque – cette protection absolue, océanique –, l’illusion d’accéder à une société idyllique et sans contradictions. D’autre part, l’identification au pouvoir phallique que la femme veut posséder ou partager, identification qui implique l’abandon du rôle de porteur de contradictions, du rôle de l’autre sexe. Pourriez-vous nous donner des exemples de ces deux écueils ?
J. K. – Un exemple d’identification phallique serait le rôle joué par les femmes dans le putsch contre Allende5. Elles se sont identifiées à la Réaction parce que la droite a pu tenir un discours intéressant leur féminité, concernant les enfants, la maison… Alors que la gauche n’a qu’un discours de lutte des classes qui ne rencontre pas les déterminations libidinales. Des Chiliennes ont agressé les partisans d’Allende, les traitant de débauchés, d’homosexuels. Le discours de la gauche devrait être plus attentif à ce niveau des besoins prépolitiques et inconscients. Si la droite parle un langage qui répond à ces attentes-là, elle pourrait emporter des adhésions féminines en fait régressives et totalitaires, mais devant lesquelles la rationalité classique est impuissante parce qu’elles se présentent comme une spontanéité anarchique contre la Loi…
Il existe une fascisation possible des mouvements des femmes, surtout dans les pays dits sous-développés. Dans les pays d’Europe occidentale, le même risque se présente autrement : tandis que la bourgeoisie technocratique libérale assure la promotion des femmes (intégration plus ou moins dialectique et éclairée des femmes dans la gestion sociale et politique), certains courants « féministes » perpétuent les anciennes oppositions contre lesquelles elles croient se battre en prétendant s’inspirer d’un radicalisme issu de mai 1968. Ainsi, on érige en exemple pour les masses des femmes un discours obscur supposé « fluide » ou de « jouissance libertaire », par opposition à la clarté qui serait « phallique » ; on lance de médiocres réalisations féminines (« c’est bien, parce que c’est fait par les femmes ») ; et on s’enlise dans des persécutions fantasmatiques contre les intellectuels et les intellectuelles précipitamment jugés « paternalistes » ou « élitistes ».
E. B. – Il me semble que l’analyse de la gauche est insuffisante non seulement en ce qui concerne les déterminations libidinales mais aussi sur le plan strictement économique : elle ne connaît que les rapports de production et ignore tout de la reproduction du genre humain. Celle-ci constitue pourtant un des éléments de base de celle-là, elle assure l’éducation du producteur et du consommateur.
J. K. – En effet, la femme y est le plus souvent réduite à une force de production, à laquelle il s’agit de donner une conscience de classe. Le problème est de première importance, mais il est irréalisable à la manière du xixe siècle. Il importe d’ouvrir la sociologie à une interprétation de type psychanalytique, pour comprendre comment les rapports de reproduction recoupent les rapports de production et constituent une réalité sociale brûlante, nouvelle. Sans cela, le discours de la gauche reste en porte-à-faux devant des phénomènes nouveaux (femmes, jeunes, drogue, médias). C’est le problème du fascisme latent de notre temps : il a drainé dès les années 1930 des forces d’avant-garde devant lesquelles le discours rationnaliste borné s’est trouvé sans prise, de telle sorte que ces tendances propres aux temps modernes se sont engouffrées dans le totalitarisme ou dans l’irrationalité mystique.
E. B. – Vous avez donné un exemple d’identification phallique. Auriez-vous un exemple de régression, cet autre danger qui menace les « subordonnés » ?
J. K. – Le mouvement des femmes est devenu un point de ralliement des différentes résistances ou hostilités à la psychanalyse. Les choses semblent en train de changer aux États-Unis, non sans poser des questions ; mais en Europe nous sommes sur ce plan encore en retard… Il est admis que le combat féminin exige de s’ériger, plus ou moins fluidement, contre la Loi, le Nom du Père, etc. À ce propos, j’ai été frappée par certains textes de Lacan de 1938 qui décrivent la transformation de la famille occidentale : l’abâtardissement de la fonction du père et le léger assouplissement du refoulement qui pèse sur la fonction maternelle provoquent une crise, le refoulé qui surgit menaçant de prendre des formes dangereuses, voire totalitaires. La psychanalyse a répondu à cette crise du réglage patriarcal et monothéiste de la famille occidentale en réinterprétant l’instance de la Loi : en réhabilitant non pas l’autorité du « papa », mais le Nom du Père. Car le surgissement du refoulé, du fait même qu’il a été refoulé, ne peut qu’abolir la loi paternelle, et laisser libre cours à l’anarchisme, au retour vers la mère archaïque absolue (sans autre, sans père), à la complaisance avec la régression, jusqu’à l’explosion de la folie.
E. B. – Le féminisme ne peut pourtant pas admettre que pour préserver la Loi on refoule la mère.
J. K. – Bien sûr, c’est pour cela qu’on cherche les moyens de faire parler ce refoulé par la sublimation dite « esthétique » ou « intellectuelle ». C’est ce que vise d’ailleurs l’avant-garde littéraire, entre autres, depuis la fin du siècle : Mallarmé, Joyce…
La découverte freudienne de l’inconscient et de la fonction paternelle pour la constitution d’un ensemble social n’en est pas pour autant invalidée : cette découverte, comme d’ailleurs la problématique de la « castra tion », concerne aussi bien les hommes que les femmes. Tout au plus pourrait-on envisager de porter une attention accrue (que Freud, dans son œuvre de pionnier, ne pouvait pas entreprendre) au continent préœdipien, au rapport entre le sujet parlant et la mère, et, de là, une position non plus transcendante mais immanente, et par conséquent plus souple, moins brutale du refoulement et de toutes les contraintes sociales. Une réévaluation s’impose donc de la « fonction maternelle » non plus comme refoulé explosif, mais comme étayage de certaines pratiques dites marginales (les pratiques « esthétiques » par exemple), aussi bien que de toute innovation : c’est tout cela qui se cherche une place dans l’Occident actuel, pour les hommes et pour les femmes, notamment dans le mouvement des femmes…
E. B. – Un exemple concret de ce second écueil qui attend le refoulé, lorsque son retour s’imagine à l’abri des contraintes sociales et se laisse piéger dans la régression sociale et psychologique ?
J. K. : Le refus du travail intellectuel : certains courants féministes ne déclarent-ils pas que les concepts eux-mêmes sont masculins, à éviter par les femmes ? La suspicion portée sur les réalisations singulières : pas d’exceptions, pas de noms propres. La disparition de l’individu dans le groupe dont on oublie le caractère contraignant (question : que refoule une communauté de femmes ?). La recommandation détournée de la psychose : on ne verra pas dans la réalisation d’une femme écrivain une exception dramatique, mais on s’appropriera son nom après son suicide, après l’avoir négligée de son vivant (« Mourez, le groupe vous nommera »), au nom d’une féminité comprise comme retour à la mère préœdipienne.
Créer
E. B. – Comment éviter ces écueils, comment créer ?
J. K. – Qui le sait ? Je peux dire, au moins, en écoutant, en m’écoutant, qu’il s’agit de ne pas refouler ce rapport archaïque à la mère, cette phase (ou ce mode de symbolisation) que j’appelle le « sémiotique » ; au contraire, de lui donner son expression, son articulation ; mais aussi de ne pas la couper d’une réalisation « symbolique » plus intellectuelle, et qui la connaît, qui l’amène à la conscience. En fait, toute activité créatrice, si vous voulez utiliser ce terme, accomplit l’immanence de la libido dans l’instance symbolique, leur dialectisation, leur harmonisation, si vous préférez. Innover n’est jamais la répétition du discours paternel, ni la régression vers une mère archaïque. Innover suppose que le sujet, femme éventuellement, puisse prendre en charge tout son appareil psychique et ses latences libidinales, et l’investir dans une expérience symbolique. Il n’existe pas d’innovation, en quelque domaine que ce soit, qui ne soit, si elle est vraiment nouvelle, une reprise de plus en plus complète de la libido dans le symbolique. Si la maîtrise est codée dans nos sociétés comme masculine, ainsi que la logique, la syntaxe ; et si, d’autre part, les rythmes, les glossolalies, le préœdipien est du côté de la mère, et à partir de là de la femme, on peut dire que toute création relève non de la différence, mais bien de la bisexualité psychique qui travaille entre ces deux bords.
E. B. – Dans toute création, celle des hommes et celle des femmes ; et en tous les domaines.
J. K. – Bien sûr, ce qu’on appelle l’« art » rend plus évidente cette irruption ou cette immanence du sémiotique dans le symbolique. L’« art » transforme la langue en rythmes, et les « anomalies » en figures stylistiques ; il est une sorte d’« inceste » réalisé dans le langage. Le style assure l’entrée de la « musique dans les lettres », selon l’expression de Mallarmé. On retrouve ce phénomène de façon accentuée, voire tragique, dans l’art moderne depuis la fin du xixe siècle. C’est un processus très proche d’une schizophrénie, mais l’art moderne réussit là ou le schizophrène échoue dans sa tentative de se libérer du carcan logique, de la loi patenelle, en s’effondrant dans l’asymbolie ou le délire. Au contraire, ayant frôlé l’effondrement et à sa place, l’artiste moderne invente un nouveau discours, un nouvel univers, il reformule. Écoutons Artaud, les mots-valises de Joyce, les surréalistes, certains textes autour de Tel Quel.
Créer quand on est femme
E. B. – Et lorsque c’est une femme qui accomplit ces retrouvailles avec la mère pour les formuler ?
J. K. – J’ai dit au début que l’« identité féminine », c’est d’une part l’« effet femme » et d’autre part une « fonction maternelle ». La fonction maternelle contient d’emblée l’expérience préœdipienne qui fait retour dans l’acte esthétique. La phase préœdipienne se caractérise par des satisfactions primaires, orales, anales, par une indistinction entre le besoin, la demande et le désir, par un corps morcelé, non encore identifié comme un corps propre – puisque l’identité du moi et du surmoi va dépendre de l’identification avec le père et de l’acquisition du langage. La socialisation de l’individu exige donc le refoulement ou la sublimation de cette relation primitive à la mère : l’interdit de l’inceste dont on sait qu’il constitue l’ordre social en même temps que l’ordre du langage, est en fait une interdiction de la mère pour le garçon et pour la fille. Mais l’homme va retrouver un ersatz de la mère dans une partenaire sexuelle, tandis que la femme sera toujours l’exilée de ce territoire archaïque – puisque son partenaire sexuel, normativement, est un homme. Pour l’hétérosexuelle, la mère est la rivale. Ce qui explique à la fois l’amour et la haine, tous les deux très violents à l’égard de la génitrice. Cette « hainamoration », dans la plupart des cas très refoulée, peut être un puissant moteur de symbolisation ; mais elle peut donner lieu aux dérivations psychotiques de l’hystérie ; elle peut aussi se présenter sous les formes de la sublimation, de la réalisation esthétique.
E. B. – Si le père caressait l’enfant, le soignait dès la première enfance, s’il le nourrissait au biberon dès les premiers jours, est-ce que cela ne reposerait pas fondamentalement la question ?
J. K. – Je pense, en effet, que cela reposerait autrement la question. J’ai eu l’impression qu’en Chine, par exemple, où le yin et le yang sont inhérents aux hommes comme aux femmes, le clivage entre les deux sexes n’est pas ressenti de façon aussi douloureuse par l’enfant.
Dans nos sociétés l’homosexualité féminine éventuellement, ou l’identification virile de la femme, peuvent venir à la rescousse du féminin, à tout jamais exilé de son territoire maternel qu’une femme doit perdre pour devenir hétérosexuelle. Ce sont deux supports que la libido féminine se donne pour satisfaire cette frustration, mais ce sont de faibles supports qui ne comblent pas la privation fondamentale. Le deuil inaccompli de la mère serait-il aussi difficile à surmonter pour une femme, que l’angoisse de la castration pour l’homme ? Que se passe-t-il lorsque la femme, se débattant comme tout être parlant avec la « castration », accomplit ses retrouvailles avec la mère, et que, une fois formulée, cette traversée la conduit à changer les codes symboliques d’une société, à inventer un langage ? Il me semble que pour les femmes, les « réalisations », ces fétiches, l’œuvre, les articles de presse, les éloges sont moins gratifiants, n’ont pas autant de poids que pour les hommes. Virginia Woolf était peut-être très intéressée, angoissée même, par l’accueil que son œuvre pouvait recevoir, mais cet accueil ne représentait guère un degré de gratification narcissique tel qu’elle puisse effacer l’angoisse permanente qui pousse à décomposer la langue, à détruire son identité jusqu’à la folie, jusqu’au suicide. Proust avait sa mère ou encore les plus ou moins nobles prototypes d’Oriane de Guermantes comme support d’une image gratifiante, et pour contenir ses désirs homosexuels ; les fiancées fort provisoires de Kafka ; Nora, l’épouse, Miss Weaver et autres bienfaitrices pour Joyce furent ce secours maternel qui permet à un homme de continuer sa marche sublimatoire. Mais pour une femme, lorsque l’image paternelle s’écroule, celle de la mère ou des substituts qui se présentent peuvent paraître dérisoires et ne pas tenir le coup de l’angoisse. Le danger de la psychose, avec son cortège de « fausses personnalités », me semble plus grand pour elle, pour nous. Le désir de mort, comme un désir d’effacement du moi, plus fréquent aussi.
Écrire au féminin ne se réduit évidemment pas à un retour du côté de la mère ; il s’ensuit une formidable organisation de cette plongée sous la forme d’une peinture, d’une musique, d’un verbe. Dès qu’on écrit, il ne s’agit plus d’une complaisance avec la folie, avec la régression, ni d’une simple nostalgie de la mère archaïque. Ce qui importe d’abord dans toute pratique, c’est le combat pour l’œuvre réalisée et aussitôt recommencée. Pour accomplir une œuvre il faut, bien sûr, une certaine levée du refoulement qui expose au risque et au danger psychique et vital, mais ce n’est pas un risque à nu : la contradiction entre l’instance symbolique et l’appel pulsionnel est toujours là, c’est cette contradiction maintenue et renouvelée qui est le creuset même de l’avènement du nouveau.
E.B. – Expérience plus difficile pour la femme ?
J. K. – D’une part, nous sommes appelées, une fois analysé le refoulement qui nous constitue filles du père, épouses et mères, à des expériences-limites à cause de ce rapport spécifique à la mère, amour-haine intense ; nous sommes en même temps plus fragiles parce que l’identification aux objets fétiches, comme le livre, ou la renommée, ne représente qu’un support dérisoire devant la violence de ce rapport, de cette frustration fondamentale.
E.B. – D’où une œuvre différente ? Plus violente peut-être ?
J. K. – Les femmes ont encore beaucoup à nous apprendre sur la haine sous-jacente à l’amour que la chrétienté découvre au fondement de toute sublimation.
Ceci mis à part, je suis persuadée qu’il faudrait se garder de sexualiser les productions culturelles : ceci serait le féminin, cela le masculin. Le problème me semble autre : donner aux femmes les conditions économiques et libidinales pour analyser et dialectiser l’oppression sociale et le refoulement sexuel, de sorte que chacune puisse réaliser ses particularités, ses différences, dans ce qu’elles ont de singulier, produites par les hasards et les nécessités de la nature, des familles, de la société. Qui a intérêt à demander à une femme d’écrire comme (toutes) les femmes ? Qu’il existe une généralité de la condition féminine ne devrait être qu’un levier de combat universel pour permettre à chacune de dire sa singularité. Et ce dire n’est pas plus « homme » que « femme », il ne se généralise pas, il est spécifique et incomparable. Une(s) femme(s) : pourrions-nous faire de l’arrivée massive des femmes dans l’Histoire un pluriel de singuliers ? Ce sera notre innovation, notre apport à une civilisation lucide et consciente de ses contraintes et qui, si elle devait être privée de contrepoids, sera menacée par de nouveaux totalitarismes auxquels s’ajoute désormais l’automatisation de l’espèce.
Cahiers du Grif, n° 7, juin 1975
4. Sur ces termes « sémiotique » et « symbolique » et sur les problèmes de l’art moderne dans son rapport avec la crise de l’État, de la famille et de la religion en Occident, cf. Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Seuil, 1974.
5. Cf. Michèle Mattelart, « Le coup d’État au féminin », in Les Temps modernes, janvier 1975.