Guerre et paix des sexes
Le 11 septembre du World Trade Sex
Vous l’avez remarqué, nous sommes le 11 septembre : il y a cinq ans déjà, une catastrophe mondiale bouleversait les hommes et les femmes à travers le monde. Des conflits, auparavant disséminés, se conjuguaient brusquement pour déclarer la guerre totale. Aujourd’hui, on veut croire que ça se calme, mais c’est toujours en cours, cela ne peut même qu’empirer. Après l’Irak et le Liban, on parle de la guerre atomique. Certains y pensent. Tout de même, et si la guerre des religions n’était que de l’intox, comme la guerre des sexes ? La guerre, dites-vous ? Quelle guerre ? On rentre de vacances, comme tout le monde, du moins en France. Ce n’est pas la paix ? Allons ! Il n’y a pas de paix ! La vérité, c’est la guerre ; ainsi parlait déjà le prophète Jérémie. Alors, la guerre ou la paix ? On n’en sait rien, on en est là.
En ce 11 septembre 2006, je pourrais vous tenir le même discours sur n’importe quel « phénomène » : il n’est pas impossible que ce soit la guerre, il est possible que ce ne soit pas la paix. Et pour ce qui concerne les sexes, c’est pareil ! C’est comme ça ! Vous l’aurez compris : quelques décennies de pratique psychanalytique ne m’ont pas rendue optimiste, ni pessimiste d’ailleurs. La guerre et la paix des sexes remontent au moins à Toumaï… Mais savez-vous que l’homme de Neandertal aurait disparu parce qu’il n’était pas assez guerrier ? Et s’il n’y avait pas eu de guerres entre l’homme et la femme, qu’est-ce qui leur aurait permis de s’ajuster l’un à l’autre, en se confrontant, en s’affrontant ? À moins qu’ils n’aient été trop pacifistes pour avoir une descendance ? Maurice Godelier et Axel Kahn nous le diront. Mais je parierais qu’Homo sapiens, notre ancêtre, avait pour sa part toujours cultivé sa différence sexuelle, pour le meilleur et pour le pire.
Pourtant, c’est depuis peu que l’homme et la femme essaient de s’avouer ces choses-là avec quelque franchise : les Français eux-mêmes n’ont-ils pas poussé l’audace jusqu’à déclarer ces liaisons « dangereuses » ? La devise de la Merteuil – « Ce sera la guerre » – a été reprise, non sans méprise, mais avec passion, par les féministes. Freud lui-même, qui n’aurait pas démenti ces excès, écrivait que « la plus pulsionnelle des pulsions est la pulsion de mort ».
L’émancipation économique et la maîtrise de la procréation ont, sans jeu de mots, fait exploser aujourd’hui cette croyance qui voudrait qu’un homme et une femme soient faits pour s’entendre. Et cette explosion, qui n’en finit pas, et qui se poursuivra encore sous des formes inouïes, pourrait être vue comme un « 11 septembre du refoulement », une sorte d’effondrement du World Trade Sex. Mais les accalmies succèdent aux attentats ! me direz-vous. Oui, seulement voilà, comme dans le heurt des religions, on n’est jamais tout à fait sûr s’il ne s’agisse pas d’une guerre permanente qui n’en finit pas de s’installer. À moins que – droits de l’homme et de la femme obligent – la Finul des rapports sexuels ne soit capable de créer, à grands renforts de Prozac et de cellules psychologiques, une zone tampon entre des belligérants qui ne dorment que d’un œil, tout en reconstruisant l’infrastructure détruite du partenaire, sans cesser de stocker des armes de longue portée pour l’atteindre à coup sûr.
Convaincue, comme Jérémie, que, décidément, « il n’y a pas de paix », je soutiendrai néanmoins que, pour que la guerre des sexes donne la mesure exacte de sa jouissive nécessité, elle doit tout de même se dérouler à l’horizon d’une paix probable, impossible, certes, mais néanmoins souhaitable et désirée. Ma devise sera donc une formulation de compromis : « Qui veut la paix entretient la guerre. » De même qu’on entretient le feu pour éviter l’incendie, on prolongera, en l’élucidant, l’énergie du désir.
Je sais que cette vision, optimiste voire humaniste, que je développerai aujourd’hui, est déjà périmée. Mais elle a le mérite de s’opposer à une autre éventualité, encouragée par les grands moyens de l’ère planétaire. Ni « lui » ni « elle », tous ego [e-g-o] anonymes et surdimensionnés, nous peinons à gérer l’automatisation de la gestion et de la gestation. Le cri de la Merteuil et des féministes, et jusqu’au constat de Freud, seraient-ils les derniers feux de la religion de l’amour ? À laquelle succède la banalité du refoulement, bordée par le hard-sex et la procréation artificielle ?
Nous le sentons tous : une nouvelle période historique commence. Depuis quand, déjà ? Le 11 septembre ? La chute du mur de Berlin ? La Révolution française ? À moins que ce ne soit depuis la Belle Époque, qui a réinventé Sodome et Gomorrhe ? Ou l’invention de la pilule ? Ou encore mieux, l’invention de la technique ? Mais laquelle ? Celle qui réchauffe le globe ? Ou celle du feu, de la hache, de la canne à pêche, du métier à tisser ? L’époque ne cesse d’être nouvelle, de promettre, d’inquiéter. Et on se demande chaque fois : sera-t-elle plus fertile en justice sociale ou en frappes chirurgicales ? En richesses ou en famines ? En spectacles ou en intentions universalistes ? Quel visage aura la nouvelle barbarie après « human bomb » ? Après les totalitarismes, la Shoah, les bombardements toujours aveugles et toujours justifiés, peut-on espérer un peu de solidarité en voie de développement ? Qui intégrerait le « deuxième sexe », comme on disait au siècle dernier, « à parité », comme on rêvait alors…
Histoire monumentale et féminisme
Vous le voyez, la guerre et la paix des sexes nous situent dans la temporalité monumentale d’une histoire elle aussi monumentale. Glaciation, matriarcat, patriarcat… Et après ? Interminables et invariables guerres et paix qui s’insinuent dans les conflits modernes : voilées sous le tchador là-bas, exhibées ici avec les mères-porteuses et les messageries roses.
On a longtemps cru que les questions graves, métaphysiques et politiques, pouvaient se passer de faire la différence entre hommes et femmes. Ce refus a de moins en moins cours, mais je ne vais pas faire aujourd’hui l’histoire de la révolution culturelle qui a imposé – oh, pas encore définitivement ! – cette conviction qui nous réunit aujourd’hui : que la différence sexuelle ne peut être dissociée de la pensée et de la politique. J’en rappellerai néanmoins trois étapes, dont nous sommes les héritiers directs :
• D’abord, la revendication de droits politiques par les suffragettes.
• Ensuite, et contre l’« égalité dans la différence », l’affirmation d’une égalité ontologique avec les hommes, qui conduisit Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, (1949) à démontrer et à prophétiser une « fraternité » entre l’homme et la femme, par-delà leurs spécificités naturelles.
• Enfin, dans le sillage de Mai 68 et de la psychanalyse, l’accentuation de la différence entre les deux sexes, porteuse d’une créativité originale de la part des femmes, aussi bien dans l’expérience de la sexualité que dans la diversité des pratiques sociales, de la politique à l’écriture. Pour la première fois dans l’Histoire, la différence sexuelle était revendiquée sans complexe comme une vérité anthropologique, et comme un constituant fondamental de la complexité humaine. En dépit d’une dérive vers l’affirmation d’une incompatibilité, voire d’une guerre aggravée entre les sexes, lesquelles ont conduit ce mouvement au dogmatisme et au déclin, l’épanouissement de la spécificité féminine annoncé dans les années 1970 continue à dynamiser l’histoire contemporaine. Y compris – non sans lenteurs et douleurs – dans les pays en voie de développement, malgré le poids de la tradition, de la pauvreté et des guerres.
À chacune de ces étapes, c’est la libération de toutes les femmes qui était visée : en cela, les féministes n’ont pas dérogé aux vœux totalisants des mouvements libertaires issus de la philosophie des Lumières et, en amont, de la dissolution du continent religieux, dont ces mouvements ambitionnaient de réaliser ici-bas, avec la négativité révoltée, la téléologie paradisiaque. Révolution bourgeoise, révolution prolétaire, révolution du tiers-monde, révolution des communautés sexuelles… On ne connaît que trop aujourd’hui les impasses de ces promesses totales et totalitaires. Les divers courants du féminisme en Europe et en Amérique n’ont pas échappé à ces visées.
C’est la raison pour laquelle j’ai fait de l’hyperbole provocante du « génie » le fil conducteur qui m’a aidée à déchiffrer, dans l’œuvre de trois femmes du xxe siècle (Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette), le dépassement que chacune a opéré dans son domaine (philosophie politique, psychanalyse, littérature). J’ai voulu ainsi inviter chacun à tenter un semblable dépassement de soi-même.
Car je suis convaincue que l’ultime aboutissement des droits de l’homme, et de la femme, n’est autre que l’idéal scotiste (du nom du moine philosophe Duns Scot, 1266-1308) que notre époque a désormais les moyens de réaliser : l’attention portée à l’ecceitas, le soin accordé à l’affirmation de la singularité, le souci pour l’advenue du « qui » dans le « quelconque » – le « génie » n’en étant que la version la plus complexe, la plus séduisante et la plus féconde, à un moment historique donné, et capable, dans ces conditions seulement, de s’inscrire dans la durée et dans l’universel.
C’est dans cette perspective que je me situe. Je me plais à la définir comme « scotiste » plutôt que comme « féministe », et c’est à partir des réflexions qu’elle m’inspire que j’ai accepté la proposition de direction scientifique de cette université européenne d’été.
• Je vous proposerai d’abord quelques rappels historiques et théoriques.
• Je m’arrêterai ensuite sur la part de la biologie et de la psychanalyse dans l’approche de la sexualité humaine.
• J’aborderai, pour différencier la sexuation masculine et féminine, la castration côté homme et le changement d’objet côté femme.
• Et je terminerai par un bref voyage dans cette singularité, que je donne comme le trait génial de la sexualité féminine et masculine.
Est-ce qu’on naît femme, ou est-ce qu’on le « devient » ? Je dirai plutôt : « On » naît, mais « je » deviens
Les débats qui ont imposé le premier postulat de cette réalité que la différence sexuelle est inséparable de la pensée et de la politique modernes, ont fait également apparaître un deuxième paramètre, qui ne manquera pas d’être discuté ici : la différence biologique s’accompagne de différences psychiques qui dépendent du contexte culturel et entraînent des différences dans le comportement, le désir, les réalisations imaginaires et symboliques des deux sexes.
Conditionnés par le programme biologique et le destin physiologique, nous naissons homme ou femme, aboutissements de la chaîne de la vie, et notamment du mode de reproduction de nos ancêtres mammifères. Cependant puisque, homme ou femme, nous sommes des mammifères parlants, le destin symbolique est aussi déterminant, sinon plus que l’adn, pour la constitution de notre identité, y compris sexuelle. Cette empreinte formatrice du pacte symbolique – telle que l’impose une société historiquement donnée – détermine le « genre » homme ou femme, avec et au travers du « sexe » biologique.
« On » naît femme. Mais « on » devient un « je » féminin, un sujet-femme : longue et complexe construction, plus compliquée que celle de la masculinité, et qui dure toute une vie, j’y reviendrai. Cette construction symbolique du sujet féminin reconquiert une relative indépendance par rapport au sexe biologique, indépendance que l’existentialisme militant de Simone de Beauvoir (1908-1986) ne lui a pas permis de déplier comme l’avènement intrapsychique dans le sujet-femme. Sa lutte pour l’émancipation de la « condition féminine » dans son ensemble s’appuie cependant, dans Le Deuxième Sexe, sur l’exemple d’incomparables aventurières comme Thérèse d’Avila, Théroigne de Méricourt ou Colette. Mais en définissant le bonheur des femmes, comme celui des hommes modernes, en « termes de liberté », Beauvoir a contribué mieux que personne à émanciper le corps féminin, et à ouvrir la question de la parité sociale et politique des deux sexes. À ce titre, elle reste la pionnière dont la mémoire nous accompagnera tout au long de cette semaine, en attendant la célébration du centième anniversaire de sa naissance.
D’illustres biologistes nous donneront ici les dernières nouvelles de la sexuation biologique dont les anthropologues préciseront les variantes dans les diverses sciences humaines. Je m’en tiendrai, pour ma part, à l’empreinte symbolique qui parachève cette sexuation biologique.
Depuis le mythe fondateur du « meurtre du Père », que Freud restitua dans Totem et Tabou, jusqu’aux variantes de la paternité idéale illustrées par les diverses autorités symboliques dans les sociétés patriarcales – castes de chamans, hiérarchies de prêtres, généalogies de souverains, élections plus ou moins démocratiques de présidents de partis et de républiques plus ou moins convaincants –, le pouvoir des hommes, confondu avec celui du langage et de la capacité symbolique, a réservé aux femmes la place du foyer, de la reproduction et de l’intime.
Minorée, souvent déniée, opprimée ou asservie, cette exclusion du féminin de la sphère du pouvoir symbolique et politique – dont nous vivons aujourd’hui l’évolution et le malaise – signe les premières étapes de la « guerre et de la paix des sexes ». Cette exclusion aurait pu donner lieu à une schizophrénie catastrophique, et mettre à mal la survie de l’espèce, si elle n’avait été accompagnée d’une contrepartie fondamentale. Sans autorité mais non sans puissance, sans représentation politique mais non sans impact imaginaire, deux figures féminines compensent ce réglage schizophrénique inventé par Homo sapiens sous toutes les latitudes : la mère reine du foyer qui demeure la garante majeure et douloureuse de la reproduction de l’espèce, et la sorcière aux désirs indomptés. Les mythes, dans leur diversité à travers le monde, témoignent de l’irrémédiable emprise que cette féminité « clivée », « interdite » et cependant redoutée exerce sur ces grands enfants que sont les hommes et les femmes de tous les temps. Les diverses formations religieuses, de leur côté, ne cessent de proposer des solutions de compromis, pour tout à la fois reconnaître et mater, freiner et flatter ces « puissances de la nature » fréquemment assimilées au démoniaque, célébrées ou même déifiées, mais généralement exclues du magister sacral.
Les travaux spécifiques des anthropologues, des historiens de la culture, des arts et de la littérature retracent aujourd’hui le tableau complexe de ces compromis, qui ont rendu vivables la guerre et la paix des sexes à travers les âges. Je schématiserai en disant qu’économiquement et symboliquement minorées ou ignorées, les femmes n’en ont pas moins participé à la paix comme à la guerre des sexes : mais de manière oblique, sournoise, intermittente, exceptionnelle, et forcément dans le discours des hommes auxquels revient le pouvoir symbolique. En témoignent les figures grandioses d’Athéna, d’Ève ou de Marie, et diaboliques de Médée ou de Lady Macbeth.
On insiste, à juste titre, sur les causes biologiques et économiques de cette isolation, de ce refoulement, de ce clivage (on peut varier à l’infini les termes freudiens) entre les deux sexes, qui a pris souvent, pour le « deuxième », la forme de l’oppression et de la servitude : les difficultés de la gestation fixent naturellement la femme au foyer et confèrent à l’homme la lourde tâche de la subsistance. L’évolution des techniques, doublée de celle des mœurs démocratiques a ajouté, on le constate partout, à la charge de la reproduction et du foyer, qui incombe traditionnellement et pour l’essentiel toujours aux femmes, le droit, quand ce n’est pas la contrainte, d’accéder aux divers métiers. Puis, grâce à la contraception, dont on ne soulignera jamais assez le rôle décisif, il est devenu possible pour une femme de choisir la maternité elle-même et, dans la foulée, de mieux choisir la vie, en passant par sa vie professionnelle. Cumul de gratifications, de risques et de charges, suivi d’appels à une juste répartition des obligations familiales (bien loin d’avoir reçu les réponses escomptées) : c’est à cette cataracte que nous avons donné le nom d’émancipation.
La revendication libertaire a pris, au xxe siècle, la forme d’une nouvelle guerre des sexes, exacerbant la différence entre les désirs des hommes et des femmes jusqu’aux extrêmes de la peur, de l’inhibition et de l’hostilité. Cette étape va s’atténuant, et l’on cherche de nouvelles formes de coexistence qui paraissent emprunter la voie d’un retour protecteur aux modèles conformistes, assorti d’une « paix » qui n’est autre que celle du refoulement. Telle est la situation dans presque tous les pays du monde, sous la pression des guerres, des crises économiques et de la paupérisation qui entravent, quand elles ne les suppriment pas, tout élan et toute expression émancipateurs. Telle est aussi, pour beaucoup, la situation dans les démocraties dites avancées, sous la menace du terrorisme et des épidémies, parmi lesquelles le fléau du sida, et en réaction aux extrémismes militants des idéologies libertaires.
Pourtant, ce tournant dans la coexistence entre les deux sexes s’élabore essentiellement sur la reconnaissance et le respect de la bisexualité psychique de chacun : féminin et masculin de l’homme, masculin et féminin de la femme – le couple moderne qui dure est un ménage à quatre.
Par ailleurs, l’identité sexuelle « traditionnelle » et le modèle familial « classique » sont transgressés par des « néoréalités », sinon massives du moins assez profondes pour susciter un intérêt légitime et faire débat, notamment sur l’homoparentalité.
Ces néoréalités sexuelles et familiales sont-elles seulement, si j’ose dire, une remise en question du modèle sexuel et familial spécifique à certaines civilisations et à certaines périodes historiques ? L’anthropologie est là pour attester que les diverses sociétés humaines – certaines toujours vivantes – se construisent sur d’autres schémas familiaux, intégrant, par exemple, les homosexualités, sans crier à la « race maudite ». Dans cet esprit, j’ajoute que le « couple bourgeois » lui-même, cristallisé sous la plume de Rousseau (1717-1778), dans La Nouvelle Héloïse et l’Émile, comme la « formule miracle » garantissant tout à la fois le lien parents-enfants et le lien État-citoyens, est apparu d’emblée intenable, et a été contesté, on le sait, sur le mode de la débauche, de la perversion et du crime : Sade (1740-1814) n’a pas manqué de l’annoncer aussitôt, dans le dos de Rousseau !
Mais nous n’en sommes plus là. Avec l’affranchissement sans précédent des désirs singuliers des hommes et des femmes, favorisé par la civilisation occidentale malgré et à travers ses ambiguïtés et ses capacités de répression, et avec le développement des diverses techniques, notamment reproductives, la voie est désormais ouverte à une remise en question radicale de l’immémoriale différence des sexes elle-même, quelles qu’aient pu être ses variantes antérieures. Apocalyptique ou prométhéenne, cette tendance suscite la désapprobation des codes moraux et des religions qui veulent sauvegarder les compromis antérieurs entre les sexes qu’ils ont consacrés. Et on dénonce une nouvelle décadence, suicidaire.
Je n’en exclus pas l’éventualité. Mais je soutiens que c’est la liberté élucidée, et non la contrainte imposée, qui permettra de nouveaux ajustements des différences sexuelles aujourd’hui en dérèglement et recomposition. En crise, sinon en panne, l’harmonisation sera longue et pénible, mais elle est indispensable, et à mes yeux la seule souhaitable, car la seule attentive à la créativité des uns et des autres, au développement d’un débat respectueux de l’intérêt général. Il n’y a pas d’autre fondement à l’architecture morale, dont a besoin l’humanité globalisée, que ce corpus mysticum dont rêvait Kant à la fin de la Critique de la raison pure : une union raisonnée des lois morales avec la liberté de soi, de la liberté de soi avec celle du tout autre. Nous voici ramenés à l’altérité qui, après Kant et avec Freud, est à penser non plus de manière abstraite, mais sous la forme de l’altérité fondamentale du sujet vivant : sujet sexué féminin, sujet sexué masculin.
Comment se constituent-ils ? Sont-ils encore possibles ? Selon quel code de coexistence ?
Un double mouvement s’esquisse dans cette remise en cause des modèles antérieurs.
Soit, libéré des contraintes de la procréation et de l’asservissement économique imposées aux femmes pendant des millénaires, nul n’entend « céder sur son désir ». La reconnaissance lucide de la différence sexuelle devient alors une guerre des sexes inéluctable : « Les deux sexes mourront, chacun de son côté », écrivait déjà Vigny, repris par Marcel Proust. Lacan s’est inscrit dans cette vision en déclarant : « Il n’y a pas de rapport sexuel. » Moins lyrico-pathétiques, les dépressions féminines, les impuissances masculines et la décomposition des liens familiaux témoignent de cette conflictualité à vif, malgré le happy end promis par les familles recomposées, parmi d’autres crises physiques ou morales.
Soit la différence s’efface dans l’unisexe qui masque le polymorphisme revendiqué des désirs. « Je suis homme et femme, clame le spectateur gâté de la Star Académie universelle. Un troisième sexe qui est tout, c’est-à-dire rien, ange ou androgyne, je veux tout et je revendique tous les droits. »
Parallèlement à ces deux tendances, une troisième voie s’emploie à les modifier. Elle essaie d’éviter aussi bien la paix du refoulement que la guerre des désirs à mort. C’est cette possibilité d’un monde duel que mes réflexions s’efforceront de dégager, sans en masquer les impasses, sans catastrophisme ni angélisme.
Je préfère croire que cette option pourra se développer suivant des voies multiples. Je ne suivrai ici que celle que je connais et qui, en raison de sa finesse et de sa complexité, me paraît seule capable de fédérer diverses approches philosophiques et scientifiques, propres à élucider la paix et la guerre des sexes : je veux parler de la découverte freudienne de l’inconscient, dont les percées s’accompagnent de résistances et de rejets sans fin.
Je commencerai par quelques généralités, avant d’entrer dans le vif de la rencontre singulière, non de l’homme et de la femme, mais d’un homme et d’une femme.
La psychanalyse débiologise la différence sexuelle qu’elle reconnaît
Tributaire de la pensée grecque et du message juif et chrétien, la psychanalyse freudienne s’approprie l’ontothéologie – la tradition philosophique et religieuse – dans un double mouvement. D’une part, à l’intérieur du champ complexe des sciences humaines qui la précèdent et l’accompagnent, elle considère que l’« être parlant » ou le « sujet » se constitue dans le lien symbolique avec l’autre, à commencer par les liens de désirs dans la langue maternelle. D’autre part et plus radicalement, en posant que le sujet parlant est sexué, la psychanalyse reprend les données de la biologie, et en premier lieu la différence sexuelle et son substrat, que Freud appelle « pulsionnel » (Triebe), pour opérer une véritable incision dans l’entendement. C’est l’autre scène de l’inconscient qu’ouvre Freud. C’est la scène des pulsions et des désirs, des processus primaires et du travail du rêve, qui se trouve creusée par la psychanalyse dans le lieu même de l’Ego cogito, non moins que dans celui du mystique Ego affectus est – on l’a beaucoup dit. Ce qu’on dit moins, c’est que la découverte de l’inconscient ne dédouble ni le Verbe ni la Raison – il n’y a pas langage d’homme d’un côté et langage de femme de l’autre, raison d’homme et raison de femme –, mais qu’en tenant compte de la sexuation des sujets parlants, elle singularise à l’extrême chaque sujet sexué-et-parlant.
Car ma place dans le triangle familial n’est pas la même si je suis homme ou femme ; et c’est ce contexte intersubjectif, d’emblée traversé par la différence sexuelle innée et recréée de mes parents, qui module mon désir ainsi que mes capacités de dire, écrire, chanter, conduire un avion ou créer une rose. Le désir du sujet sexué et pour le sujet sexué, dit en substance la psychanalyse, est cette alchimie – indécidable et cependant de plus en plus connaissable – qui fait de mon sexe biologique un « genre », dit-on. Un « sujet sexué », comme je préfère le préciser, d’une incommensurable singularité (le « genre » – à déconstruire, indéfiniment – faisant partie de cette incommensurable singularité elle-même).
En d’autres termes, la théorie psychanalytique de la sexualité, telle que je l’entends et la pratique, est une théorie de la coprésence de la sexualité et de la pensée. La frustration optimale, la séparation mère/enfant, la position dépressive, le manque, l’identification primaire, la sublimation, l’idéalisation, l’acquisition de l’idéal du moi et du surmoi ne sont que quelques-unes des étapes du positionnement du sujet, dans ce tressage d’énergie et de sens, d’excitabilité et de loi, qui caractérise la sexualité humaine selon la perspective analytique. La phase phallique en constitue l’expérience nodale, que j’ai appelée pour cette raison un « kairos phallique », le terme grec de kairos évoquant le double sens de « réunification » et de « perte », d’alliance mythique ou de « coupure » destinale.
Je tiens à m’attarder sur cette rencontre phallique car, banalisée par certains et obscure pour d’autres, elle n’a pas manqué d’être perçue comme discriminatoire à l’endroit des femmes.
Suite à la maturation neurobiologique et à des expériences de séparation optimales avec l’objet, le stade phallique devient l’organisateur central de la coprésence sexualité-pensée dans les deux sexes. L’enfant, qui a déjà développé le langage et la pensée, ne se contente pas d’investir ses organes génitaux et leur excitabilité, mais associe les opérations cognitives qu’il applique au monde extérieur, avec les mouvements intérieurs de son excitabilité pulsionnelle. Une équivalence se produit ainsi entre le plaisir de l’organe phallique et l’accès au langage, à la fonction de la parole et de la pensée.
À ce moment de son développement, le sujet masculin en formation est capable de repérer que le père n’est pas seulement le rival à tuer pour s’approprier la mère ; il s’aperçoit aussi de ce qu’il faut bien appeler la séparabilité du père : figure tierce, régulatrice de la dyade sensorielle mère-enfant, le père devient père symbolique, instance de l’interdit et de la loi. Porteur du pénis, le petit garçon repère d’autant plus cet organe de plaisir qu’il est d’abord et surtout celui du père, dont l’enfant est désormais en mesure de reconnaître le rôle organisateur au sein de son monde familial et psychique. De nombreux auteurs ont relevé les particularités qui destinent le pénis à être investi par les deux sexes pour devenir le phallus : c’est-à-dire le signifiant de la privation, du manque à être, mais aussi du désir, y compris du désir de signifier. Visible et narcissiquement reconnu ; érectile et chargé d’une forte sensibilité érogène ; détachable et donc « coupable », susceptible de perte – le pénis est apte à devenir le support de la différence, l’acteur privilégié du binarisme +/- ou 0/1 qui fonde tout système de sens (marqué/non marqué), le facteur organique, et donc réel et imaginaire, de notre ordinateur psychosexuel.
Chez la fille aussi, une rencontre décisive (kairos) a lieu entre la maîtrise des signes et l’excitation sexuelle, pour souder son être de sujet pensant et désirant. Non plus l’excitation orale ou anale qui domine le bébé, mais, avec ou sans la perception du vagin, c’est surtout l’excitation clitoridienne qui s’impose à cette période où, contrairement au garçon, la fillette change d’objet : le père remplace la mère comme cible du désir (j’y reviendrai).
La question ouverte par la psychanalyse – qu’est-ce qu’un sujet homme ? qu’est-ce qu’un sujet femme ? – ne cesse de se complexifier. Les désirs des unes sont concentriques, centripètes, ombiliqués à la stabilité du foyer et à la protection de cette aurore de la sublimation amoureuse qu’est l’amour maternel. Les désirs des autres sont fugueurs, centrifuges, pistant inlassablement les mille e tre proies du « grand seigneur méchant homme », ce Don Juan qui sommeillerait en tout homme qui se respecte. Serait-ce seulement les contraintes de la perpétuation de l’espèce qui les rassemblent ? Des contraintes qui ne survivent pas, ou très mal, à la maîtrise de l’excitation, de la fertilité, de la procréation elle-même ? Ou au contraire, avec et au-delà de cela, existerait-il une complémentarité biopsychique des désirs, des intérêts, des accomplissements individuels et collectifs ? Qu’est-ce qui leur permet de vivre ensemble, malgré et avec leurs différences ?
Pour compliquer encore les questions que nous pose l’état actuel de la guerre et de la paix des sexes, la métaphysique nous a légué, je l’ai brièvement suggéré, un bien précieux : la notion et le respect de la singularité. Nous confondons si facilement aujourd’hui singularité et égotisme, que je me permets d’insister, avec Hannah Arendt, sur le fait que cette inégalable vérité du singulier « demeure cachée » au « moi seul » et « n’apparaît si nettement, si clairement qu’aux autres ». Dans un monde sans « présupposés normatifs » fiables, n’est-ce pas la valeur du singulier qui nous mobilise, quand nous comptons chaque victime des assassinats massifs, quand nous inscrivons sur les murs du musée de l’Holocauste à Tel-Aviv le nom propre de chaque personne disparue dans les chambres à gaz, ou quand nous déplorons la perte de chaque innocent dans ces guerres forcément justes et forcément saintes, si l’on en croit les belligérants ? Mais alors, si le respect de la singularité est la plus belle conquête des droits de l’homme et de la femme, que reste-t-il de la dichotomie homme/femme ? Serait-ce, comme je le pense, la liberté : à comprendre comme une reconquête inlassable de la singularité, propre à créer et recréer des liens ? Ou, au contraire, comme je le crains, la singularité dévoyée en scandale, asservie aux demandes et aux désirs spectaculaires, se propose-t-elle comme le nouveau fétiche de la servitude volontaire ?
Sous le feu croisé de ces efforts et de ces faiblesses, on pourrait penser que la paix et la guerre des sexes léguées par le siècle dernier sont une énième « ruse de l’Histoire » qui ne mène nulle part. À moins qu’elles ne conduisent à un « nouveau monde amoureux » ?
C’est ce qui m’a entraînée vers le génie féminin, en contrepoint – je l’ai dit – des arguments et des projets « de masse ». Si je ne développe pas les traits du génie masculin, c’est surtout parce que le « sujet » et le « génie » ont toujours été décrits à partir de l’expérience masculine : explicitement et implicitement, sujet et génie sont masculins. Mais je ne saurais poursuivre ma réflexion sur la guerre et la paix des sexes telle que je la vois aujourd’hui, sans m’arrêter sur la différence, à mes yeux essentielle, que me révèle mon expérience analytique : la sexuation de l’homme est dominée par l’expérience de la castration ; la sexuation de la femme par celle du changement d’objet.
Le roc de la castration
L’identification du sujet homme au pouvoir symbolique associé à sa puissance phallique, n’a rendu que plus redoutable la menace de les perdre (le pouvoir et le phallus), en particulier dans la confrontation sexuelle avec l’imperturbable génitrice : la femme-mère. Lui, puissant et impuissant, tumescence-détumescence, sujet du temps et de la mort. Elle, matrice dévoratrice du sperme mâle, et indispensable couveuse de l’espèce, qui fournit la richesse première et vitale, la progéniture. Le fantasme de la castration qui serait infligée par le père primitif, en punition des désirs et des passages à l’acte incestueux, recouvre, en réalité et plus profondément, une peur du féminin, et notamment du féminin maternel. Le sujet tel qu’il s’est constitué dans la société patrilinéaire et jusqu’à nos jours, est habité par la peur de la castration, qui n’est autre qu’une peur du féminin, pour les deux sexes. Puisque la jouissance de l’animal symbolique s’adresse au pouvoir phallique du père, et qu’elle dépend du Verbe, auquel son magister est identifié, ce réglage entraîne, logiquement et en contrepartie, l’horreur de la vallée obscure, de l’insatiable pulsion féminine qui menace de l’engloutir. C’est là le « roc de la castration » que Freud diagnostique dans la peur du féminin, avec sa doublure : la peur de devenir femme. Et c’est sur ce « roc » que s’affrontent les deux sujets sexués dans la guerre de leurs désirs.
Pourtant, s’il est vrai que chacun redoute inconsciemment la castration, une femme n’éprouve que dans la psychose cette catastrophe identitaire, dont l’homme est menacé en permanence. Terrible et non moins jubilatoire, la peur de la castration mène l’histoire des hommes : nul mieux que Georges Bataille n’a su attester ses abîmes acéphales et ses triomphes extatiques.
L’homme n’a-t-il d’autre choix que de la dénier ou d’y succomber ? Pour dénier la castration, il se fait, au mieux, séducteur éternel (mais n’est pas Casanova qui veut). Plus spirituel que charnel, il invente la transcendance, l’« au-delà », il s’en remet à Dieu ou au Verbe, puis se fait chair, entraînant sa compagne dans le paradis de cette culture, où elle ne subsiste que comme objet, au mieux comme signe de son désir à lui. Au contraire, quand il s’arrange avec la castration, l’homme se condamne couramment à être le serviteur du lien social, un rouage de l’ordre. Au pire, il s’abîme dans la psychose mélancolique ou se pétrifie dans la paranoïa.
Reste la troisième voie, épuisante mais grosse de bénéfices : la perversion, que Lacan écrit comme une version érotique adressée au père, père-version, et qui se soutient d’une mère-version, identification masochique et non moins exaltée avec la mère.
L’issue sublimatoire, enfin, est elle-même fréquemment pavée de ces passages à l’acte père-vers ou mère-vers. Elle conduit l’homme – les grandes œuvres de la culture en témoignent – à cette fabuleuse pulvérisation-dissémination identitaire, à cet admirable dépassement de soi qui culmine dans quelque chose comme un bonheur, « something like a happyness », m’a dit quelqu’un, où le rire éclate dans la sérénité du néant. Non plus le néant mélancolique, mais l’être lové au non-être, détaché parce que désexué plutôt qu’asexué, neutre, innocent, « pneumologique » -spirituel, si l’on veut. Une grappe d’anges dans les tableaux de Giotto ou de Mantegna. Cette sorte d’enfance retrouvée et l’aptitude à se pardonner, pardonnant du même élan les désirs forcément guerriers, signent en définitive la sublimation du sujet masculin, lorsqu’il a brûlé l’angoisse de castration en même temps que la défense contre elle érigée par la pose phallique. Au contraire, la sublimation féminine, nécessairement déployée dans la maternité, fût-elle insatisfaisante pour la mère et pour l’enfant, est souvent menacée par la mélancolie, quand elle ne se durcit pas dans la parade de la virago ou dans une insoluble compétition phallique, inlassable vengeance contre le père abusif ou frustrant qu’est supposé être tout homme.
Un Œdipe biface
Face à l’épreuve de la castration qui se dramatise et se sublime chez l’homme, l’Œdipe féminin nécessite le changement d’objet chez la femme, et constitue de ce fait une épreuve psychique particulière. Permettez-moi d’en renouveler l’interprétation en décrivant l’Œdipe féminin comme un Œdipe biface.
Appelons Œdipe prime la période la plus archaïque qui va de la naissance à la phase dite phallique, entre trois et six ans. Bien que le primat du phallus comme référent symbolique de la loi paternelle soit d’emblée présent pour les deux sexes (c’est le « monisme phallique » de la psychosexualité humaine), Freud, dans ses travaux sur la sexualité féminine des années 1930, et après lui ses successeurs, notamment les psychanalystes femmes, découvrent une relation particulière de la petite fille à sa mère, adhésive et intense, difficilement accessible à l’analyse, car enkystée dans l’expérience sensorielle préverbale. Le fondateur de la psychanalyse la compare à la « civilisation minoé-mycénienne avant celle des Grecs ». Elle serait au fondement de la bisexualité psychique, « bien plus accentuée chez la femme que chez l’homme ».
Cette coexcitation initiale entre la mère et le bébé me semble très éloignée des modèles idylliques du « minoémycénien » selon Freud, ou d’une prétendue sérénité de l’« être » avant le « faire » pulsionnel selon Winnicott. La sexualité infantile, qui n’est pas celle des instincts mais celle des pulsions comprises comme des constructions psycho somatiques, toujours déjà biologie-et-sens, se forme ainsi, dès l’origine, dans l’interaction du nouveau-né avec ses deux parents, et sous l’emprise de la séduction maternelle qui relaie celle du père.
L’enfant, qui se laisse séduire et qui séduit avec sa peau et ses cinq sens, se livre de fait avec ses orifices : la bouche, l’anus, et le vagin pour la petite fille. L’enfant séduit, orificiel, effracté est dès l’origine un être sexuel, ce « pervers polymorphe », qui anticipe… l’être-pénétré de la femme. Quoique passive, la sexualité de l’Œdipe prime n’en est pas moins réactive et active : émission de selles, expressions vocales et gestuelles la scandent agressivement. Chez le garçon, l’excitation pénienne (renforcée ensuite par la phase phallique) se superpose à la gamme complexe des réactions à l’effraction-séduction originaire, laquelle structure la « position féminine » du sujet masculin. Celle-ci perdurera dans la sexualité de l’homme, dans le désir de posséder le pénis du père oralement et analement, de le détruire dans le sein maternel fantasmé comme contenant ce pénis, etc.
L’Œdipe prime de la fille comporte des ambiguïtés plus complexes. La forte mobilisation vaginale-cloacale du corps caverneux féminin, ainsi que l’excitation clitoridienne structurent d’emblée la sexualité originelle de la fille comme une bisexualité psychique : à la fois passive et active. En outre, l’effraction primaire des orifices de l’Œdipe prime est compensée non seulement par l’excitation clitoridienne, mais aussi par l’élaboration précoce d’un lien d’introjection-identification avec l’objet aimant-et-intrusif qu’est la mère (pour autant qu’elle relaie le désir du père). La cavité excitée du corps intérieur se mue ainsi en représentation interne. Et s’amorce un lent et durable travail de psychisation, qui sera accentué par l’Œdipe bis. On reconnaît ici la tendance féminine à privilégier la représentation-idéalisation psychique et sensitive, amoureuse, en contrepoint à l’excitation érotique pulsionnelle. Mais cette psychisation féminine s’effectue dès le début dans l’ambivalence : comme et contre l’objet, parce que comme et contre maman.
La complexité de l’Œdipe prime de la fille, et sa monovalence chez le garçon, tiennent à la différence anatomique entre les sexes, tout autant qu’aux motifs historiques et culturels qui déterminent l’ambivalence de la séduction parentale à l’égard du « deuxième sexe », dont l’évolution ultérieure est à la fois plus fragile et plus complexe (la mère projette sa dépression sur la fille, par exemple, mais utilise le garçon comme prothèse phallique enviable tout autant que détestable).
La fille est plus exposée à la passivation, car l’excitation clitoridienne ne gomme pas la jouissance orificielle, comme cela arrive chez le garçon pour lequel le phallicisme est supposé dominer, sinon abolir la réceptivité orale-anale. Par ailleurs, la petite fille est plus défendue par la constitution de cette intériorité précoce que j’ai décrite, et qui transforme l’autre maternel en objet indispensable, en doublure du désir, à cultiver et à maintenir dans la réalité extérieure. Cette coprésence vitale du lien à autrui fonde l’interminable règlement de comptes avec l’objet, qui perdure comme une nécessité absolue de la psychosexualité féminine.
Cette dépendance de la petite fille vis-à-vis de l’amour de sa mère prépare le statut de l’objet érotique féminin. Celui-ci ne sera que rarement un « partenaire » de désir, mais plus exclusivement un « amant » auquel la femme demande qu’il la comprenne comme s’il était… une mère imaginaire, dans un lien psychique et sensitif difficilement interchangeable. Cette dissymétrie conditionne inexorablement la mésentente entre les sexes.
Ce féminin polymorphe de l’Œdipe prime demeure, dans l’évolution psychosexuelle de la femme, un continent moins refoulé que masqué par la féminité réactionnelle et ses parades d’embellissement ou de réparation narcissique, par lesquelles le phallicisme ultérieur de la femme réagit au complexe de castration.
Détaillons l’ambiguïté de ce changement. D’une part, comme tout sujet de la parole, de la pensée et de la loi, la fille s’identifie au phallus et au père qui en est le représentant : sans cette assomption phallique, elle ne saurait tenir son rôle dans l’universalité de la condition humaine. Au cœur de cette position phallique où elle est un être parlant selon la loi, la fille est cependant désavantagée. Dévalorisée par son absence de pénis, et cela dans toutes les cultures connues patriarcales et patrilinéaires, elle adhère à l’ordre phallique en gardant l’empreinte inconsciente de sa sensorialité polymorphe vouée au désir de la mère, et donc d’une homosexualité féminine endogène. C’est ainsi que la fille accomplit son accès à l’ordre phallique sur fond de refoulement du « continent noir », selon la modalité du « comme si », de l’illusoire, du « je joue le jeu, mais je sais que je n’en suis pas car je ne l’ai pas ». En conséquence, la position phallique de la femme constitue le sujet féminin dans le registre de l’étrangeté radicale, d’une exclusion constitutive et d’une irréparable solitude : source de dépressivité féminine.
Devenue aussi sujet phallique de la parole, de la pensée et de la loi, la fille se replie en outre, non sur la position passive comme on a l’habitude de le dire, mais sur la position réceptive pour devenir l’objet du père. Sujet phallique de l’ordre symbolique social en tant qu’être parlant, elle désire néanmoins, en tant que femme, recevoir le pénis et obtenir un enfant du père, depuis la place de la mère, sa rivale primaire.
À suivre les torsades que demande au sujet-femme son accession à l’Œdipe bis, nous comprenons l’étrangeté irréductible qu’une femme éprouve dans l’ordre phallique-symbolique. L’hystérique, qui se fixe dans le déni du phallus et de la castration, en exhibe les symptômes en angoisse ou en conversion. Le mécontentement contestataire, incompréhensible pour la rationalité sociale, témoigne de la même étrangeté : « Que veut une femme ? » – telle est la lancinante question que Freud n’est pas le seul à formuler.
Une fois accompli le tourniquet complexe de l’Œdipe prime et de l’Œdipe bis, le sujet-femme peut avoir la chance d’acquérir cette étrange maturité dont l’homme manque si souvent, ballotté qu’il est entre la pose phallique du « macho », et la régression infantile de l’« impossible Monsieur Bébé ». Doté de cette maturité, et quels qu’en soient les pièges, l’amour maternel accueille l’enfant à naître non comme une prothèse phallique ou narcissique, ce qui n’est pas rare, mais comme la présence réelle de l’autre. N’est-ce pas l’amorce de la civilisation comme ensemble de liens basés non plus sur Éros, mais sur sa sublimation en Agapè ?
Freud, qui pensait que seule une « faible minorité » d’êtres humains pouvait « reporter sur leur propre amour l’accent primitivement attaché au fait d’être aimé », interprétait cette sublimation comme une défense contre la perte de l’objet, sans y déchiffrer une perlaboration de l’amour narcissique, ainsi que le suggère la prescription biblique et évangélique : « Aime ton prochain comme [tu t’aimes] toi-même. » Il veut bien faire une concession aux mystiques, mais l’éducateur viennois ne paraît pas songer ici à la maternité31. Il sépare en effet cette « œuvre de la civilisation » qu’est la « disposition à l’amour universel » des « intérêts de la famille » auxquels les femmes sont vouées ; et il leur reproche – bien qu’elles aient « établi la base de la civilisation grâce aux exigences de leur amour » – d’être incapables d’une « œuvre civilisatrice », car inaptes à sublimer leurs instincts32. Freud semble être resté au bord de l’analyse de l’expérience de la maternité.
Au contraire, je constate pour ma part que lorsque la mère parvient à dépasser l’emprise sur l’enfant, elle dépassionne son lien à autrui, et au-delà du temps du désir et de la mort, s’ouvre alors pour elle une temporalité cyclique et sereine, celle des générations, des re-commencements et des re-naissances.
Dès lors, cette femme n’est plus dans le jeu de la mascarade, pourtant si amusant, si séduisant, où la féminité se construit comme un maquillage et un art du féminin. Elle a métabolisé la réceptivité intérieure et sensitive de l’Œdipe prime en une profondeur psychique : c’est le féminin. Mais elle n’ignore pas la féminité qui, pour se défendre du féminin, sait faire semblant et excelle à la séduction et à la compétition virile. Ce que nous percevons comme une harmonieuse personnalité féminine parvient à faire coexister le féminin et la féminité, la réceptivité et la séduction, l’accueil et la performance : un « hermaphrodite mental », diagnostique Colette. C’est dire que LA femme n’existe pas, en ce sens qu’il y a une pluralité de versions féminines, et que la communauté des femmes n’est jamais qu’unes femmes.
En plaçant l’épreuve de la castration au cœur de la sexuation, la psychanalyse décompose en fait la supposée solidité du sujet-homme et du sujet-femme. Si l’on prend l’expérience analytique au sérieux, on dira qu’il n’y a plus d’homme, plus de femme. Les sujets, masculins et féminins, se construisent autour du désir de puissance symbolique (ou désir du Phallus) et de la peur de ne pas l’être ou de ne pas l’avoir. Les structures hystériques, obsessionnelles, schizophréniques, border-lines et les variantes des nouvelles maladies de l’âme cristallisent des latences sur lesquelles se greffent les particularités spécifiques à chacun, selon son contexte génétique, familial, culturel. L’analyste écoute et entend le sujet singulier, unique, dans le sujet homme ou femme. Que veut un homme ? Que veut une femme ? Paradoxalement, la question de Freud est préanalytique. Je me permets de l’affirmer après lui et avec lui, à partir de mon expérience du transfert-contre-transfert qu’il nous a léguée. Plus que dans tout autre domaine de la connaissance, l’approche inaugurée par la découverte freudienne conjugue le général au singulier.
Arendt, Klein, Colette : quelques croisements
La sexualité féminine ainsi entendue, comment les œuvres de Arendt, Klein et Colette en tiennent-elles compte, ou, au contraire, comment s’en déprennent-elles ?
Par-delà les incommensurables différences et les originalités des trois œuvres de Arendt, Klein et Colette que j’ai visitées, en les estimant symptomatiques de la culture du xxe siècle, quelques traits communs ne manqueront pas de frapper : la permanence du lien et de l’objet ; le souci de sauvegarder la vie de la pensée parce que la pensée, c’est la vie ; l’insistance sur le temps de l’éclosion et de la renaissance.
Le lien absolu
Soucieuse de défendre la singularité de « qui », menacée par les totalitarismes, Arendt ne se réfugie pas pour autant dans l’incantation solipsiste : contre l’isolement des philosophes dont elle raille la « tribu mélancolique » (de Platon à Heidegger, en passant par Kant) et contre l’anonymat des foules où se dissolvent les « on », notre « journaliste politique », comme elle aime à se définir, en appelle à une vie politique capable d’assurer l’originalité de chacun dans des liens de mémoire et de récit destinés aux autres. Cette réalisation de « qui » dans le « lien » est une marque distinctive de la pensée politique arendtienne, à la fois intensément libertaire et éminemment sociale – ce qui lui attire l’adhésion paradoxale à la fois des anarchistes les plus atypiques et des esprits les plus conservateurs.
Melanie Klein, de son côté, transforme radicalement l’hypothèse freudienne d’un narcissisme originel, et pose, dès les débuts de la vie psychique du bébé, un « moi » capable de « relation d’objet », fût-il partiel (le sein), avant que ne puisse se construire une relation objectale à l’« objet total », suite à la position dépressive. Le psychisme est ici d’emblée inexistant et impensable sans un « moi », posé avec son corrélat qu’est le lien à l’« objet ».
L’« amoureuse Colette » qui ne cesse d’être trahie – et de trahir – dans ses liens amoureux, se déclare au-delà de la passion amoureuse : « Une des grandes banalités de l’existence, l’amour, se retire de la mienne. […] Sortis de là, nous nous apercevons que tout le reste est gai, varié, nombreux. » Ne voyez pas là le début d’un constat mélancolique : l’amitié qu’elle voue aux autres, et la discipline de l’écriture qui l’immerge dans l’Être, l’empêchent d’abandonner sa participation à la pluralité du monde. Elle la célèbre comme une mystique païenne de l’accomplissement du moi par une multitude de liens cosmiques.
Dans ces trois affirmations du moi inséparable de la variété de ses liens – politiques, psychiques, sensoriels, amoureux, écrits – je serais tentée de lire une constante de la psychosexualité féminine. Une femme, je vous l’ai dit, est moins isolée dans le plaisir érotique et davantage tributaire de l’autre – que cet autre soit un support psychique imaginaire ou un besoin de présence réelle.
La pensée comme vie
En diagnostiquant dans le totalitarisme un mal radical qui a osé déclarer « la superfluité de la vie humaine », Arendt s’est fait le défenseur de la vie à condition que cette vie possède un sens, non pas comme zoè, mais comme bios, ouvrant à une biographie destinée à la mémoire de la Cité. Dans les méandres du vouloir, du penser et du juger, la philosophe cherche à élucider le sens de cette vie coextensive à la pensée, et que les deux totalitarismes du xxe siècle ont commencé par détruire afin d’anéantir, avec la pensée, la vie elle-même. Scandalisée, mais sans se départir de son humour, elle peut même se moquer d’Eichmann qui « banalise le mal » non en se livrant à des crimes banals (comme certains l’accusent de l’avoir insinué), mais parce qu’il est « incapable de distinguer le bien du mal », et qu’il possède le « triste don de se consoler avec des clichés », « don étroitement lié à son incapacité à penser – et notamment du point de vue d’autrui ». Arendt a fait de sa lutte politique contre le totalitarisme un combat philosophique pour la pensée : non pas la pensée-calcul, mais la pensée-interrogation, la pensée-goût, la pensée-pardon.
En fondant la psychanalyse des enfants, Melanie Klein ne troque pas l’érotisme, placé par Freud au fondement de la vie psychique, contre la douleur du nouveau-né qu’elle suppose schizo-paranoïde, puis dépressif, comme on en a si souvent accusé celle que Lacan a appelée une « géniale tripière ». En se focalisant sur l’enfance en difficulté et notamment sur la psychose infantile qui handicape la faculté cognitive, Klein fut la première à faire de la psychanalyse un art de soigner la capacité de penser. Bion, Winnicott et tant d’autres après elle et en discussion avec elle, continuent d’innover dans la pratique analytique en la rendant de plus en plus attentive aux conditions qui rendent possible l’esprit humain, afin de le conduire à une créativité optimale.
Ce n’est pas seulement par coquetterie que Colette se déclarait étrangère à l’art littéraire. Refusait-elle de se laisser enfermer dans le fétiche de l’œuvre, dans les rituels d’un milieu ? Sans doute. Cependant, cette femme exerce l’art des mots non comme une rhétorique ou une pure forme, et moins encore comme un message d’idées. Si elle pense en écrivant, c’est que cette pensée écrite est immédiatement une nouvelle vie qui lui procure, au-delà d’un nouveau moi et d’un nouveau corps, rien de moins qu’une osmose avec l’Être. Son écriture sensuelle, gustative et sonore, parfumée et tactile, est une pensée qui s’est fait chair : un indomptable appétit qui ne se lasse pas de refaire la chair du monde dans la langue de Sido : « Le mot plus grand que l’objet. »
De manière différente, chacune de ces trois femmes identifie la vie et la pensée, au point d’atteindre cette félicité extrême où vivre c’est penser-sublimer-écrire. La psychosexualité féminine que j’ai esquissée répugne à s’isoler dans les palais obsessionnels de la « pure pensée », dans l’abstraction surmoïque ou la maîtrise phallique du calcul logique (bien que beaucoup de femmes soient capables de telles performances abstraites réputées masculines, par identification virile précisément). Le féminin – celui de l’homme aussi – ne préfère-t-il pas, au contraire, ces régions qu’on dit « poétiques » de la pensée, où le sens s’enracine dans le sensible, où les représentations de mots côtoient les représentations de choses, et où les idées font leur place aux pulsions ?
Le temps de la naissance
Sans avoir fait l’expérience de la maternité, Arendt assigne au temps de la naissance une fonction nodale dans sa pensée de la liberté : c’est parce que les hommes naissent « étrangers » et « éphémères », que la liberté – qui est la capacité même de recommencer – se trouve fondée ontologiquement. « Cette liberté […] est identique au fait que les hommes sont parce qu’ils sont nés, que chacun d’eux est un nouveau commencement, commence, en un sens, un monde nouveau. » Au contraire, la Terreur élimine « la source même de la liberté que la naissance confère à l’homme et qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement ». Au temps du souci, au temps pour la mort, dont elle ne dénie pas la portée originelle pour la formation de la pensée, Arendt ajoute une méditation d’inspiration augustinienne et nietzschéenne, enrichie par sa propre expérience de la politique du xxe siècle, et qui s’appuie sur une autre temporalité : celle du recommencement, de l’Histoire comme renouveau.
Grâce à son analyse avec Ferenczi et Abraham, la dépressive Melanie Klein parvient à renaître pour devenir analyste. Plus encore, en s’arrachant à l’allemand et en puisant une nouvelle inspiration théorique en anglais, dans le contexte de la psychanalyse britannique, elle renforce l’implication contre-transférentielle de l’analyste dans la cure, l’une de ses inventions les plus fécondes. Suggestions, violences, intrusions dans la psychè malléable de ses jeunes patients ? Les critiques de ses adversaires n’ont pas manqué, et elles ne sont pas toujours injustifiées. Mais en réalité, par sa nouvelle technique d’intervention interprétative, Melanie se livre dans ses fantasmes infantiles à l’enfant qui vient la consulter. Elle a rendu évidente la nécessité de la projection contre-transférentielle à la source de l’interprétation. Puis c’est Winnicott, dissident attentif de Klein, qui formule la cure analytique elle-même comme une perpétuelle renaissance du sujet.
Colette évite de s’attarder sur l’inévitable de la mort. Elle préfère s’extasier avec Sido sur l’éclosion : « Plus que sur toute autre manifestation vitale, je me suis penchée, toute mon existence, sur les éclosions. C’est là pour moi que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite. » Éclosion de la fleur du « cactus rose », épanouissement des plantes, naissance des enfants, cette femme qui n’a pas été une mère idéale, retrouve dans l’écriture aussi, dans l’écriture surtout, ce rythme qui est le sien et qui est toujours celui de l’in-fini, du re-commencement : « Faire peau neuve, reconstruire, renaître, ça n’a jamais été au-dessus de mes forces. »
Lien absolu ; pensée égale vie et réciproquement ; le temps est une éclosion. À ces traits communs aux œuvres de Arendt, Klein et Colette pourraient certainement s’en ajouter d’autres. Qu’on puisse les relier à des constantes de la psychosexualité féminine, selon l’optique psychanalytique, n’empêche pas qu’on les rencontre aussi dans les œuvres de beaucoup d’auteurs hommes – la bisexualité psychique étant commune aux deux sexes. N’est-ce pas la rencontre des similitudes qui rend possible l’harmonisation des différences : une certaine paix ?
Toutefois, ce qui m’a intéressée, dans ma cohabitation avec Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette, ce fut, je le redis, non de remarquer en quoi elles étaient comme toutes les femmes, mais comment chacune d’elles, sur le fonds de cette commune condition, module une avancée originale et inédite.
Corpus mysticum
À la Renaissance, à en croire Arendt, les hommes ont inventé le génie pour ne pas mourir d’ennui dans un monde sans au-delà : le génie serait l’atterrissage du divin chez l’homme exceptionnel, très rarement chez la femme. Paradoxalement, nous devons à ce pessimiste que Freud prétendait être, une découverte : qu’il existe une génialité intrinsèque aux hommes et aux femmes, qui consiste à analyser – à dissoudre – la paix du refoulement et la guerre des désirs, afin de créer des ajustements et des transferts vivables – créations sans fin, tentatives infinies, interminables. C’est bien à cette génialité amoureuse que fait appel le patient quand il vient en analyse, c’est bien elle que réveille la psychanalyse. Sujet-homme et sujet-femme, je peux trouver, ou plutôt je peux créer mon génie amoureux capable d’un amour sans objet absolu, mais continûment reconstructible et renouvelable dans le lien à mon partenaire, à mes partenaires, à mon travail, à cette fleur, à cette université, à ce monde.
Il peut paraître paradoxal et utopique d’évoquer, dans un monde globalisé et de plus en plus uniformisé, banalisé, robotisé, l’éventualité d’une activité créatrice des sujets sexués que nous sommes. Elle existe, et même se développe, pour faire contrepoids à la banalité qu’est le mal moderne. Le moindre effort d’originalité, la moindre réussite de nouveauté, ne nous demandent-ils pas de nous réinventer ? Et c’est dans ces marges d’innovations mineures qui nous empêchent de mourir de banalité, que nous cherchons à réaliser nos génialités quelconques : pathétiques émules, peut-être, des génies consacrés à travers les âges. Ainsi, par-delà la bisexualité psychique elle-même, que je sois sujet homme ou sujet femme, je recrée jusqu’à mon identité sexuelle dans une plasticité ouverte à des métamorphoses inouïes : je est un autre avec Rimbaud – homme, femme, enfant, plante, animal, étoile. Et plus qu’hermaphrodite mental, avec Colette, je deviens la chair du monde.
Toutes ces modalités à travers lesquelles se déroulent la guerre et la paix des sexes ne sont pas nouvelles. Le troisième millénaire offre pourtant les moyens de les radicaliser et de les rendre accessibles au plus grand nombre, de les globaliser. En me plaçant dans l’hypothèse la plus favorable, je dirais qu’il dépend des réponses singulières des hommes et des femmes de faire leur choix. C’est une mutation de l’espèce humaine qui se profile, non pas apocalyptique, mais sûrement risquée. Et elle n’est certainement pas contrôlable : elle dépend de la confrontation – une sorte de guerre – que se livrent les génies singuliers des sujets sexués que nous sommes, pour construire une paix désirable : le contraire d’un consensus contraint. C’est à partir de cette génialité latente de chaque sujet sexué, homme ou femme, de leur singularité et de leur créativité latente, et non à partir de leur identité fixe, qu’il me semble fécond d’envisager la guerre aussi bien que la paix des sexes, pour l’humanité du troisième millénaire.
C’est dire qu’après et avec la guerre des sexes, il nous faudra inventer un nouveau monde amoureux. Non pas l’Amour avec un grand A, substitut narcissique et supposé laïc des illusions religieuses. Il nous faudra réinventer le fondement de cet acte difficile entre tous consistant à croire en pensant l’autre sujet sexué. Je te crois : je crois en toi en toute lucidité, et je ne suis pas forcément d’accord, mais je me cherche en toi comme tu te cherches en moi, différemment et ensemble.
Il manque un fondement à ces temps troubles que nous promet l’accélération de la technique. Je ne pense pas qu’un code moral ou religieux, nouveau ou ancien, soit capable de nous le procurer. Je suis persuadée cependant que l’ontothéologie dont nous sommes issus nous a légué un projet possible : la singularité du sujet capable de liens, à laquelle la psychanalyse freudienne a restitué le dualisme psychosexuel, sa construction par les deux sexes dans le triangle œdipien.
À la fin de la Critique de la raison pure (1781), Kant rêvait d’un corpus mysticum des « êtres raisonnables », pour fonder un monde moral, autrement irréalisable. Il entendait sous ce terme une « unité systématique » établie par l’empire des lois morales sur le libre arbitre, du « libre arbitre avec lui-même » et « avec la liberté de tout autre »33. Nous savons maintenant que la liberté du désir est folle, et que la guerre des sexes continue. Le corpus mysticum nous manque ; peut-être nous manquera-t-il toujours ; peut-être est-il, par définition, manquant. Je prends le risque de penser qu’il nous manque parce que nous n’osons pas le chercher dans cette lucidité amoureuse qui lie, à travers guerre et paix, un homme et une femme. Les incompatibles libertés, les identités sexuelles recomposées et les risques des néoréalités rendent, en effet, rarissime la rencontre d’un homme et d’une femme. Périmée quand elle n’est pas scandaleuse ? Innommable quand elle n’est pas outrageusement médiatisée ? Ou bien insensée, forcément insensée et donc clandestine ? Certainement, et pas seulement. C’est bien parce qu’elle est impossible qu’elle vaut la peine d’être tentée. Aussi ne mérite-t-elle pas d’autre nom que celui de cette utopie rêvée par Kant et qu’il appelle corpus mysticum. Je prétends que si la refondation du pacte social ne comprend pas cette lucidité qui réunit les deux sexes malgré et au travers de la guerre qu’ils se livrent à mort, elle n’existera pas, et le monde moral non plus. Pourtant, c’est bel et bien cet impossible que vise l’expérience freudienne. Sans fin, indéfiniment.
Introduction à l’Université européenne d’été,
septembre 2006, à paraître au Seuil.