Merritt sursauta, aussi choquée par la brutalité du geste de Bowie que par la violence de son ton, mais elle comprenait le choc qu’il avait dû avoir en voyant le collier de sa mère. Un choc semblable à celui qu’elle avait eu quelques minutes plus tôt, lorsque Saul avait frappé à sa fenêtre et, sans un mot, lui avait fourré le collier dans la main avant de disparaître aussi vite qu’il était venu.
Son sang s’était brusquement glacé quand elle avait deviné qu’il avait dû garder ce collier depuis le jour où Ruby avait été tuée. Et que, quelle horreur !, c’était peut-être lui qui le lui avait retiré du cou.
Elle sentit les doigts de Bowie se crisper sur son poignet et vit ses yeux briller d’une sauvagerie qui lui coupa le souffle.
— Réponds-moi !
— C’est Saul qui me l’a donné, mais… Tu me fais mal, gémit-elle avec une petite grimace de douleur.
Il lui lâcha brusquement le bras, comme si son contact lui répugnait soudain, et lui prit le collier qu’il serra dans son poing.
— Depuis quand as-tu ce collier ? Quand te l’a-t-il donné ?
— Tout à l’heure. Juste avant que tu entres dans ma chambre.
— Combien de temps est-il resté ?
— Moins d’une minute. Il a frappé à la fenêtre, j’ai ouvert, il m’a fourré le collier dans la main sans un mot et il est aussitôt reparti.
— Dans quelle direction ?
— Vers le nord. Il s’est tout de suite enfoncé dans la forêt et, après, je ne sais pas.
Elle frotta un instant son poignet endolori avant de reprendre :
— Je comprends que tu sois choqué. Je l’ai été moi aussi quand il m’a donné le collier.
— Choqué ? répéta Bowie avec un petit rire sans joie. C’est le moins que l’on puisse dire, oui.
Merritt partageait sa colère, mais elle se trouvait très déstabilisée par le fait que cette colère semblait davantage dirigée contre elle que contre Saul.
— Quand il m’a donné ce collier, j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait de celui de ta mère. Mais, le temps que je me remette de ma surprise, il était déjà reparti.
Bowie plissa les yeux.
— Pourquoi te l’a-t-il donné ?
— Peut-être était-ce sa façon à lui d’exprimer ses remords… Il savait que je te le remettrais et il a sans doute pensé que ça me ramènerait à de meilleurs sentiments à son égard.
Il la toisa d’un œil froid.
— Donc, reprit-il, il avait ce collier en sa possession depuis deux ans ?
— Je le lui ai demandé, mais il ne m’a pas répondu. Comme je te l’ai dit, il est reparti sans un mot. Je ne suis même pas certaine qu’il ait entendu ma question.
— Qu’il t’ait entendue ou non ne change pas grand-chose. Comment croire un hors-la-loi ? De toute façon, la réponse semble évidente. Si ce collier était en sa possession aujourd’hui, c’est bien parce que c’est lui qui l’avait depuis deux ans. Je ne vois pas d’autre explication logique possible. Toi si ?
Merritt garda le silence ; elle non plus ne voyait pas d’autre explication. Elle avait beau être horrifiée par ce que cela impliquait, elle pensait qu’en effet cela tombait sous le sens.
Bowie s’avança d’un pas, le visage sévère.
— Avais-tu déjà ce collier en ta possession hier soir ?
— Bien sûr que non, voyons ! S’il me l’avait donné hier, je te l’aurais apporté aussitôt !
La dureté du regard de Bowie la fit frissonner.
Elle prit une profonde inspiration pour trouver le courage de poursuivre.
— Ce collier appartenait à ta mère. Pour quelle raison aurais-je voulu le garder ?
— Peut-être pour m’empêcher de découvrir le degré d’implication de ton demi-frère dans le meurtre de mes parents.
Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, elle fronça les sourcils.
— S’il avait le collier de ma mère, reprit Bowie d’une voix dure, ça ne peut signifier qu’une chose : qu’il a dû le lui retirer lui-même. Après qu’elle a été tuée.
— Non ! s’écria Merritt en portant une main à son cœur.
Elle refusait de croire Saul capable d’un acte aussi ignoble, mais elle voyait bien que Bowie, lui, était convaincu que c’était ainsi que les choses avaient dû se passer.
Et penser qu’il avait peut-être raison de le croire lui donnait la nausée…
Etait-ce pour cette raison que Saul n’avait jamais parlé de ce collier jusqu’à ce matin ?
Il savait qu’elle avait été amie avec Ruby et que, si elle avait su son implication dans la mort de son amie, elle serait elle-même allée le dénoncer au shérif.
Saul savait cela, sans l’ombre d’un doute.
Bowie, en revanche, l’ignorait.
— Si j’avais ne fût-ce que « soupçonné » une chose pareille, je serais aussitôt venue te trouver. Sans même une seconde d’hésitation, crois-moi. Ruby était mon amie, Bowie. Bien avant que je ne fasse ta connaissance. Elle m’a accueillie à bras ouverts quand je suis arrivée dans cette ville, et son amitié m’a apporté un réconfort inestimable dans une période très difficile pour moi. Je lui en étais infiniment reconnaissante, et…
La gorge nouée par l’émotion, elle dut s’interrompre un instant.
— Si je te suis bien, reprit-elle d’une voix plus ferme, tu penses que je savais dès le début que Saul avait été plus qu’un « témoin » du meurtre de tes parents. Qu’il avait fait autre chose que ce pourquoi il avait été engagé, c’est-à-dire arrêter leur attelage. Je reconnais qu’il n’y a rien de glorieux à cela, mais il y a tout de même un monde entre le fait d’arrêter un attelage pour détrousser ses occupants et… assassiner de sang-froid deux personnes innocentes. Mesures-tu seulement l’énormité de ce que tu sous-entends ? Tu me soupçonnes de t’avoir dissimulé une part de la vérité pour que tu ne te rendes pas compte que mon demi-frère avait été complice d’un meurtre. C’est bien ça, n’est-ce pas ?
Elle marqua une nouvelle pause, le temps de prendre quelques profondes inspirations pour recouvrer son calme.
— Alors je te le répète, Bowie, une dernière fois. Hier soir, je t’ai dit tout ce que je savais. Absolument tout.
— Absolument tout ? répéta-t-il avec un ricanement méprisant. Vraiment ?
Oui, tout. Sauf qu’elle l’aimait.
Dieu merci, elle ne lui avait pas dit qu’elle l’aimait !
Une bouffée de colère monta soudain en elle.
— De toute évidence, tu ne me crois pas. Alors explique-moi le fond de ta pensée, je t’en prie. Pourquoi diable t’aurais-je menti ?
— Mais pour protéger ton demi-frère, bien sûr, comme tu viens de le dire. Parce que, malgré tout ce qu’il a pu vous faire, à toi et à ta famille, tu t’obstines à le protéger, envers et contre tout.
— Je t’ai déjà dit que j’avais décidé de ne plus l’aider, dit-elle d’une voix ferme, en détachant chaque syllabe.
— Mais oui, bien sûr…, railla Bowie.
Elle se redressa, piquée au vif.
— Tu me traites de menteuse, c’est ça ?
— Je dis que tu t’obstines à protéger quelqu’un qui a fait bien plus qu’arrêter l’attelage de mes parents.
— Pourquoi n’envisages-tu pas l’éventualité que Saul pourrait aussi avoir obtenu ce collier de Pettit ou d’Allen, sans jamais avoir posé la main sur ta mère ?
— Tu le protèges encore, à ce que je vois.
— Non !
Bowie la dominait de toute sa hauteur, l’air implacable.
— Si je me souviens bien, reprit-il, tu t’étais juré de ne jamais plus t’engager dans une relation amoureuse avec un homme de loi, non ? Parce qu’un homme de loi fait toujours passer son métier avant tout, c’est bien ça ? Pourtant, ça ne semble pas te poser de problème majeur de faire passer tes amis avant un homme avec lequel tu couches. Et avant la loi aussi, par la même occasion.
Elle secoua la tête en signe de dénégation, décidée à tenter une dernière fois de se défendre malgré son écœurement.
— J’ai voulu aider Saul, mais il m’a repoussée sans ménagement. Exactement comme tu es en train de le faire.
Bowie recula d’un pas, l’expression impénétrable.
— Je sais qu’il ne t’a pas donné ce collier récemment, mais il aurait très bien pu te l’avoir donné avant… avant qu’on ne fasse connaissance.
— Tout comme je pourrais très bien t’avoir dit la vérité ! s’écria-t-elle, soudain à bout. Je n’ai reçu ce collier qu’il y a quelques minutes à peine. Que faut-il que je fasse pour te le prouver ?
Une idée lui traversa soudain l’esprit.
— Attends un instant… Que veux-tu dire par : « Je sais qu’il ne t’a pas donné ce collier récemment » ?
— Je veux dire que s’il te l’avait donné au cours de ces dernières semaines, je l’aurais su aussitôt. Parce que tu étais surveillée.
— Surveillée ? répéta-t-elle, abasourdie. Tu m’as fait surveiller ?
— Non. Je m’en suis chargé moi-même.
— Parce que tu pensais que je ne t’avertirais pas si Saul me recontactait ?
— Au début, oui. Et, ensuite, parce que je voulais m’assurer que Hobbs n’était pas une menace.
Elle hocha lentement la tête.
— Je vois… Alors permets-moi de te poser une question. Pendant tout ce temps où tu m’as surveillée, as-tu vu quoi que ce soit qui puisse te conduire à penser que je ne te disais pas toute la vérité quand je te transmettais les informations de Saul ?
— Non.
— Alors pourquoi ne me crois-tu pas ?
Ses yeux s’agrandirent tout à coup, à l’instant où une pensée horrible se faisait jour dans sa tête.
— Tu refuses de me croire parce que tu ne me fais pas confiance. C’est ça ?
Comme il ne répondait pas, elle comprit qu’elle avait vu juste.
— Ainsi, tu voudrais que je mette ma confiance en toi alors que toi, de ton côté, tu refuses catégoriquement de faire la même chose avec moi…
Elle dut s’arrêter de nouveau, tant la douleur lui comprimait la poitrine.
— Parce que je n’ai pas de preuve, reprit-elle d’une voix sourde. C’est comme ça que tu juges les choses, en fait. Tu ne crois que ce que tu peux voir ou toucher. C’est bien ça ?
— Oui.
— J’en suis sincèrement navrée mais, dans ce cas, je ne peux rien t’apporter de plus. Rien d’autre que ma parole. Ce à quoi, de toute évidence, tu n’accordes aucune valeur.
— Tu pourrais me dire où Saul se cache.
Elle eut un petit rire amer.
— Vraiment ? Et qu’est-ce que ça changerait ? Qu’est-ce qui pourrait te prouver que je ne te mens pas ?
— Il n’en reste pas moins que, s’il te contacte, tu dois me le faire savoir. Tu en es bien consciente ?
Submergée par un terrible sentiment de découragement, Merritt soupira. Elle aurait beau lui promettre de le tenir au courant, ça ne changerait rien puisqu’il ne la croirait pas…
Elle le défia du regard.
— A présent, je vais te demander de sortir.
— Volontiers, répondit-il sèchement. Une dernière chose, tout de même. Je vais me lancer à la poursuite de Saul comme j’aurais dû le faire dès le début. Alors, si tu sais dans quelle direction il est parti ou bien où il compte aller se cacher, tu ferais mieux de me le dire maintenant.
— Pourquoi ne continues-tu pas tout simplement à me faire surveiller ? Ou à me surveiller toi-même ?
Il la foudroya du regard, puis se dirigea vers la porte à grandes enjambées. Avant de franchir le seuil, il s’arrêta et se tourna de nouveau vers elle.
— M’aurais-tu donné ce collier, si je ne t’avais pas prise sur le fait ?
— Prise sur le fait ? répéta-t-elle, incrédule. Tu oses dire que tu m’as « prise sur le fait », comme si c’était moi qui l’avais dérobé !
La colère la faisait suffoquer au point qu’elle dut, une fois encore, s’astreindre à inspirer profondément avant de poursuivre.
— Tu n’auras jamais aucun moyen de le savoir, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix douce.
Il pinça les lèvres et sortit sans répondre.
* * *
Pressé de se lancer à la poursuite de Saul, Bowie alla seller sa jument. Il avait envisagé d’aller chercher Quin pour lui demander son aide, mais ça lui aurait fait perdre un temps précieux. Il commença ses recherches sous la fenêtre de la chambre de Merritt et suivit les traces d’herbe foulée jusqu’à la colline qui s’étendait au nord, au-delà des limites de la ville. Merritt avait dit vrai, c’était bien dans cette direction que Saul était parti.
Des traces de sabots sur le sol et quelques branches cassées le conduisirent de l’autre côté de la colline, près de la rivière South Kiowa, où il perdit alors la trace du hors-la-loi. Plus aucune marque de sabots le long de la berge, rien. Il remonta la rivière pour demander à Muddy Newton, qui pilotait le bac permettant de franchir la rivière à cet endroit, s’il avait vu passer un cavalier.
Muddy lui répondit qu’il n’avait transporté personne depuis le lever du jour, ni vu de cavalier dans les parages.
A partir de là, Bowie continua à remonter vers le nord, contournant Cahill Crossing pour se diriger vers Phantom Springs.
Tout en chevauchant, il essayait sans succès de ne pas penser à Merritt.
Il était encore furieux à l’idée qu’elle avait voulu, une fois de plus, défendre son bon à rien de frère.
S’était-elle seulement rendu compte qu’il était tout autant capable d’avoir tué Earl et Ruby que ses acolytes, Pettit et Allen ?
Quoi qu’il en soit, elle n’était pas la seule à blâmer, hélas !
Lui aussi portait une part de responsabilité dans la mort de ses parents.
S’il n’avait pas refusé de les accompagner à Wolf Grove, ils seraient encore en vie. La présence d’un shérif à leurs côtés aurait dissuadé n’importe quel hors-la-loi de leur tendre une embuscade.
Il en était là de ses ruminations lorsqu’il atteignit Triple Creek. Il arrêta sa jument au bord de l’eau et souleva son Stetson pour essuyer son front trempé de sueur. Depuis son départ de chez Merritt, le soleil était monté dans le ciel et il faisait maintenant très chaud.
L’examen attentif des différentes empreintes visibles dans la terre boueuse de la berge lui confirma que, ces derniers temps, rien d’autre que du bétail n’était venu là.
Après avoir passé au peigne fin une portion de territoire s’étendant en arc de cercle du nord-ouest au nord-est de la jonction des trois cours d’eau, il décida de retourner à Cahill Crossing.
Il se sentait terriblement frustré de ne pas avoir retrouvé la trace de Bream mais, dès son arrivée en ville, il allait s’adjoindre quelques amis de confiance et repartir en chasse aussitôt. La journée était loin d’être terminée !
Sa frustration n’était cependant rien à côté du malaise qu’il ressentait en repensant à la façon dont il avait traité Merritt.
Plus il se rapprochait de la ville, plus la certitude d’avoir commis une erreur de jugement gravissime grandissait en lui. Il s’était vraiment comporté comme un sinistre imbécile, et le souvenir de la douleur qu’il avait lue dans les yeux de la jeune femme lui nouait l’estomac.
Comment avait-il pu mettre en doute un seul instant ce qu’elle lui avait dit à propos du passage éclair de Saul ce matin et de la façon dont il lui avait remis le collier ?
Il n’avait pas hésité à la croire lorsqu’elle était venue le voir, la nuit précédente, pour lui confier sa souffrance après avoir enfin découvert la vraie nature de Saul. Elle n’aurait pas pu feindre une telle détresse.
Et il l’avait crue aussi quand elle lui avait dit qu’elle venait à lui parce qu’elle lui faisait confiance… mais il avait été incapable de lui accorder la même confiance en retour.
Pourtant, il l’aimait. Cela faisait un certain temps déjà qu’il en avait pris conscience. Comment allait-il pouvoir la convaincre de cet amour, maintenant, après l’avoir traitée comme il l’avait fait ?
Un juron sonore lui échappa.
Il avait commis des erreurs dans sa vie. La plus tragique avait conduit à la perte de ses parents, et il ne voulait pas perdre Merritt aussi.
Il se rendait compte à présent qu’il s’en était pris à elle alors qu’elle n’était en rien responsable. Elle n’avait été que la messagère, l’intermédiaire entre son demi-frère et lui.
A sa propre décharge, il devait reconnaître que la vue du collier lui avait causé un tel choc qu’il en avait été aveuglé de colère et de douleur.
L’émotion l’avait submergé au point de le rendre incapable d’écouter ce que Merritt lui disait, de l’entendre vraiment.
L’espace d’un instant, il avait eu l’impression atroce de revoir sa mère morte, assassinée pour la seconde fois, et il s’était comporté de manière inqualifiable.
Il ne méritait pas le pardon de Merritt.
Et pourtant il allait le lui demander.
Il la supplierait, s’il le fallait, de lui pardonner ce moment d’égarement. De lui pardonner cette souffrance indicible qu’il lui avait causée en refusant de croire sa parole, quelques heures à peine après qu’elle lui avait donné la plus belle preuve de confiance qui soit…
* * *
Le soir tombait lorsque Bowie, Ace et Clancy rentrèrent de leur expédition de recherche. Bowie n’avait donné à ses amis qu’un minimum d’informations concernant Saul. Ils savaient qu’ils traquaient un hors-la-loi, et cela leur suffisait amplement.
Ils se séparèrent devant le bureau du shérif. Bowie mit pied à terre et jeta machinalement un coup d’œil en direction du Morning Glory. L’heure du dîner était passée, mais peu importait — il aurait sans doute été fraîchement accueilli.
Après avoir attaché sa monture au poteau de l’abreuvoir situé sur le côté du bâtiment, il prit dans sa sacoche de selle une petite serviette qu’il y laissait toujours.
Il actionna la pompe pour que sa jument puisse s’abreuver puis mit les mains sous le jet d’eau fraîche et s’en aspergea le visage et le cou. Tout en se séchant avec la serviette, il se dirigea vers les marches du perron. Il s’apprêtait à les monter lorsqu’il leva les yeux.
L’air à la fois calme et distant, Merritt se tenait devant la porte.
Il sentit son rythme cardiaque s’accélérer tandis qu’il montait les marches pour la rejoindre.
— Salut.
— Bonsoir, répondit-elle d’un ton froid.
— Je m’apprêtais justement à venir te parler.
— Moi aussi, j’ai quelque chose à te dire.
Peut-être n’aimait-elle pas non plus la façon dont ils s’étaient séparés…
Plein d’espoir, il passa près d’elle et lui ouvrit la porte.
— Entre…
— Inutile.
L’espoir de Bowie retomba tout à coup. A en juger par son maintien rigide et par la dureté de sa voix, elle n’était pas sortie pour se réconcilier. S’il voulait s’excuser, se dit-il, c’était maintenant ou jamais.
— Merritt, je…
— Je suis juste venue te dire que Saul voulait te rencontrer ce soir, à Triple Creek, lorsque la nuit sera tombée.
— Saul ? répéta-t-il, interloqué. A Triple Creek ? Mais j’en viens ! J’espérais l’y trouver. Je l’ai cherché partout, aujourd’hui. Où était-il ?
— Pas avec moi, en tout cas, répliqua-t-elle sèchement.
— Je ne pensais pas qu’il était avec toi, bredouilla-t-il aussitôt.
Sans même paraître l’avoir entendu, elle sortit de sa poche un morceau de papier qu’elle lui tendit.
— J’ai présumé que tu ne me croirais pas, alors je lui ai demandé de me le mettre par écrit.
— Je t’en prie…, murmura-t-il, de plus en plus mal à l’aise. Entrons plu…
— Et voici les précédentes notes qu’il m’avait laissées, coupa-t-elle en lui tendant deux autres morceaux de papier, pour que tu puisses comparer l’écriture.
Comme il continuait à la fixer sans accorder la moindre attention aux papiers qu’elle lui tendait, elle fronça les sourcils.
— Tu pourras vérifier que c’est bien lui qui les a écrites toutes les trois et cela devrait suffire à te prouver que je dis la vérité.
— Je n’ai pas besoin que tu me le prouves ! s’exclama-t-il.
Il prit une profonde inspiration avant de reprendre à voix plus basse :
— Je t’en prie, entrons pour que nous puissions en parler.
— Nous n’avons aucun besoin de parler. Ni de ça ni de quoi que ce soit d’autre.
— Ecoute, Merritt, je sais que tu dis la vérité. Toutes ces choses horribles que j’ai dites ce matin… je les regrette infiniment. Je donnerais n’importe quoi au monde pour ne jamais les avoir dites. Je sais que tu ne m’as pas menti. Je sais que tu serais incapable de mentir.
— Ravie de l’entendre. Parce que, en effet, je ne t’ai pas menti.
— Pourras-tu me pardonner ?
Il prit les papiers, les fourra dans la poche de son pantalon et tendit la main pour lui prendre le bras, mais elle recula.
En proie à un sentiment de frustration et d’impuissance, il soupira.
Comment lui faire comprendre ?
— Merritt…, commença-t-il d’une voix hésitante. Je sais que tu as toutes les raisons de m’en vouloir pour la façon dont je t’ai traitée ce matin, mais laisse-moi essayer de t’expliquer… A la seconde où j’ai vu le collier de Ma, j’ai eu tout à coup l’impression de la revoir morte devant moi. Pour la seconde fois… Alors, je t’en supplie, crois-moi si je te dis que je regrette infiniment de t’avoir blessée.
Le visage impassible, elle continua à le regarder sans rien dire.
— Merritt, je te présente mes excuses.
— Très bien. Je les accepte.
Il crut percevoir un léger tremblement dans sa voix, mais son soulagement fut de courte durée car elle tourna aussitôt les talons pour repartir. Il la retint par le coude, refusant de lâcher prise lorsqu’elle tenta de se dégager.
— Tu me pardonnes et, pourtant, tu t’en vas ?
— Il n’y a rien d’autre à dire.
Oh ! mais si !
— J’éprouve des sentiments pour toi, Merritt.
Un éclair douloureux traversa ses yeux verts.
— Toi aussi, tu ressens quelque chose pour moi. J’en suis certain.
Elle secoua la tête en signe de dénégation.
— Jamais tu ne te serais donnée à moi si tu n’avais pas aussi éprouvé des sentiments pour moi, insista-t-il d’une voix rauque.
Elle se libéra d’un mouvement brusque.
— Et pourtant, répliqua-t-elle, ce n’était pas suffisant, n’est-ce pas ?
Sa voix se brisa, et il vit ses yeux s’emplir de larmes.
— Je ne peux pas te donner ce dont tu as besoin, reprit-elle d’une voix altérée.
— Que veux-tu dire ? C’est de toi que j’ai besoin !
— Non, Bowie. Tu as besoin de quelqu’un qui puisse te fournir des preuves tangibles de sa loyauté et de ses sentiments. Et ça, je ne le peux pas. Parce que je n’ai rien d’autre que ma parole.
— Ce qui me suffit, Merritt, crois-moi. Ce matin, j’étais fou de colère. En plus, tu le sais, j’ai toujours considéré que j’étais en partie responsable de la mort de mes parents. Alors je me suis énervé contre toi, et j’ai eu tort. Je n’aurais jamais dû dire que je doutais de toi, parce que ce n’est pas le cas.
— Je suis heureuse de l’entendre, mais ça ne change rien.
Là-dessus, elle descendit les marches d’un pas vif.
Bowie aurait voulu l’empêcher de s’en aller, la prendre dans ses bras et l’emmener quelque part où il aurait pu l’aimer passionnément, pour lui prouver les sentiments qu’il éprouvait pour elle.
Quelle ironie cruelle ! Elle ne lui avait jamais demandé de lui prouver quoi que ce soit. Elle avait juste voulu qu’il croie aux sentiments qu’elle éprouvait pour lui…
Il la croyait, maintenant, mais c’était trop tard.
Il avait envie de la rattraper, mais il était conscient qu’elle avait besoin de temps pour s’apaiser.
Alors, pour s’empêcher de s’élancer à sa poursuite, il crispa les mains sur la balustrade de bois, à s’en faire blanchir les jointures.