Petit guide à l’usage des lectrices et des lecteurs

Marie-Christine Navarro – Vous vous méfiez des systèmes, et dans la trilogie Le Génie féminin (Arendt, Klein, Colette) (Fayard, 1999-2002), vous écrivez qu’au lieu d’une impossible « somme » sur le « deuxième sexe » qui parlerait au nom de « toutes les femmes » comme on a cru pouvoir le faire au nom de « tous les hommes », « tous les prolétaires » ou toute autre communauté, vous préférez une « musique faite de singularités, de dissonances, de contrepoints par-delà les accords fondamentaux ».

Alors, essayons de traiter de choses sérieuses par le jeu question-réponse. Serré, allusif, condensé ? Une partie de ping-pong ?

Julia Kristeva – On y va.

M.-C.N. – Identité féminine et création ?

J. K. – Ah, la création ! Jésus affirme que « Dieu les créa mâle et femelle », tandis que saint Paul ­préfère dire que la femme était créée « de l’homme » et « pour l’homme », avant d’annoncer qu’« il n’y a plus ni juif, ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ». Avec beaucoup d’humour et de bon sens, Hannah Arendt conclut que Jésus était un homme politique, tandis que Paul se posait en homme du salut. La philosophe préférait de loin penser les impasses et les joies humaines en termes politiques, plutôt que d’envisager des solutions unisexes ou hors-sexe qui suppriment les différences. Moi aussi.

Toute créativité ici-bas me paraît être une expérience politique (au sens de Jésus et de Arendt), et elle commence à deux – homme et femme – pour s’épanouir éventuellement dans un kaléidoscope de singularités plurielles. Ceci explique que le « soi » lui-même, quand il est un tant soit peu créateur, c’est-à-dire capable d’une « mort à soi », se découvre forcément bisexuel. Au moins.

M.-C.N. – Les femmes et l’avant-garde ?

J. K. – Le terme militaire a fait long feu, mais ce feu a réussi à faire éclater la part du néant dans la création même : je pense à Mallarmé, Lautréamont, Dada, les surréalistes. Remarquez, en termes de cohabitation avec le néant, Maître Eckart et Thérèse d’Avila étaient déjà d’avant-garde. Cet état de guerre qu’est la vie de l’esprit s’avère plus difficile pour une femme qui a tendance à osciller entre amères mélancolies et exténuantes exaltations maternelles, mais semble moins à l’aise dans les provocations et le scandale. Virginia Woolf emporte les ondulations de ses sens et son anglais rêveur dans les eaux du suicide. Pourtant, Colette parvient à transformer l’éternelle déception féminine en une guerre du goût bien tempérée avec la langue française. En revanche, l’auto­ fiction et le hard sexe, qui se veulent aujourd’hui des zones à risques, ne survivent qu’en produits de marketing.

M.-C.N. – La castrature ?

J. K. – Un homme vit la castration, fût-elle symbolique, comme une émasculation insupportable : comment faire autrement ? La plupart des femmes ne savent pas de quoi il s’agit, ou alors ça les précipite dans la folie. J’appelle donc « castrature » une certaine manière d’appri­voiser la castration, le manque : et avec ça, le féminin. C’est aussi rare, souhaitable, désirable et impossible que la quadrature du cercle. Quelques saints et de rares génies y arrivent : Joyce, par exemple. La « castrature » pourrait être aussi la formule magique du couple, quand il tient dans le temps : à chacun des protagonistes sa castrature.

M.-C.N. – Les religions « mettront le feu au xxie siècle » ?

J. K. – C’est déjà fait. Les voitures piégées font au moins cinquante morts par jour en Irak. Les kamikazes font exploser les autobus israéliens, les ripostes « chirurgicales » de Tsahal liquident des innocents. Les femmes afghanes s’immolent par le feu, car les burkas n’ont pas le droit à la parole dans le pays des talibans qui cultivent l’opium – du peuple et des trafiquants – sous le contrôle des forces alliées. Le nucléaire iranien réunit les négationnistes, européens et musulmans, de la Shoah. Les néoconservateurs de la Maison-Blanche « se réjouissent » (je cite) de la pendaison de Saddam Hussein et, à l’envers symétrique, le colonel Kadhafi déclare trois jours de deuil national. La Tchétchénie, le Darfour, la Somalie…

La question n’est plus de savoir si ça va s’arrêter. Mais si ça va continuer à doses dispersées, que le spectacle banalise et digère. Ou bien si le conflit nucléaire…

Est-ce la faute des religions, de l’économie, des politiques ?

La volonté de puissance, où qu’elle se manifeste, est une religion qui, non contente de créer des liens de soumission, ligote la pensée comme art de mise en question. D’où la question ultime : la pensée qui, en définitive, abolit la peine de mort, pourra-t-elle empêcher l’œuvre de la mort ? Tout en renouvelant les liens ?

M.-C.N. – « Soyez étranger à vous-même. Apprenez à être Autre » ?

J. K. – Vous l’avez remarqué ? Plus on stigmatise l’« exclusion », plus on se barricade dans le culte de l’identité personnelle et communautaire. Les nomades déboussolés du monde globalisé caressent la nostalgie du « chez-soi », du passé, de la tradition. Bref, de l’appartenance : chacun veut « en » être. De quoi ? N’importe. Je ne suis pas, mais j’en suis.

On est « on » quand on a peur de « je » : car, d’un savoir inconscient, infernal, inadmissible, je sais que je est un autre. L’enfer, ce ne sont pas les autres : l’enfer, c’est l’autre en moi que je n’ose pas penser. Et pour tous les êtres parlants, hommes ou femmes, le féminin est le premier autre qui peine à se faire entendre.

Or, la ruse du xxe siècle aura été de faire du féminisme un des moments forts de l’émancipation, avant de s’apercevoir que cette dernière variante de la dialectique binaire est un piège insoluble : le bien ou le mal ? l’infini ou le fini ? le maître ou l’esclave ? l’abstrait ou le concret ? l’homme ou la femme ? Le monde duel n’a pas de solution autre que la guerre perpétuelle. Changeons donc de logique.

Ni même, ni autre : l’univers pluriel est fait de singularités incommensurables. Et bien qu’elle s’enracine dans la dualité sexuelle biologique, chaque personne invente dans son intimité un sexe spécifique. C’est là que réside le génie de chacun : homme ou femme, je prends le risque de mettre en question ma pensée, mon langage et toute identité qui s’y abrite. Je suis hors-pair.

M.-C.N. – Menaces encore et toujours sur la psychanalyse ?

J. K. – La psychanalyse pâtit de son succès : le complexe d’Œdipe et l’« objet petit a » se retrouvent dans les pages de Libé et des Inrocks, les psychothérapies analytiques rattrapent les nourrissons, divers centres et services ont leur psy supposé « prendre en charge » n’importe quelle souffrance, toute personne qui a une âme se croit autorisée à ouvrir un divan, les cognitivistes eux-mêmes découvrent qu’« il y a de l’inconscient » sur les irm, la capacité des hommes et des femmes à se raconter des histoires (que Freud a appelée l’« association libre ») fascine jusqu’aux adeptes des sciences les plus dures… Et on appelle ça une crise ?

Ce qui ne passe pas, en effet, et ne sera sans doute jamais reconnu que par des élites (osons le mot !), bien que « ça travaille » tout le monde, ce sont les deux pierres angulaires de la psychanalyse.

La première : l’inconscient freudien (contrairement à d’autres logiques de l’esprit humain dont nous n’avons pas conscience) est constitué par le refoulement sexuel. L’être parlant et social refoule ses pulsions pour parler et penser avec d’autres, dit en substance la psychanalyse, et la libération sexuelle n’y change rien : une strip-teaseuse ou un roi de back-rooms ont leurs inconscients spécifiques parce qu’ils ont leur refoulement à eux, qui n’est pas le vôtre ni le mien. La rationalité du monde technique moderne a du mal à reconnaître cette détermination sexuelle, négociée par le refoulement, qui sous-entend aussi bien nos capacités sublimes que nos folies.

La seconde : le lien d’amour et/ou de haine constitue la vie psychique et par voie de conséquence conditionne la vie tout court. Les religions en font une foi. Freud traite la maladie d’amour en la couchant sur le divan. C’est le transfert/contre-transfert entre patient et analyste : il atteste que ça ne se guérit pas, mais ça s’éclaire infiniment – de quoi acquérir une certaine liberté. Les uns sont scandalisés : ne serait-ce pas une survivance spirituelle, de la confession relookée ? Les autres, au contraire, trouvent que ça décime la spiritualité, que ça rabaisse et biologise l’« essence de l’homme ». Ce qui est sûr, c’est que la psychanalyse empiète sur le terrain de la philosophie et de la théologie, en prétendant que Dieu est analysable. C’est trop, en ces sombres temps…

M.-C.N. – L’érotisme au féminin : Georgia O’Keeffe ?

J. K. – Floral bien sûr. Éclosions, pétales, parfums. Les femmes ont eu depuis toujours une perception intime, germinale et cyclique de la beauté renaissante du vivant, parce qu’elles la portent dans leur ventre fécond. Mais il a fallu attendre le Cantique des cantiques (neuf siècles avant notre ère, et inclus dans la Bible seulement dans le premier siècle de notre ère) pour qu’une femme, la Sulamite, tienne cette parole florale en première personne, dans un texte attribué quand même au roi Salomon.

Colette (1873-1954), la Française, désormais célébrée par l’écologie mondiale, va être la magicienne qui sacre l’éclosion comme emblème de la jouissance féminine : « Renaître n’a jamais été au-dessus de mes forces », écrit cette insolente qui prétend être capable de « faire mieux que voir la tulipe reprendre ses sens » : « J’entends l’iris éclore. » « L’angoisse et le plaisir de sentir vivre le végétal, […] c’est par mes sens faibles mais complets [que je les ai le mieux éprouvés] étayés l’un par l’autre, non en comblant, en renforçant follement ma vue. »

Georgia O’Keeffe (1887-1986), l’Américaine, aurait pu écrire cela, elle qui était contemporaine de Colette et dont les fleurs sont des sexes féminins : vibrants, offerts et pudiques. En plus, cette femme a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans pour célébrer la mort elle-même comme si elle était une fleur. Jamais un artiste homme, me semble-t-il, n’a fait voir la blancheur des os que nous laisserons avec cette sérénité éclatante qui fausse compagnie au cadavre. Tandis que la Pelvis et autres « cornes » qui s’y apparentent, rappellent dans les œuvres de cette femme la représentation taoïste du ciel, le Pi, cercle de jade troué, symbole du vide mâle.

M.-C.N. – Madame Roland, Thérèse Tallien, Olympe de Gouges, Charlotte Corday : révolution au féminin, libertinage et révolution, féminisme et terrorisme ?

J. K. – « La Révolution française est faite par des voluptueux », écrit Baudelaire, qui s’y connaît. Mais aussi par des voluptueuses. Elles savaient que la volupté est une lutte à mort. Rappelons la devise de la marquise de Merteuil : « Ce sera la guerre », qui commandait plus ou moins secrètement les Liaisons dangereuses. Une femme ne pouvait pas écrire la froide philosophie des Cent vingt journées de Sodome du marquis de Sade. La sensualité de Pauline Roland, Thérèse Tallien, Olympe de Gouges et bien d’autres, allait de pair avec leur esprit frondeur, bravant morale, autorité et conventions en tout genre ; mais avec cette douce détermination qu’on prend facilement pour une adaptabilité à l’ordre social, quand ce n’est pas pour un conformisme refoulé, alors qu’elle révèle surtout un souci d’efficacité pragmatique. Les actuelles « premières ministres » et autres éventuelles « ­présidentes de la République » qui semblent prêtes à gouverner ici ou là n’en sont qu’une pâle relève.

Ce qui n’empêche pas l’excitation féminine comprimée de se répandre en actes meurtriers ; ceux-ci ont beau se couvrir de raisons politiques ou religieuses : l’assassinat reste un crime. Charlotte Corday serait-elle le prototype des nihilistes russes ? Et jusqu’aux femmes musulmanes qui se font exploser en kamikazes dans les villes et villages israéliens ? La shahida est en effet une femme que ses débâcles amoureuses – grossesses hors mariage, stérilité, aspiration à l’égalité politique avec les hommes – destinent à être envoyée au sacrifice et au martyre, par un islam enfreignant ainsi ses propres principes. Et qui propage une culture de la mort sous la promesse d’une réhabilitation morale par le paradis gagné au-delà.

M.-C.N. – Madame Récamier et Madame de Staël : la chair de l’esprit et l’esprit de la chair ?

J. K. – La politique qui s’ouvre aux femmes, dans les démocraties plus ou moins avancées, permet d’assou­vir le désir de pouvoir des femmes : faute de quoi, cette envie s’étrangle dans les querelles du gynécée, l’emprise sur les enfants, les conversions hystériques et autres maladies psychosomatiques, les dépressions, la paranoïa… Le champ politique absorbe aussi, de plus en plus, la disponibilité féminine pour le soin, une maternité élargie, expansion de la réparation : c’est la démocratie de proximité, dont les femmes sont les piliers.

Mais la voie royale de la vie, pour un homme comme pour une femme, reste à mes yeux la sublimation : ce va-et-vient précisément que vous signalez, de la chair à l’esprit et de l’esprit à la chair. L’Europe surtout offre des exemples surprenants de réussites sublimatoires, par-delà les impasses et les compromis des individus, des couples, des familles, des nations. Il me semble, pourtant, que les femmes françaises, quand elles arrivent à cette maturité sublimatoire, en restituent à la fois l’impossible et l’éclat avec une lucidité à aucune autre pareille. Comme Madame Récamier, comme Madame de Staël.

M.-C.N. – « La mélancolie n’est pas française » ? « Apprenez à vivre votre tristesse » ?

J. K. – Quand j’ai écrit Soleil noir, dépression et mélancolie (1987), on m’a dit que ceci n’était pas un mal français. Quand j’ai publié Le Vieil homme et les loups (1991) qui transposait, dans un polar méta­physique, le meurtre de mon père dans un hôpital bulgare, deux mois avant la chute du mur de Berlin (la médecine « socialiste » faisait des expériences sur les vieillards), il s’est trouvé des journalistes pour objecter que je voyais la vie trop en noir. Quand je rentre dans l’Hexagone après avoir voyagé dans divers pays et continents, j’ai du mal à me reconnaître dans mon pays qui me semble bien souvent tourner le dos à la misère du monde, fier de son passé et de son bon goût, décidé à ne pas bouger. Je sais, cela commence à changer, et il y a Français et Français. Quand même, n’attendons pas d’être oubliés par l’Histoire pour nous réveiller.

M.-C.N. – Le donjuanisme : « Il cherche à dominer la femme qui est en lui » ?

J. K. – Bien vu, mais ce n’est pas tout. Je vais vous faire une confidence : j’aime les Don Juan. Mais oui ! Cette fragilité sous la pose du conquérant, l’enfant masqué en « grand seigneur méchant homme », la quête religieuse du Père-Commandeur dans le blasphème des provocations et cet hommage (tout compte fait) rendu aux femmes dans l’énumération des qualités de chaque « victime » consom­mée et délaissée… Que veut un homme ? Accumuler des femmes qui ne feront jamais le poids face à La Mère : ah, la Reine de la Nuit, Mozart a tout compris ! Et se faire punir par et pour le Père : mais hélas, sans jamais égaler le Christ !

Le donjuanisme n’est pas un problème pour les femmes. Le problème des femmes, c’est doña Elvire : c’est qu’elle (et elles) croit (croient) qu’elle a besoin d’un homme (qu’elles ont besoin d’un homme). Quelle idée, bon sang ! Mais le monde est infini, voyons !

M.-C.N. – Mai 1968 : fin de la transparence. « Que les femmes soient plus transparentes à elles-mêmes » ?

J. K. – Les femmes sont devenues vraiment belles et libres quand elles ont osé savoir : s’instruire, connaître les hommes, apprendre un métier, se connaître. Ce n’est déjà pas facile, mais ça fait peur : aux femmes, et surtout aux hommes (voir le mot « castration » - « castrature »). D’où le reflux : puisque les hommes évitent les femmes qui savent, les femmes elles-mêmes préfèrent ne pas savoir et cultivent le mystère. Pour le meilleur : séduire, se mystifier soi-même ; et pour le pire : s’abrutir. Le remède ? Essayer de savoir sans grossir ni de hanches ni de tête. S’élucider, se mettre en lumière soi-même. Étrangement, ce genre de transparence à soi vous résorbe, vous allège. La Femme, quelle femme ? Je passe par là, je me voyage, nous sommes légion, un essaim de démons, un nuage d’anges. Je trouve même des hommes qui trouvent ça intéressant. Je vous jure.

M.-C.N. – « Le jardin clos de l’âme » : le buisson ardent des béguines ?

J. K. – À une autre époque, j’aurais pu me faire béguine, pire, carmélite. Je comprends bien ce désir de signifier au monde qu’il existe un autre monde : la Transfixion de Thérèse d’Avila, le cœur d’Amour que les béguines n’arrêtent pas de broder dans des sortes d’« installations » d’avant la lettre, disposant brins d’herbes, ailes de papillons, perles et autres figurines du petit Jésus. Si vous saviez comme la « clôture » me tente, depuis que j’ai décidé que « sans le travail il n’y a rien à faire ». Comme disait L.-F. Céline – un mystique qui a mal tourné –, c’est exténuant. Mais non, ne craignez rien ! Je suis trop mère, je me reconnais même une seule réussite (paradoxale, limitée, impartageable, mais quand même !) : c’est mon expérience de la maternité, précisé­ ment. Je n’irai donc pas cultiver « le jardin clos de l’âme ». Mais je regrette de n’avoir pas découvert plus tôt le « miracle de la natalité ». Et je fais souvent le même rêve : avoir au moins trois enfants.

M.-C.N. – La maternité aujourd’hui : une passion qui est aussi une « sublimation continue » ?

J. K. – À force d’émancipation et de biotechno­logie, aujourd’hui la gestation se programme et la maternité se gère. Je ne suis pas de ceux qui s’en plaignent. Sauf si l’on oublie que la maternité est une passion, explosif mélange d’amour et de haine. Elle peut induire la perte de soi, ou encore cette possession totale de l’autre qui prend des formes apparemment contradictoires, de l’« enfant parfait » à l’« embryon congelé ». Pendant des millénaires cependant, la passion maternelle a été l’aurore de l’amour : une sublimation continue en effet, par laquelle les pulsions de vie et de mort s’apaisent en reconnaissance et en soin d’une altérité autonome, fragile, incommen­surable. « Il existe un autre, venu de moi et de toi (le père). Il (ce tiers) est comme il est, éphémère recommencement, imprévisible liberté », dit l’amour maternel sans le dire, mais en créant l’espace et le temps de l’acqui­sition du langage.

Je crains qu’en perdant le sens du « miracle de la nativité », nous soyons la première civilisation qui sous-estime l’immense vocation sublimatoire des mères. Qui s’en soucie, à part quelques psychanalystes ?

M.-C.N. – La singularité ?

J. K. – C’est la seule issue aux impasses de la pensée duelle, du monde duel. Sans ignorer le bien et le mal, le même et l’autre, le maître et l’esclave – et je n’oublie pas l’homme et la femme, etc. – qui articulent la production et la reproduction du processus vital, ainsi que des institutions et idéologies qui le gèrent, une autre logique permet de donner à ces conflits duels des résolutions plus ouvertes, créatives, libres. Laquelle ? Imaginons que je suis une singularité dans une pluralité de liens.

Et si je n’étais pas une étrangère parmi les Français, ni une Française comparée à une Américaine, ni une intellectuelle au lieu d’être une travailleuse, une musulmane plutôt qu’une juive, une catholique qui n’est pas une orthodoxe, une non-croyante face aux croyants, une brune mais pas une blonde, une riche au lieu d’une pauvre, de gauche contre la droite, etc. ? Si j’étais singulière, spécifique, incomparable ? Vous voyez le jeu infini qui s’offre à moi avec vous ? Vous qui êtes aussi singulière, spécifique, incomparable ?

Terminé, l’ennui : la raison se colore d’intuition et la vie est un roman. Une utopie ? Pourquoi pas ? Vous voyez une autre façon de sortir les femmes de la commu­nauté de « toutes les femmes » ? Et d’appeler au génie de chacune ? Ne serait-ce que pour faire reconnaître le génie particulier de toutes les autres ?

M.-C.N. – « Je suis plus scotiste que féministe » ?

J. K. – Il m’intrigue, cet homme : Duns Scot (1266-1308), moine franciscain, logicien, théo­logien. Pas facile à faire comprendre, et pas vraiment « politically correct », mais c’est une autre histoire. Figurez-vous qu’en plein Moyen Âge, ce Docteur Subtil, comme on l’appelait, inventa le « soi », que ses disciples appelaient haecceitas : un mot savant que contient le pronom démonstratif « ceci » (hoc). Ni les idées générales, ni la matière obscure : c’est la singularité qui l’intéressait. Cet homme-ci, cette femme-là : mais l’Être lui-même était singulier pour Duns Scot, et c’est bien cette antériorité logique de la singularité qui rend possible toute différenciation et enlève à la singularité tout soupçon de défaillance ou de manque. Pour ne m’en tenir qu’à ses résonances psychiques, le soi singulier de Duns Scot était (déjà !) doté d’une inclination à croire à l’existence de l’âme d’autrui, du simple fait qu’il est limité et social ! C’est dire que notre moine a inventé l’intersubjectivité. Plus encore, la singularité en question est capable d’un jeu complexe d’intuition et de raison ! Mieux, elle n’est pas substituable à l’altérité, elle est toujours neuve, l’emporte « en perfection » sur le commun et sur l’universel, et – un comble ! – c’est dans l’amour que cette singularité se donne. « Amo : volo ut sis » – « J’aime : je veux que tu sois », écrit-il, et j’entends : aimer, c’est vouloir que l’autre soit singulier. Ou encore : c’est l’amour, autrement dit le transfert/contre-transfert, qui rend possible l’existence de l’autre singulier.

On comprend que cette philosophie s’accompagne d’une individualisation croissante de l’art européen. Sommes-nous capables d’en entendre l’appel à une époque où la banalisation du bien comme du mal nous éloigne du souci du singulier ? Et que même lorsqu’on tente de résister aux nouvelles formes de totalitarisme, on le fait par des adhésions à des « valeurs » elles-mêmes « universelles », quand elles ne sont pas « communautaires » ?

M.-C.N. – « Seule une femme », en titre ?

J. K. – Oui, j’emploie le mot « seule » au sens de singulière, unique, sans égale. « Seule » est cette incommensurable particularité à laquelle fait appel Le Génie féminin que j’adresse à l’unicité de chacun et de chacune, au dépassement de soi en ces temps de massification et de globalisation.

Mais « seule » indique aussi la solitude qu’éprouve une femme, fût-elle la mieux entourée, aidée ou intégrée, quand elle assume le risque de sa singularité, qui est tout simplement le risque de la liberté. Car l’Histoire n’a pas préparé les femmes à oser prendre ce risque et, plus douloureux encore, lorsqu’elles le font, leurs partenaires familiaux et sociaux en sont heurtés. Comme la gloire selon Madame de Staël, la singularité au féminin est bien souvent, aujourd’hui encore, « le deuil éclatant du bonheur ».

M.-C.N. – Dans la guerre et la paix des sexes, une ère nouvelle s’ouvre-t-elle aujourd’hui après le 11 septembre ?

J. K. – Contrairement à ce que disent les belles âmes, la guerre des sexes n’est pas une invention des féministes, mais révèle des divergences fondamentales entre la sexualité des hommes et celle des femmes. L’émancipation accélérée a cependant rendu ces divergences excessives, brutales, parfois incompatibles. Pour beaucoup, ce fut une explosion des liens conventionnels, un attentat contre la paix du refoulement, et en ce sens, une espèce de « 11 septembre » de l’hypocrisie sexuelle.

Par ailleurs, après le 11 septembre terroriste, et avec le retour au conformisme sécuritaire qu’encouragent aussi bien les épidémies que les menaces intégristes, nous en sommes aux durcissements identitaires, aux idéologies moralisantes, quand ce n’est pas aux tchadors, aux burkas et autres archaïsmes prétendument protecteurs.

Si nouvelle ère il y a, elle consiste à ne pas céder sur la liberté, fût-elle risquée, et à faire face à la guerre sans s’identifier à la logique de l’agresseur.

J’ai eu l’honneur de recevoir le prix Hannah Arendt pour la pensée politique à l’occasion du centième anniversaire de la philosophe (2006). Je l’ai offert à l’ong Humani-terra, pour les femmes afghanes qui s’immolent par le feu. Dans un pays de plus en plus repris par les talibans, les femmes qui subissent des violences conjugales et n’ont pas accès à la parole politique utilisent ce rite ancestral comme seul moyen de protestation. Je fais le pari qu’il est possible de soigner les brûlées, d’organiser une aide psychologique et sociale pour ces femmes et leur entourage. De sauver les vies. Et qu’elles aient le choix de s’immoler au feu de la sublimation, comme le font les femmes dont il est question dans ce livre, à la recherche d’une liberté singulière et cependant partageable.