Préface
Cela fait de nombreuses années que je suis en compagnonnage avec Julia Kristeva, depuis ce jour où je suivis son cours de sémiotique à la Sorbonne Nouvelle, jusqu’à aujourd’hui où nous travaillons ensemble à notre deuxième livre aux éditions de l’Aube. J’étais alors en train de faire une maîtrise sur « Le rôle du signifiant chez Lautréamont ». Je revois Julia Kristeva, ses cheveux bruns noués en queue-de-cheval sur la nuque, son sourire désarmant, ses longues jambes visibles de chaque côté des fentes de la jupe droite faussement sage, j’entends sa voix claire, un accent imperceptible venu d’ailleurs, la belle étrangère, ses démonstrations étincelantes, tout cela allié à un charme auquel se laissaient prendre filles et garçons qui se pressaient chaque semaine à son séminaire. C’était avant qu’elle n’opère sa mue, ou plutôt ses mues successives, les cheveux courts, la coupe asymétrique, le saut dans la psychanalyse. Je lui avais proposé d’opérer une étude critique de certains concepts qu’elle était en train d’inventer, appliqués à la lecture des textes fondamentaux de la littérature française, Artaud, Mallarmé entre autres. Elle y avait consenti aussitôt avec beaucoup de gentillesse et une ouverture d’esprit, une curiosité dont elle ne s’est jamais départie. Déjà, tous les éléments du cocktail kristévien étaient en place, une femme d’esprit, certes, mais qui n’avait nullement l’intention de renoncer au charme qu’elle exerçait tant sur les têtes que sur les corps, qui savait déjà que la passion des mots s’articule inlassablement à celle de la chair, soucieuse de sa liberté, proclamant avec fougue que « si une femme avait une chose à perdre, ce n’étaient que ses chaînes », mais pleinement consciente de sa singularité, à la lisière du courant féministe, des structuralistes, du lacanisme, de tous les systèmes prêt-à-penser, dont elle se jouait tour à tour pour échafauder une œuvre bien à elle, novatrice et toujours en métamorphose.
Ce sont précisément les thèmes dont il est question dans Seule une femme, qui peut et doit se lire dans plusieurs directions. Seule, comme seule une femme peut être seule, face à son irréductible singularité, seule face au défi inlassable que constitue la maternité (biologique ou/et cérébrale) en chacune, seule encore dans la création, dans ce qu’elle a à dire, elle, et nulle autre qu’elle, à la place de nulle autre, loin des meutes et de tous les communautarismes. C’est dire que LA femme n’existe pas, et qu’il faut sans cesse articuler le féminin à la féminité qui échappe et excède les poncifs à l’œuvre sitôt qu’on se prend à penser la condition des femmes, et plus encore leur psychè. « Étrangez-vous à vous-mêmes, en vous-mêmes », répète Julia Kristeva aux femmes qui la lisent et s’interrogent sur leur place et leur devenir dans ce xxie siècle qui s’annonce dans et par le chaos.
Trois axes ont été retenus. Le premier, « Au jour le jour », regroupe des articles disséminés dans des revues, dont le mensuel Femme qui n’existe plus, écrits à la fin des années 1980, contemporains de la grande secousse qui ébranla les repères du monde, et singulièrement l’Europe, la chute du mur de Berlin. Julia Kristeva y tient une chronique qui remplace avantageusement la rubrique du courrier du cœur chère aux magazines dits féminins. Elle y évite à la fois les pièges du cœur et du sexe, fait l’éloge du savoir et de la curiosité face à l’injonction mortifère et consumériste du tout-jouir, plaide pour le droit à la tristesse, réaffirme sa défiance vis-à-vis du culte de la différence, nouveau dogmatisme de la fin du xxe siècle dont les errances jaillissent en gerbes de sang dans les attentats terroristes – déjà et encore ! – sur les écrans de télévision, redit sa dette à la psychanalyse freudienne, cet apprentissage de la liberté, cet exercice irremplaçable de la parole qui, contre la paresse mentale en vogue, ouvre la voie vers l’Autre. Les femmes auxquelles ces articles s’adressent se disent certes libérées, économiquement et érotiquement, mais elles ne sont dispensées ni de penser, ni de se méfier des modèles contemporains qui sont autant de figures de nouveaux asservissements, ces machines performantes et lisses auxquelles il faut réapprendre l’art de la conversation et le consentement à la fissure.
Le second axe, « La chair et l’esprit », consiste en des portraits de quelques femmes remarquables ou proches de la Révolution française, de ce siècle des Lumières auquel la réflexion de Julia Kristeva renvoie sans cesse. Ils permettent à la fois de cerner les caractéristiques de ces femmes d’esprit exceptionnelles qui étaient aussi de grandes séductrices, et de s’interroger sur la quête d’une certaine forme d’absolu, dont la lutte politique qui confine au sacrifice de sa propre vie, voire à l’exercice de la terreur, pourrait bien être un avatar de la passion maternelle.
Le troisième axe, « Une(s) femme(s) », c’est l’apport théorique qui sous-tend l’édifice. Des textes rares, certains introuvables, polyphoniques et polysémiques, qui s’échelonnent entre les années 1970 et aujourd’hui dans les Cahiers du grif et démontrent le talent protéiforme de la pensée kristévienne. Ainsi, en 1975, en plein féminisme triomphant, tout en reconnaissant les mérites historiques de ce mouvement, elle décortique les présupposés de la prétendue « identité féminine », elle met en avant, à côté de l’axe social et économique, l’axe symbolique, la fonction créatrice au féminin qui s’articule sur le sémiotique, le lien à la mère archaïque qu’il convient de ne pas refouler. Elle met en garde contre l’identification phallique au pouvoir politique et la tentation de sexualiser les productions culturelles qui échappent à toute classification. Elle se passionne pour les recluses pétries d’amour, ces « autres moi-même », les béguines et leur clôture, qui brodent inlassablement autour de la figure du Christ leurs blasons de feu, ces métaphores de l’élan mystique qui traversent la consumation pour être.
L’ouvrage se conclut momentanément sur la nécessité d’un au-delà de la guerre des sexes, parce que parler des femmes, c’est aussi parler de ces autres que sont les hommes, parce que entre-temps, une seconde secousse a ébranlé le monde, un certain 11 septembre dont on ne cesse d’interroger les fondements et les ondes de choc.
Et maintenant, et aujourd’hui ? Aujourd’hui, Julia Kristeva serait-elle en passe de devenir une institution ? Les récompenses et les distinctions pleuvent. Présidente du Conseil national du handicap, lauréate en 2004 du premier prix Holberg créé par le Parlement norvégien pour récompenser les sciences humaines absentes du palmarès du Nobel, lauréate en 2006, à Brême, du prix Hannah Arendt pour la pensée politique, membre du Conseil économique et social, courant d’universités en colloques des deux côtés de l’Atlantique, et j’en passe… Julia Kristeva a su déjouer jusqu’ici les pièges narcissiques des apparences sociales, en se jouant et jouant de toutes ses mues. C’est que l’enjeu est ailleurs. Sous peu, une somme consacrée à Thérèse d’Avila et au feu de l’amour mystique, cette fusion de tous les amours, risquerait bien de voir le jour, en nous donnant nouvelle matière à penser, nous réservant une de ces fulgurantes surprises dont ce bel esprit a encore le secret…
Marie-Christine Navarro,
journaliste, auteure, professeure
associée à l’université américaine de Paris.