Chapitre 12

— J’ai bien réfléchi à ce dont on a parlé la dernière fois, quand tu m’as dit d’aller voir le nouveau shérif.

Saul avait escaladé le treillage et était entré par la fenêtre de la chambre de Merritt qui donnait sur l’arrière de la maison. Il lui faisait face, adossé au mur.

Il était si tendu qu’elle avait l’impression de pouvoir distinguer, à la lumière vacillante de la lampe, l’énergie nerveuse qui irradiait de sa silhouette longiligne.

— Tu ne le regretteras pas. Bowie est un homme juste, il peut t’aider.

Il fronça les sourcils.

— Ce n’est pas la première fois que je t’entends l’appeler par son prénom. Tu le connais bien ?

— Oui.

Elle n’était pas encore sûre que ce soit une bonne idée de dire à Saul qu’elle était engagée avec Bowie dans une relation sérieuse. En revanche, elle était certaine qu’il valait mieux ne pas lui dire qu’il habitait chez elle.

Il n’était pas encore rentré du ranch Cahill, mais elle espérait qu’il reviendrait avant que Saul ne reparte.

— La nuit dernière je t’ai vue sur la galerie avec un homme qui portait un badge, reprit Saul. Il te fait la cour, hein ? C’est pour ça que tu veux que j’aille me rendre ?

— C’est pour toi que je le veux, sombre idiot ! Comment peux-tu ne pas t’en rendre compte ? Tu serais beaucoup plus en sécurité sous la protection du shérif qu’en train de traîner Dieu sait où avec, en prime, Hobbs à tes trousses. Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ?

— Et qu’est devenue ta belle résolution de ne plus jamais rien avoir à faire avec un homme de loi ?

— Il est différent.

Saul se tourna tout à coup vers la fenêtre et souleva légèrement un coin du rideau. Il scruta l’obscurité un moment puis laissa le rideau retomber.

— Tu crois que quelqu’un t’a suivi ? s’inquiéta Merritt.

— Non. Simple précaution. Bon, revenons-en à Cahill. Tu m’as dit que si je l’aidais à coincer Hobbs, lui m’aiderait à son tour. Tu le penses vraiment ? Tu ne crois pas plutôt qu’il risque de me tirer dessus à la seconde où il m’apercevra ?

— Non. J’ai appris à le connaître, et c’est quelqu’un d’honnête. Tu serais en sécurité avec lui.

— Parce que tu le fréquentes ?

— Non. Il sait qui tu es et, pourtant, il n’a pas déclenché de chasse à l’homme. Ça devrait suffire à te convaincre, non ?

— Comment sait-il qui je suis ?

— Quand tu m’as appris que Hobbs était impliqué dans le meurtre de ses parents, je suis allée le lui dire. Il m’a demandé ton nom, mais j’ai refusé de le lui donner. Alors il est allé interroger certains de mes amis. La seule chose qu’ils ont pu lui apprendre, c’est que j’avais un demi-frère qui s’appelait Saul. Il a donc envoyé un télégramme à papa et maman pour leur demander davantage de détails.

— Et ils lui ont répondu ?

— Oui. Qu’ils ne pouvaient rien lui dire d’autre que ton nom de famille, étant donné qu’ils n’avaient plus de nouvelles de toi depuis plus de deux ans.

Il hocha la tête et garda le silence un moment avant de reprendre :

— Mais tu crois quand même qu’il accepterait de m’aider ?

— C’est Hobbs qu’il veut. Et j’espère que tu te rends compte que ce serait dans ton intérêt aussi que Hobbs se retrouve en prison. Sinon, il restera toujours une menace pour toi. C’est pourquoi je suis absolument certaine que si tu aides Bowie à prouver le rôle de Hobbs dans le meurtre de ses parents, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour t’aider.

— Qu’est-ce que ça veut dire au juste ? M’éviter la corde ?

— Je l’espère. Bowie sait tout ce que tu as fait et il m’a dit qu’il voulait te parler. Il veut que tu lui fournisses toutes les informations que tu pourrais avoir sur Hobbs.

Hésitant visiblement à poursuivre, Saul se passa la main dans les cheveux.

— Je ne t’ai pas tout dit, reprit-il enfin.

Merritt se figea.

— Il y a encore autre chose ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

Il se tourna pour regarder par la fenêtre.

— Saul !

Avec un soupir, il lui fit de nouveau face et s’adossa au mur.

— Le Cahill sur qui on a tiré il y a un mois ou deux…

— Quin ?

— Oui. Eh bien… Huck et moi, on lui avait envoyé une note pour lui dire que, contre deux mille dollars, on lui apprendrait la vérité sur la mort de ses parents. On lui dirait comment ils ont été assassinés.

Il fallut quelques secondes à Merritt pour réagir.

— Mais c’est de l’extorsion !

— On avait besoin d’argent.

— Et, bien sûr, ça ne t’a jamais traversé l’esprit d’essayer de travailler honnêtement…

Saul eut un petit rire.

— On a bien failli ne jamais l’avoir, cet argent. C’est la femme de Cahill qui est venue à sa place, et…

— Addie était là ?

— Oui. Si elle s’était contentée de nous donner l’argent et de repartir, personne n’aurait été blessé. Mais avant qu’on ait pu le lui faire lâcher, son mari a débarqué, tirant dans tous les sens, ce qui a causé une belle pagaille.

— Tu as tiré sur Quin !

— Non, c’est Huck qui l’a blessé. Et alors Cahill l’a tué.

— Mon Dieu ! Saul, mais tu ne te rends pas compte que tu aurais pu être tué à sa place ? Et qu’Addie aussi aurait pu se faire tuer ?

— Tu parles ! C’est une vraie panthère ! Elle avait un couteau et elle m’a blessé à la jambe.

— C’était pour se défendre, Saul ! Comment oses-tu lui reprocher d’avoir voulu se défendre ?

Complètement sonnée, Merritt recula pour s’adosser à la porte. Elle avait l’impression qu’il venait de lui porter un coup d’une violence à couper le souffle. Elle dut s’obliger à inspirer profondément plusieurs fois avant de retrouver la parole.

— Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu d’avis de recherche placardés partout dans la région ?

— Ils n’ont pas pu voir mon visage. J’avais une cagoule.

Elle hocha lentement la tête et garda le silence un long moment.

— Et quoi d’autre ? demanda-t-elle dans un souffle.

— C’est tout, je te le jure.

Pouvait-elle le croire ? Pouvait-elle encore le croire ?

— Alors ? reprit-il d’un ton dur. Maintenant que tu sais tout ça, tu crois encore que le shérif acceptera de m’aider si je lui dis ce que je sais ?

Merritt était incrédule, horrifiée.

Un voile venait de se déchirer devant ses yeux et ce qu’elle voyait à présent ne lui plaisait pas du tout.

Pour la première fois, elle prenait enfin la pleine mesure de ce dont Saul était capable. Elle voyait son insensibilité, sa dureté, et son absence totale de remords.

Pas un seul instant il ne regrettait le mal qu’il avait pu faire. La seule chose qui le préoccupait, c’était de savoir s’il allait pouvoir sauver sa peau. La seule chose qui l’inquiétait, c’était l’idée qu’il allait peut-être devoir souffrir des conséquences de ses actes.

— Tu te moques éperdument de tout le mal que tu as fait, n’est-ce pas ?

Depuis combien de temps avait-il franchi la limite entre le bien et le mal, sans aucun espoir de retour ? Et comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte ?

Elle avait toujours voulu croire qu’il changerait, mais il n’avait pas changé.

Il avait été impliqué dans l’assassinat des Cahill et s’en était tiré parce qu’il avait bénéficié de la complicité d’un shérif malhonnête. Ça ne l’avait pas empêché d’aller en prison peu après, pour avoir attaqué un train.

Et quand il était sorti de prison, il n’avait pas cherché à rentrer chez lui, ni à reprendre contact avec elle ou avec ses parents adoptifs. Il était aussitôt reparti pour de nouveaux méfaits avec sa bande de hors-la-loi.

Elle sentit des larmes lui brûler les yeux, des larmes d’impuissance et de découragement.

— Je n’arrive pas à croire que tu aies pu faire tout ça…

Mais le pire, songea-t-elle, c’était qu’il en avait peut-être fait plus encore. Qu’il ne lui avait peut-être pas dit toute la vérité.

A cette pensée, elle sentit son découragement se muer en colère.

— Cette fois, ça suffit ! s’exclama-t-elle d’une voix dure. Tu as dépassé les bornes, et depuis longtemps, d’ailleurs. Maintenant, j’exige que tu ailles te rendre à Bowie !

Saul se redressa vivement.

— Pas question.

— Si tu ne le fais pas toi-même, c’est moi qui irai le trouver pour tout lui raconter.

— Tu me livrerais ?

Elle ignora la douleur que venait de trahir sa voix.

— Ça fait trop longtemps que tu défies la loi, Saul. Tu m’as dit que tu avais failli tuer deux personnes, mais peut-être es-tu déjà allé jusqu’au meurtre. Tu en serais sans doute capable, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas espérer t’en tirer avec des choses aussi graves !

— Je suis venu ici pour te parler à toi, Merritt. C’était ton idée d’impliquer ce shérif dans l’histoire.

— Tu as dit que tu étais venu discuter avec moi d’une rencontre avec Bowie, mais c’était un mensonge ! Tu n’es pas venu parce que tu regrettes ce que tu as fait ; tu voulais juste savoir si je pourrais intercéder auprès du shérif pour obtenir sa clémence. La voilà, la vérité ! Comment as-tu pu faire des choses aussi terribles sans en éprouver le moindre remords ? Comment peux-tu ne t’inquiéter que de ta petite personne, et pas une seule seconde de ces gens à qui tu as fait tant de mal ?

Il l’observa un moment, sourcils froncés, et ce qu’il lut dans son regard le fit reculer vers la fenêtre.

— Je ne t’ai jamais vue dans une telle colère.

— Parce que je n’avais jamais mesuré avant aujourd’hui la gravité de ce que tu avais pu faire !

Dieu, ce qu’elle avait été naïve de croire en lui, alors qu’il n’avait jamais eu la moindre intention de changer ! Elle était si furieuse qu’elle en tremblait.

Saul plissa les yeux et son visage prit alors une dureté qu’elle ne lui avait jamais vue.

— Si toi tu te montres aussi impitoyable, alors j’imagine sans peine la réaction du shérif.

— Oh ! il sera beaucoup moins « impitoyable » que moi ! répondit-elle d’un ton las, désabusé.

Le voir l’accuser de manquer de pitié, lui qui n’avait jamais exprimé la moindre compassion envers ses victimes, l’écœurait.

Il dut s’en rendre compte parce qu’il grommela un juron et sortit par la fenêtre.

Le temps qu’elle traverse sa chambre, il avait déjà dévalé le treillis et atteint le sol. Elle le vit courir vers son cheval, sauter en selle, et disparaître dans la nuit.

Un frisson glacé la parcourut, et elle se rendit compte qu’elle tremblait encore de tous ses membres. Elle avait envie de hurler et de sangloter à la fois.

Elle avait l’impression que l’air lui manquait et elle sentait le sang battre à ses tempes tandis que son cœur cognait violemment dans sa poitrine.

L’attitude de son demi-frère l’avait littéralement révoltée et, puisqu’il refusait de se livrer à Bowie, eh bien elle allait s’en charger.

Il était temps que Saul paye pour tout ce qu’il avait fait.

Elle ouvrit la porte de sa chambre à la volée et vit que la maison était plongée dans l’obscurité. La lampe qu’elle avait laissée allumée au pied de l’escalier avait été éteinte, sans doute par M. Wilson ou par Lefty lorsqu’ils étaient allés se coucher.

Après avoir pris celle qui se trouvait sur sa table de chevet, elle s’engagea dans le couloir sur la pointe des pieds en espérant que Bowie était rentré.

Lorsqu’elle atteignit la porte de sa chambre, à l’autre extrémité du couloir, elle frappa doucement sans obtenir de réponse. Elle tourna la poignée en porcelaine et constata que la porte était verrouillée. Donc, s’il était rentré, il devait déjà dormir.

Sa déception était si grande que son énervement s’accrut.

Elle pivota sur ses talons et reprit la direction de sa chambre. En arrivant près de l’escalier, elle s’arrêta net en voyant Bowie monter. Il tenait ses bottes à la main, et cette attention touchante la fit sourire, malgré sa colère et sa nervosité.

Il lui sourit en retour, et elle se surprit à laisser son regard glisser de son large torse au ceinturon qui lui barrait les hanches. Elle se sentit tout à coup rougir et fut soulagée de savoir que la pénombre ambiante dissimulait son trouble.

— Je voulais faire le moins de bruit possible, dit-il en lui montrant ses bottes lorsqu’il arriva devant elle. J’espérais que vous seriez encore debout.

— Ace m’a dit que vous étiez allé au ranch. Tout va bien ?

— Oui. Quin et Addie viennent de rentrer.

— Tant mieux. Comment ça s’est passé, entre votre frère et vous ?

— Bien. Très bien, même.

— J’en suis ravie.

Elle l’était sincèrement, mais elle avait tellement de mal à contenir sa colère qu’elle parlait d’un ton sec, nerveux.

Il dut se rendre compte qu’elle n’était pas dans son état normal parce qu’il s’avança d’un pas, l’air inquiet.

— Que se passe-t-il ? Il y a un problème ?

— Non. Enfin oui. Je suis… très en colère.

— Oh ! Venez.

*  *  *

Tout en se dirigeant vers sa chambre, Bowie plongea la main dans la poche de son pantalon et en sortit sa clé. Après avoir ouvert sa porte, il fit signe à Merritt, qui l’avait suivi, d’entrer.

Il entra à son tour et referma sans bruit la porte derrière lui. Après avoir posé ses bottes sur le sol, il se redressa lentement et observa la jeune femme avec attention.

La raideur de son attitude trahissait une tension extrême et son visage exprimait une détermination farouche et une dureté inhabituelle. Elle était furieuse, oui, c’était évident.

Elle alla d’un pas vif jusqu’au mur du fond avant de se retourner brusquement. La lampe qu’elle tenait projetait sur les murs des lueurs ambrées.

— Saul vient de partir !

Bowie commença par se raidir puis se détendit un peu. Malgré son agitation, elle semblait en effet aller bien. Pourtant, il n’aimait pas du tout la facilité avec laquelle son demi-frère pouvait entrer et sortir à sa guise de chez elle. Elle n’en avait sans doute pas conscience, mais cet homme était dangereux.

Lorsqu’elle revint vers lui, il se rendit compte que la lampe vacillait dans ses mains ; elle tremblait. Ses doigts étaient tellement crispés dessus qu’il eut du mal à la lui prendre. Il y parvint néanmoins et la posa sur la table derrière lui.

— Je croyais l’avoir convaincu de venir vous parler, reprit-elle d’une voix altérée. En arrivant, il m’a dit qu’il y avait réfléchi. Il voulait savoir si j’étais sûre que vous alliez vraiment l’écouter ou si vous ne risquiez pas plutôt de le flanquer en prison, voire de lui tirer dessus. Je lui ai dit que j’étais certaine que vous écouteriez ce qu’il avait à vous dire. Et alors… alors il m’a dit qu’il avait essayé d’extorquer de l’argent à votre frère !

Exact, pensa Bowie.

— Et tout ça par pure bêtise ! précisa-t-elle en brandissant deux doigts devant lui, avant de pivoter une nouvelle fois pour repartir à l’autre bout de la pièce.

Waouh ! Elle était vraiment furieuse !

Il décida de lui laisser le temps de recouvrer son calme et s’appuya d’une épaule contre le mur, tandis qu’elle continuait à arpenter la chambre de long en large d’un pas rageur.

— Il m’a dit qu’ils étaient trois dans l’affaire. Lui, Vernon Pettit et Huck Allen. La première fois, Pettit a été tué et, la seconde fois, ça a été le tour d’Allen. Mais ça aurait aussi bien pu être lui !

Donc, ce qu’il avait soupçonné se révélait exact : Saul était bien le troisième homme présent lors des deux rencontres avec Quin.

— Il m’a dit que ce n’était pas lui qui avait tiré sur Quin, poursuivit Merritt, toujours hors d’elle. Mais, là encore, ça aurait aussi bien pu être lui ! En plus, il a mis Addie en danger ! Quand votre frère est arrivé et a commencé à tirer sur eux, ils l’ont utilisée comme bouclier !

Bowie savait par sa belle-sœur que c’était Allen, et non Saul, qui l’avait plaquée contre lui pour se protéger, mais il jugea inutile de le lui signaler pour le moment. Merritt ne semblait pas en état de pouvoir faire la distinction.

— Addie lui a flanqué un coup de couteau dans la jambe. Bref, après m’avoir raconté ses prouesses, continua-t-elle sur sa lancée, il m’a demandé si je croyais encore que vous seriez indulgent avec lui après avoir appris tout ça ! Vous vous rendez compte ? C’est la seule chose qui lui importait vraiment ! Savoir si vous seriez indulgent avec lui !

Bowie voyait bien que la déception et la douleur se mêlaient à sa colère, et il pouvait le comprendre. Cela devait faire un certain temps que son demi-frère jouait de sa crédulité. Peut-être l’avait-il même toujours fait.

Elle qui l’avait toujours aimé comme un frère…

— La seule chose qu’il a trouvée à dire pour sa défense, c’est qu’il avait eu besoin d’argent ! Plus il parlait, plus je me rendais compte qu’il ne regrettait rien. Il voulait que j’intervienne auprès de vous, c’est tout. Et maintenant, d’ailleurs, je finis par me demander s’il avait vraiment l’intention d’aller vous parler… En fait, ajouta-t-elle après une pause, d’une voix altérée par l’émotion, je pense qu’il n’avait pas du tout l’intention de se rendre. Et s’il continue à fuir, eh bien… la prochaine fois que je le verrai… ce sera peut-être entre quatre planches…

Elle s’arrêta enfin, à quelques pas de lui, et leva vers lui un regard si triste et si désemparé qu’il en eut le cœur serré.

— C’est un hors-la-loi, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Mon demi-frère est un hors-la-loi…

Bowie se sentit lui aussi furieux contre cet homme qui la faisait souffrir.

Elle essuya d’un geste furtif une larme qui venait de couler sur sa joue.

— Vous m’avez écoutée et je vous en remercie, mais… N’avez-vous rien à dire ?

Craignant sa réaction, il hésita un instant. Allait-elle être indignée ? Blessée ? Ou simplement furieuse ?

— J’attendais simplement que vous me demandiez de faire preuve d’indulgence envers lui. Comme les autres fois.

Il la vit pâlir.

— Merritt ? s’inquiéta-t-il.

*  *  *

Rendue muette par la perception soudaine de la manière dont elle avait agi avec Bowie, Merritt resta immobile, comme pétrifiée.

Chaque fois qu’elle était venue le voir à propos de Saul, elle avait insisté pour qu’il n’agisse surtout pas. Jamais elle n’aurait dû se permettre de faire une chose pareille ! Il aurait été en droit de penser qu’elle profitait de leur amitié ou du fait qu’il habitait chez elle, qu’elle tirait avantage de la situation pour protéger son frère.

Elle soutint un long moment le regard de Bowie, qui attendait, résigné.

— J’ai cru que, si j’accordais à Saul suffisamment de chances, il en saisirait au moins une pour pouvoir donner un nouveau sens à sa vie. Mais il ne l’a pas fait. Et ce soir j’ai compris, enfin, qu’il ne ferait jamais.

Bowie leva un sourcil étonné.

— Donc, je ne vous demanderai plus de faire preuve d’indulgence envers lui. Je pense maintenant qu’il faut qu’il paie pour ce qu’il a fait.

Cette fois, Bowie parut stupéfait.

— Je ne peux plus rien faire pour aider Saul, ajouta-t-elle. Mais vous, si.

Il la dévisagea sans répondre, admirant une fois encore la force de caractère de cette femme si menue.

— Bowie, murmura-t-elle en s’approchant tout près de lui. Je suis sincèrement désolée. J’ai enfin compris ce que Saul était… et ce qu’il n’était pas. Et j’ai pris, aussi, la pleine mesure de ce que vous êtes. Alors j’ai décidé de mettre son destin entre vos mains.

Et le mien aussi, ajouta-t-elle pour elle-même.

— Pourquoi ? Parce que vous êtes furieuse contre lui ?

— Non.

C’est à cet instant qu’elle prit conscience que ce n’était pas simplement parce qu’elle était folle de rage contre Saul qu’elle était venue voir Bowie, mais parce qu’elle avait foi en lui.

Elle lui sourit, et lui caressa la joue, profondément émue par la confiance absolue qu’elle avait en cet homme.

— C’est parce que vous êtes un homme bon, un homme honnête, et que je suis absolument convaincue que vous ferez ce qui doit être fait. Pour le bien de tous.

Il posa sa main sur la sienne et la porta à ses lèvres, la retournant pour en embrasser la paume. L’émotion qui brûlait dans ses yeux poussa Merritt à s’approcher davantage, jusqu’à se retrouver plaquée contre son torse solide, debout entre ses jambes puissantes.

— Et vous n’allez pas encore me demander de vous donner une dernière chance de lui parler ?

— Non.

Il hocha la tête d’un air grave avant de se pencher pour l’embrasser. Soudain envahie d’un sentiment d’euphorie qui la grisa, elle se haussa sur la pointe des pieds pour venir à sa rencontre.

Il approfondit son baiser, enfouissant les mains dans ses cheveux pour faire glisser le ruban qui les retenait, libérant leur masse qui retomba sur ses épaules en une cascade soyeuse.

Puis il la prit dans ses bras et, d’un mouvement fluide, la souleva de terre pour la porter jusqu’au lit où il l’étendit avec précaution, avant de s’allonger contre elle. Il l’embrassa longtemps, jusqu’à ce qu’elle ait l’impression que tout tournait autour d’elle, puis il détacha ses lèvres des siennes et se redressa sur un coude.

— J’ai tellement envie de vous, murmura-t-il d’une voix rauque en lui écartant délicatement du front une mèche de cheveux.

— Moi aussi j’ai envie de vous, dit-elle, surprise d’entendre ces mots franchir ses lèvres, mais consciente, dans le même instant, de l’évidence absolue de sa réponse.

Oui, elle avait envie de cet homme qui, depuis son installation au Morning Glory, avait rendu sa vie à la fois plus sereine et plus intense. Cet homme qui avait toujours été là pour elle et pour les gens qui lui étaient chers, même quand il s’agissait d’un hors-la-loi ou d’un pauvre ivrogne déchu.

— Restez avec moi, murmura-t-il à son oreille, déclenchant en elle un frisson délicieux qui lui courut dans tout le corps.

— Oui, répondit-elle dans un souffle.

Il reprit possession de ses lèvres avec une ardeur décuplée tandis que, mue par un élan irrépressible, elle dégageait le bas de sa chemise de la ceinture de son pantalon pour caresser sa peau nue avec une volupté gourmande.

Il se redressa pour déboutonner sa chemise avec une hâte fébrile et s’en débarrassa d’un geste brusque en l’envoyant voler à l’autre bout de la pièce.

Il s’attaqua ensuite aux minuscules boutons qui fermaient le corsage de Merritt, s’agaçant de trouver la tâche malaisée pour ses grandes mains. Elle vint à son secours et défit la rangée de boutons avec une frénésie dont elle ne se serait jamais crue capable. Elle écarta les pans du corsage pour le retirer mais, avant même qu’elle ait fini de dégager ses bras, Bowie émit un grondement rauque et se pencha sur elle, refermant la bouche sur un sein à travers la fine mousseline de sa chemise de jour. Elle poussa un petit cri de plaisir et rejeta la tête en arrière, embrasée par la chaleur humide de sa bouche…

Brûlante de désir et folle d’impatience, elle glissa les mains derrière elle pour atteindre la fermeture de sa jupe et la dégrafer, avant de faire de même pour son jupon, tout en se contorsionnant pour se débarrasser de ses chaussures.

Bowie se redressa pour l’aider, attrapant à pleines mains jupe et jupon pour les lui faire descendre le long de ses jambes et les envoyer rejoindre sa chemise sur le sol.

Ensuite, il fit courir les mains le long de ses cuisses, défit les attaches de ses bas, les lui roula jusqu’aux chevilles et les lui retira. Il marqua une pause avant de tendre les mains vers les rubans de satin qui fermaient sa chemise de jour et tira délicatement sur leurs extrémités avant d’écarter les pans de tissu avec lenteur. Il les maintint un court instant écartés, regardant sa poitrine nue d’un air presque émerveillé, avant de venir de nouveau fermer les lèvres sur la pointe d’un sein.

Sans cesser de l’embrasser, il acheva de la débarrasser de sa camisole tandis que Merritt, enhardie par le désir, lui défaisait son ceinturon et la ceinture de son pantalon.

Il se redressa le temps de s’en extirper, pour revenir aussitôt s’allonger contre elle. Il se mit alors à faire courir ses paumes brûlantes de sa poitrine à ses hanches, puis à sa taille, son ventre, avant de descendre plus bas encore, pour une caresse qui arracha à Merritt un long gémissement de plaisir.

Le corps vibrant de désir, elle glissa une main entre eux et la referma sur lui, le caressant à son tour avant de l’attirer vers elle.

Il se dressa au-dessus d’elle et, le regard rivé au sien, la pénétra enfin. Elle lui enserra les hanches de ses jambes, s’arc-boutant à sa rencontre, tendue vers lui, jusqu’au moment où elle enfouit son visage dans son cou avec un cri étouffé, auquel il fit écho par un grondement rauque. Puis il se laissa lentement retomber sur elle et ils demeurèrent ainsi enlacés, épuisés et comblés, écoutant peu à peu s’apaiser les battements de leurs cœurs.

Au bout d’un long moment, Bowie se redressa pour la regarder, souriant avec une infinie tendresse tout en lui écartant du front quelques mèches éparses.

Puis il roula sur le dos et la prit dans ses bras.

Un pâle rayon de lune filtrait à travers les rideaux et on entendait, dehors, le chant des grillons et le meuglement lointain d’une vache.

Merritt se lova plus étroitement contre lui et il resserra son étreinte autour d’elle.

— Reste, lui souffla-t-il à l’oreille.

Elle acquiesça d’un petit gémissement ensommeillé.

Elle ferma les yeux avec un soupir de bien-être. Elle se sentait si merveilleusement bien dans les bras de cet homme ! Une sensation de plénitude lui gonflait le cœur à l’en faire exploser.

Elle souriait encore lorsqu’elle s’endormit…

*  *  *

Bowie s’éveilla en sentant des doigts légers lui caresser les cheveux. Les rideaux étaient ouverts, et l’aube nimbait d’une lumière rosée les traits de la femme assise sur le lit.

Merritt.

Roulant sur le dos, il l’attira à lui pour l’embrasser et elle répondit à son baiser avec une fougue joyeuse, avant de se redresser en riant.

— Il faut que j’aille dans ma chambre pour me changer avant de préparer le petit déjeuner.

— Lefty et M. Wilson peuvent très bien se débrouiller tout seuls, ce matin.

— Je ne crois pas, non, répondit-elle avec un soupir. Il faut vraiment que j’y aille.

Il se redressa pour s’adosser à la tête de lit, laissant son regard courir sur son corps menu, regrettant qu’elle se soit déjà rhabillée.

— Arrête, dit-elle en rosissant.

— Bon, d’accord, je m’habille et je descends t’aider.

Elle lui sourit, se leva, et Bowie suivit des yeux le doux balancement de ses hanches, avec un grognement de frustration comique qui la fit rire.

Après son départ il resta allongé un moment, repensant à la nuit précédente, à la raison pour laquelle elle était venue le trouver au départ.

Elle avait enfin compris la vraie nature de son demi-frère, et ça avait dû être un choc pour elle.

Il savait qu’elle n’était pas venue dans sa chambre avec l’intention de coucher avec lui, mais il savait aussi qu’elle ne se serait jamais donnée à lui si elle ne lui avait pas fait une totale confiance. Si elle n’avait pas éprouvé pour lui des sentiments sérieux, profonds.

Il était content qu’ils aient pris le temps d’apprendre à mieux se connaître. Ce qui venait de se passer entre eux prouvait qu’elle l’acceptait tel qu’il était. Badge compris.

Plus il y réfléchissait, plus il se rendait compte que la place de Merritt était auprès de lui. Et pas seulement dans un lit. Une vague de bonheur le submergea à la pensée des sentiments qu’il éprouvait pour elle. Et dire qu’au début il en avait été effrayé !

En cinq minutes à peine il fit un brin de toilette et s’habilla, puis il sortit de sa chambre et descendit la rejoindre.

Elle n’était pas dans la cuisine, et il ne vit pas non plus trace de Lefty ni de M. Wilson. Sans doute n’étaient-ils pas encore levés.

Sourire aux lèvres, il remonta sans bruit avec l’intention de surprendre Merritt en se glissant dans sa chambre pour un dernier baiser.

Il tourna la poignée tout doucement, entrouvrit la porte et passa la tête dans l’entrebâillement : elle se tenait debout à l’autre bout de la pièce, près de la fenêtre ouverte, absorbée dans l’examen de quelque chose qu’elle tenait au creux de sa main.

Se faufilant à l’intérieur, il referma la porte aussi discrètement qu’il l’avait ouverte et s’avança sur la pointe des pieds, en se demandant ce qui pouvait capter à ce point son attention. Enfin il put voir ce qu’elle tenait et il lui fallut un instant pour se rendre compte de quoi il s’agissait. Un bijou.

Un rubis monté sur une chaîne d’argent.

Le collier de sa mère !

Non, c’était impossible ! Il était victime d’une hallucination !

Il approcha davantage et constata qu’il ne se trompait pas.

Il s’agissait bien du collier de sa mère, que personne n’avait revu depuis plus de deux ans. Depuis le jour où Ruby et Earl avaient été assassinés.

C’est alors que Merritt leva la tête et l’aperçut. Ses yeux s’écarquillèrent d’horreur tandis que, au même instant, Bowie sentait monter en lui toute la colère accumulée depuis ces deux années.

Il franchit au pas de charge la distance qui les séparait encore et lui agrippa le poignet.

— Où diable as-tu trouvé ce collier ? s’exclama-t-il d’une voix frémissante de rage.