Chapitre 2

Quelle était la véritable raison du retour de Bowie Cahill à Cahill Crossing ?

Merritt se posait encore la question le lendemain matin tandis que, peu avant l’aube, elle enfournait des bûches dans la cuisinière pour ranimer la flamme.

Lorsqu’elle eut terminé, elle traversa la cuisine pour se rendre dans la petite pièce attenante qui avait été ajoutée sur le côté de la maison. Elle y avait installé un simple lit de camp, pour pouvoir accueillir en dépannage quiconque en aurait besoin.

La raison du retour de Bowie Cahill ne la regardait bien sûr en rien. Pourtant, elle avait très envie de la connaître. Peut-être était-il revenu pour se réconcilier avec son frère aîné. La veille au soir, elle s’était attendue à ce qu’il reste dormir au ranch, malgré ce qu’il lui avait dit le matin même, mais elle l’avait entendu rentrer plus tard dans la soirée.

Adrianna, la femme de Quin, lui avait raconté quelque temps auparavant qu’une querelle familiale avait opposé les enfants Cahill le jour même de l’enterrement de Ruby et Earl, et que cela avait conduit au départ de la sœur et des deux plus jeunes frères. Pour qu’ils en arrivent là, ça avait vraiment dû être une querelle terrible.

Grâce aux liens d’amitié qui l’avaient unie à Ruby Cahill, elle savait déjà un certain nombre de choses concernant Bowie. Alors pourquoi diable éprouvait-elle soudain l’envie d’en apprendre davantage ?

Peut-être parce qu’elle avait ressenti une étrange émotion la première fois qu’elle l’avait vu — et, plus encore, lorsqu’il lui avait effleuré la joue pour enlever la farine qu’elle avait sur le visage…

En repensant à sa réaction, un peu plus tard, elle avait été bien obligée d’admettre que c’était la première fois depuis son mariage qu’elle réagissait de façon aussi intense face à un homme.

Allons, assez pensé à M. Bowie Cahill, maintenant !

Elle jeta un coup d’œil dans la petite annexe pour voir si Lefty Gorman, qui y échouait parfois lorsqu’il avait trop bu, y avait dormi cette nuit. Le lit était vide.

Quittant la cuisine, elle passa dans la salle à manger pour aller ouvrir la porte qui, à l’arrière de la maison, donnait accès à la galerie. Elle y avait plus d’une fois retrouvé Lefty, les soirs où il rentrait trop soûl pour pouvoir même atteindre la petite pièce derrière la cuisine. Parfois, aussi, il passait tout simplement la nuit vautré sur la couchette d’une des cellules de la prison locale.

Elle sortit sur la galerie. Empestant le whisky, Lefty était affalé contre le mur, ses longues jambes étendues devant lui, et ronflait comme un sonneur.

Il lui avait un jour raconté qu’il possédait naguère une affaire florissante dans le Missouri, et qu’il s’était retrouvé ruiné à la suite de la panique financière qui avait balayé le pays en 1873. Après cela, il avait commencé à boire, plongeant dans une spirale infernale ; il avait perdu sa femme, ses enfants, sa maison. C’est ainsi qu’il avait décidé de quitter le Missouri et de venir au Texas. Il était arrivé à Cahill Crossing à peu près à la même époque qu’elle.

Il effectuait de temps en temps de menus travaux d’entretien dans la maison, mais, hélas ! il lui arrivait encore de boire périodiquement. Dieu merci, l’alcool ne le rendait pas agressif. Il l’aidait juste à oublier, l’espace de quelques heures.

— Oh ! Lefty…, murmura-t-elle.

Ce pauvre homme lui inspirait une infinie compassion. Elle se serait sentie incapable de lui fermer sa porte, alors qu’elle savait d’expérience qu’une vie pouvait être détruite en l’espace d’une seconde.

Après la mort de son mari, elle aussi avait été tentée de boire pour oublier.

C’était en escortant un prisonnier accusé de meurtre que Seth avait été tué. Alors que lui-même et deux autres Texas Rangers conduisaient leur prisonnier jusqu’à Austin pour qu’il y soit jugé, ils étaient tombés dans une embuscade tendue par des complices.

Le pire de tout, aux yeux de Merritt, c’était que son mari n’avait même pas été désigné pour assurer ce convoyage. Seth s’était porté volontaire, et il s’était fait tuer en accompagnant un hors-la-loi qui n’aurait même pas dû être sous sa responsabilité.

Finalement, elle n’avait pas, comme ce pauvre Lefty, sombré dans l’alcoolisme pour oublier. Chez elle, c’était la colère qui avait pris le dessus.

S’agenouillant devant l’homme endormi, elle lui tapota doucement l’épaule.

Il ouvrit un œil vague.

— Miss Dixon…, marmonna-t-il.

— Venez avec moi, Lefty. Vous allez boire un café.

— ‘cord, miss Dixon, fit-il d’une voix pâteuse en essayant de se redresser.

Tout en entrouvrant la porte du bout du pied, elle le saisit par le bras. Le faire se lever ne fut pas une mince affaire, mais elle y parvint et réussit à le faire entrer.

— ‘solé, miss Dixon, dit Lefty qui titubait.

De toute évidence, le seul fait de mettre un pied devant l’autre représentait pour lui un effort surhumain.

Elle lui passa un bras autour de la taille, et chancela lorsqu’il se laissa aller contre elle de tout son poids.

— ‘solé de vous décevoir encore, miss Dixon…

— Mais non, vous… ne m’avez pas déçue, répondit-elle en haletant sous l’effort qu’elle devait faire pour le maintenir debout. Continuez à avancer jusqu’à la table.

Il s’exécuta, plein de bonne volonté, mais lui marcha sur le pied. Elle grimaça de douleur.

— La prison était pleine, dit-il en matière d’excuse.

Merritt hocha la tête et s’efforça de garder l’équilibre tout en le faisant avancer.

Tout à coup il trébucha, la propulsant contre le mur.

— Ouch ! fit-il en glissant au sol.

Elle tenta sans succès de le retenir. En soupirant, elle massa un instant sa hanche endolorie en songeant qu’elle allait sans doute avoir un beau bleu. Puis elle s’agenouilla une nouvelle fois devant lui, lui agrippa les poignets et tira jusqu’à ce qu’elle réussisse à le faire mettre en position assise.

— Désolé, miss Dixon… Ça va ?

— Mais oui, ça va. Allez, encore un effort. Vous verrez, ça ira beaucoup mieux quand vous aurez bu du café bien fort.

Elle commençait à se demander comment elle allait pouvoir l’amener jusqu’à la table s’il ne parvenait pas à tenir debout seul.

— Essayez de vous lever. Vous croyez que vous allez y arriver ?

— Oui.

Malgré plusieurs tentatives, il ne réussit qu’à se redresser sur un genou.

Merritt se pencha vers lui.

— Essayez de vous caler contre le mur. Je vais compter jusqu’à trois et alors je vous tirerai. Vous vous aiderez du mur pour vous redresser. D’accord ?

Il hocha la tête.

Elle se releva et le prit par le bras.

— Attention… Un, deux, oh !

Deux mains solides l’avaient saisie par la taille pour l’écarter de Lefty.

Elle se retourna vivement et se trouva face à face avec Bowie Cahill.

Il jeta un coup d’œil à Lefty avant de reporter son attention sur elle.

— Ça vous arrive souvent de faire entrer des hommes soûls chez vous ?

N’appréciant pas du tout son ton, elle leva le menton et le défia du regard.

— Chaque fois que je le juge nécessaire.

— Je vois. En tout cas, on dirait que vous avez besoin d’aide. Qu’étiez-vous en train d’essayer de faire, au juste ?

— De l’emmener s’asseoir à table pour lui faire boire un café.

— Est-ce votre pensionnaire, M. Wilson ?

— Non, pas du tout. C’est Lefty. Il… il dort parfois ici. Ce matin, je l’ai trouvé sur la galerie de derrière.

Lefty plissa les yeux.

— Je ne suis pas complètement soûl, vous savez, protesta-t-il d’une voix pâteuse à l’intention de Bowie.

Bowie hocha la tête sans même daigner répondre. Il se baissa et aida Lefty à se redresser puis le souleva de terre sans le moindre effort apparent, pour le porter jusqu’à la table.

Merritt le suivit, incapable de détacher les yeux du dos puissant dont les muscles tendaient la chemise de manière impressionnante. Quelle carrure !

Elle se reprit et se hâta de le contourner pour pouvoir tirer une chaise. Pendant que Bowie y asseyait Lefty, elle se plaqua contre le mur.

— Merci, lui dit-elle avec un sourire.

— Je vous en prie.

— Je vais chercher le café.

Alors qu’elle s’apprêtait à se diriger vers la cuisine, elle fut stoppée net dans son élan et se retourna, sourcils froncés. Lefty était assis sur un pan de sa jupe. Elle tira dessus, sans parvenir à le libérer.

Luttant visiblement pour réprimer un sourire, Bowie pencha légèrement Lefty vers l’avant et dégagea le tissu de sa main libre.

Au lieu de laisser retomber le tissu, il le garda en main et elle vit son regard se fixer sur ses mollets momentanément découverts.

Se sentant rougir de confusion, elle tira vivement sur sa jupe que Bowie se décida enfin à lâcher.

— Et voilà, dit-il d’une voix grave.

— Merci, balbutia-t-elle tout en se hâtant vers la cuisine.

Vraiment, quelle impudence d’avoir ainsi gardé les yeux rivés sur mes jambes ! fulmina-t-elle, offusquée.

Ce n’était toutefois pas le plus grave. Ce qui la choquait encore plus, c’était l’intensité du trouble qu’elle avait ressenti. Cela la contrariait au plus haut point. Bon sang ! Mais que lui arrivait-il ? Venait-elle tout à coup de se réveiller après ces quelques années d’indifférence absolue au genre masculin ?

Une chose lui semblait sûre, en tout cas : elle était loin d’être indifférente au charme de Bowie Cahill.

Elle prit soin d’envelopper d’une serviette la poignée de la cafetière pour ne pas se brûler puis retourna dans la salle à manger.

— En voulez-vous aussi ? demanda-t-elle à Bowie en évitant de croiser son regard.

— Volontiers, merci, répondit-il en s’asseyant à l’autre bout de la table.

Merritt sortit du buffet qui se trouvait derrière elle deux tasses qu’elle remplit. Elle en posa une devant Bowie et l’autre devant Lefty dont elle secoua doucement l’épaule.

Il leva la tête et plissa les yeux, dans un effort manifeste pour fixer son attention sur elle.

— Allez, Lefty, buvez ce café. Ça vous fera du bien.

Il regarda un instant la tasse délicate avant de se décider à la prendre avec précaution dans ses mains tremblantes.

Elle attendit qu’il en ait bu quelques gorgées avant de prendre une tasse pour elle-même et de se servir à son tour.

— Je vais cuire les pancakes et les œufs, et je reviens, reprit-elle en posant la cafetière sur la table.

Heureuse d’échapper au regard sombre de Bowie Cahill, elle repartit d’un pas vif vers la cuisine

Elle venait de mettre deux poêles à chauffer et s’apprêtait à y verser de la pâte à pancakes lorsqu’une voix grave derrière elle la fit sursauter.

— C’est une bien belle cuisine que vous avez là.

— Oh ! Je… Merci.

Sa tasse de café à la main, Bowie se tenait appuyé à l’encadrement de la porte et balayait tranquillement la pièce des yeux.

Merritt remarqua à cet instant qu’il avait la même mâchoire volontaire que son frère aîné. Un peu déstabilisée, elle chercha fébrilement quelque chose à dire.

— J’ai laissé la clé de votre chambre sur votre table de chevet hier soir, l’avez-vous trouvée ?

— Oui, merci.

On ne pouvait pas dire qu’il était du genre loquace…

— J’espère que vous avez bien dormi.

— Fort bien.

Il avait une voix très grave, un peu rauque, qu’elle trouvait de plus en plus troublante.

Tout comme elle trouvait de plus en plus agaçant de réagir si intensément aux moindres faits et gestes de cet homme…

Pourquoi diable l’avait-il suivie dans la cuisine ?

— Vous êtes satisfait de votre chambre ?

— Tout à fait. Mais il doit y avoir un petit problème avec la guillotine de la fenêtre. Je n’ai pas réussi à la maintenir ouverte.

— Mon Dieu ! J’espère que vous n’avez pas trop souffert de la chaleur. En ce moment, les nuits sont à peine plus fraîches que les jours.

— Ne vous inquiétez pas, dit-il aussitôt avec un sourire. J’ai très bien dormi.

— Je vais faire réparer cette fenêtre.

— Ce n’est sans doute pas grand-chose. J’y jetterai un coup d’œil ce soir en rentrant.

Par principe, Merritt avait toujours refusé de laisser ses pensionnaires s’impliquer d’une manière ou d’une autre dans les tâches qu’elle avait à gérer, qu’il s’agisse de travaux d’entretien, d’aide à la préparation des repas ou de corvées quelconques. Elle jugea toutefois inutile de l’expliquer à Bowie et nota dans un coin de sa tête de penser à monter voir dès que possible quel était le problème.

Lorsqu’il porta sa tasse à ses lèvres pour boire une gorgée de café, elle ne put s’empêcher de remarquer la taille impressionnante de sa main. La tasse y disparaissait presque entièrement !

— Combien serons-nous à prendre le petit déjeuner ce matin ?

— Nous trois et M. Wilson.

Comme le silence retombait, elle éprouva le besoin de le meubler.

— Vous cuisinez ? demanda-t-elle avec un sourire.

— Pas mal, oui. En tant que célibataire, j’y suis bien obligé.

Merritt se rappela alors que Ruby Cahill lui avait dit que Bowie avait quitté le ranch familial quatre ans plus tôt, à cause d’une femme.

Elle lui jeta un coup d’œil à la dérobée en se demandant ce que cette femme avait bien pu faire pour qu’un homme d’apparence si solide et si inébranlable en arrive à quitter la maison familiale.

— J’ai eu l’impression, hier, reprit-il soudain de sa voix grave, que vous êtes assez bien informée de ce qui se passe en ville.

— Si on veut, répondit-elle tout en retournant ses pancakes.

— Vous accueillez beaucoup de visiteurs occasionnels ou s’agit-il en majorité de pensionnaires permanents ?

— Je reçois quelques personnes de passage. Celles qui ne peuvent pas se permettre de loger à l’hôtel Porter et encore moins au Château Royal.

Se demandant pourquoi il lui posait ce genre de questions, elle fit glisser les pancakes sur une assiette et prit sur le buffet le bol contenant les œufs.

— J’ai parlé à Quin, hier. Il m’a mis au courant d’un certain nombre de choses, y compris le fait qu’il avait été arrêté pour meurtre. Vous connaissiez l’homme qu’on l’a accusé d’avoir tué ?

— Non.

Elle cassa plusieurs œufs dans la poêle et commença à les remuer avec une cuiller de bois.

— Je crois d’ailleurs qu’en fait personne ne le connaissait. Son corps a été exposé pendant une journée entière chez l’entrepreneur de pompes funèbres pour qu’un maximum de gens puissent passer le voir, mais personne n’est parvenu à l’identifier. Vous avez interrogé le shérif Hobbs à ce sujet ?

— Pas encore, non, mais je compte le faire aujourd’hui même.

— Vous êtes le frère de Quin Cahill ? demanda alors Lefty depuis la salle à manger.

Bowie lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Oui.

— En général, expliqua Merritt à voix basse, Lefty va passer la nuit sur l’une des couchettes de la prison, le temps de dessoûler. Cette fois, il n’a pas pu le faire parce qu’en ce moment le shérif Hobbs héberge deux prisonniers. Ils ont été arrêtés pour avoir volé du bétail et allumé des feux sur le ranch de votre frère et sur celui d’Addie. Peut-être qu’eux sauraient quelque chose qui pourrait vous aider.

— Quin leur a déjà parlé et ils ont juré leurs grands dieux qu’ils n’avaient rien à voir avec le meurtre de cet homme.

Il l’observa un instant de son regard bleu sombre.

— Et vous ? Que savez-vous au sujet de ces deux prisonniers ?

— Pas grand-chose. Simplement que l’un d’eux travaillait pour le ranch de votre frère, je veux dire de votre famille, et que l’autre pour celui d’Addie.

— Quoi qu’il en soit, je vais leur rendre une petite visite. Il y a forcément quelqu’un quelque part qui connaît l’identité de l’homme que Quin a été accusé d’avoir tué.

— Il s’appelle Pettit, dit Lefty qui semblait avoir repris du poil de la bête.

— Comment connaissez-vous le nom de cet homme ? lui demanda Bowie en retournant dans la salle à manger. C’est quelqu’un que vous fréquentiez ?

Merritt le suivit, la poêle d’œufs à la main.

— J’ai entendu le shérif Hobbs le dire.

Bowie fronça les sourcils.

— Vous êtes sûr que le shérif parlait de l’homme que mon frère a été accusé d’avoir tué ?

Lefty fixa un instant la table devant lui.

— Eh bien… C’était le soir où le shérif a fait sortir votre frère de prison. Juste après, en fait.

— Vous en êtes certain ?

— Euh… je crois bien que oui.

— J’ai besoin que vous en soyez certain, insista Bowie.

Décidément, il a beau ne plus porter l’étoile, se dit Merritt, il n’en continue pas moins à se comporter en shérif.

Elle posa la main sur l’épaule de son ami.

— Réfléchissez bien, Lefty, c’est important.

— Alors ? demanda Bowie après plusieurs secondes d’un lourd silence.

— Le problème… c’est que je pourrais pas le jurer. Peut-être que je l’ai rêvé, en fait. Ça m’arrive quelquefois, vous savez, admit Lefty avec un haussement d’épaules désabusé.

Bien que le visage de Bowie n’exprimât aucune émotion, Merritt perçut sa déception.

Elle admira le fait qu’il garde son calme face à Lefty.

— Eh bien, ça nous donne au moins quelque chose par où commencer, conclut-il.

— En quoi est-ce que ça pourrait vous aider ? s’étonna Lefty.

— Avoir le nom de cet homme devrait m’aider à trouver plus facilement quelqu’un qui l’a connu.

— Et peut-être aussi, intervint Merritt, à découvrir pourquoi il était à Phantom Springs en même temps que votre frère.

Bowie se tourna vers elle, sourcils froncés.

— Que savez-vous au juste de toute cette histoire ?

— Seulement ce qu’Addie m’en a raconté. Elle et votre frère sont pratiquement convaincus que l’homme qui a été tué est celui qui avait envoyé la lettre anonyme pour fixer ce rendez-vous à Quin.

Comme il semblait se détendre un peu, Merritt se demanda si c’était pour cela qu’il était revenu à Cahill Crossing, pour enquêter sur les ennuis qu’avait son frère.

Elle le vit jeter un coup d’œil à l’horloge murale.

— A quelle heure le shérif commence-t-il sa journée, en général ?

— Vers 8 heures.

— Parfait. Eh bien, je serai là quand il arrivera.

Se rappelant tout à coup qu’elle avait interrompu la préparation du petit déjeuner, Merritt retourna dans la cuisine remettre la poêle des œufs sur le fourneau pour terminer leur cuisson. Elle y remit aussi les pancakes pour les réchauffer.

— Vous retournerez à Deer County quand vous aurez découvert ce que vous voulez savoir à propos de cet homme ? demanda-t-elle à Bowie sans lever les yeux de ses pancakes.

Comme il ne répondait pas, elle lui jeta un coup d’œil et s’aperçut alors qu’il l’observait en silence, l’air contrarié.

— Je ne me rappelle pas vous avoir dit que je venais de Deer County, dit-il enfin d’une voix sourde.

— Non, en effet. C’est votre mère qui me l’avait dit. C’est un secret ?

— Pas précisément, non. Je suppose que maman et vous discutiez souvent ensemble ?

— Oui.

Il ne parut pas apprécier cette réponse non plus.

— En fait, reprit-il après une brève hésitation, comme à regret, je ne suis pas encore certain de ce que je vais faire. Je doute fort que les autorités de Deer County gardent longtemps vacant le poste que j’occupais.

— Ruby, en tout cas, aurait été soulagée de vous voir rendre votre étoile de shérif.

— Pour reprendre ma place au ranch ? rétorqua-t-il.

Surprise par la vivacité de sa réaction, Merritt le dévisagea un instant.

— Pas nécessairement, non. Je crois surtout qu’elle aurait aimé vous voir faire quelque chose qui ne mette pas constamment votre vie en danger.

Il marmonna quelque chose d’indistinct et, bien qu’il parût se détendre un peu, Merritt se dit qu’il n’aimait pas parler de son travail.

Ou alors, tout simplement, n’aimait-il pas parler avec elle. Et sans doute n’avait-il pas envie qu’on lui rappelle la mort de sa mère. Comment aurait-on pu le lui reprocher ?

— Voilà ! Le petit déjeuner est prêt ! s’exclama-t-elle d’un ton enjoué pour détendre l’atmosphère.

Elle passa devant lui avec un plat de pancakes et un autre d’œufs brouillés.

Il lui emboîta le pas et, une fois devant la table, fit glisser la cafetière sur le côté pour qu’elle puisse poser les plats.

— Merci, dit-elle avec un sourire.

— Je vous en prie.

Il tira une chaise pour qu’elle s’asseye, et elle s’exécuta, mortifiée de sentir une fois encore le rouge lui monter aux joues.

Mais enfin, qu’est-ce qui lui arrivait ? C’était horripilant, cette nouvelle manie qu’elle avait de rougir à tout bout de champ comme une adolescente ! Il allait vraiment falloir qu’elle se reprenne.

Et qu’elle apprenne à contrôler ses réactions face au bien trop séduisant M. Cahill !

*  *  *

Bowie n’arrêtait pas de repenser à la façon si délicieuse dont son hôtesse avait rougi lorsque sa jupe s’était retrouvée coincée tout à l’heure.

D’accord, il aurait sans doute dû la laisser retomber aussitôt après l’avoir dégagée, et sans doute aussi faire comme s’il n’avait pas vu les ravissantes jambes de Merritt Dixon, mais à quoi bon faire semblant ? Non seulement il les avait vues, mais il aurait aimé en voir bien davantage.

Hélas ! ça ne risquait pas d’arriver.

Concentre-toi sur ce que tu as à faire ! s’ordonna-t-il en montant les marches de la petite maison de bois qui abritait à la fois la prison et le bureau du shérif.

Comme il faisait déjà chaud, la porte avait été laissée ouverte. Il retira son chapeau et entra dans la pièce meublée d’un bureau en chêne, de quelques chaises et d’un poêle à bois. Des affiches représentant des hors-la-loi recherchés étaient fixées aux murs.

L’homme brun assis derrière le bureau se leva pour l’accueillir. Malgré l’étoile de métal accrochée à sa veste, Tobias Hobbs faisait plutôt penser à un joueur de poker qu’à un homme de loi.

— Content de vous revoir, Bowie ! Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de votre retour ?

Bowie serra la main que le shérif lui tendait.

— Je suis venu rendre visite à mon frère.

— Comment se porte-t-il ? Je n’ai pas encore eu le temps de passer le voir depuis qu’il a été blessé.

— Il se remet. En fait, c’est à son sujet que je suis venu vous voir.

— Vraiment ? fit Hobbs avec un sourire. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire, sachez que je serai toujours ravi d’aider un confrère, shérif.

— Je vous en remercie par avance. Voilà ce qui m’amène… Quin m’a dit hier qu’on ne connaissait pas le nom de l’homme qu’on l’a soupçonné d’avoir tué. Or, j’ai appris depuis qu’il pourrait s’agir d’un dénommé Pettit. J’ai pensé que vous aimeriez le savoir.

Il vit une lueur s’allumer dans le regard de Hobbs, mais elle disparut trop vite pour qu’il puisse en identifier la nature.

— Eh bien ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que vous allez vite en besogne, remarqua-t-il avec un bref hochement de tête. Je viens moi-même d’apprendre exactement la même chose. Il s’agit bien en effet d’un dénommé Pettit. Vernon Pettit, plus précisément.

Donc, Lefty avait bien entendu, songea Bowie. Il se demanda pourquoi Hobbs n’avait pas jugé bon d’en informer Quin, mais le shérif ne lui laissa pas le temps de poser la question.

— Je comptais aller voir votre frère au ranch pour lui annoncer la nouvelle, reprit-il, mais je n’en ai pas encore eu le temps.

— Ne vous en faites pas pour ça et inutile de vous déranger, répondit Bowie. Je le lui dirai moi-même. A part ça…, ajouta-t-il en tapant légèrement son chapeau sur la jambe de son jean, je me demandais aussi si vous auriez du nouveau au sujet de l’homme que Quin a tué il y a quelques jours. Celui qui l’a blessé…

Hobbs hocha la tête une fois de plus.

— Justement, oui. Il s’appelle Huck Allen.

— Parfait. Je transmettrai l’information à Quin. Mais dites-moi : comment avez-vous réussi à découvrir l’identité de ces deux hommes ?

— Oh ! En posant des questions un peu partout dans les environs. Sidney, le barman du Hell’s Corner, a reconnu Pettit comme étant passé quelquefois dans son saloon. Et, en effet, l’un des habitués connaissait son nom. Quant à l’autre, Allen, son visage me disait quelque chose et j’ai fini par le retrouver sur un avis de recherche daté de l’année dernière. Je ne sais d’ailleurs pas où je l’ai fourré, je n’arrive plus à remettre la main dessus.

— Excellent, félicitations. Quin m’a aussi dit que vous aviez en ce moment deux hommes en cellule.

— Oui, ceux que lui-même et votre belle-sœur ont coincés.

— J’aimerais leur parler…

— A propos des problèmes qu’ils ont causés à Quinn et à Addie ? Ou alors pour savoir s’ils savent quoi que ce soit au sujet des lettres anonymes que votre frère a reçues pour ces fameux rendez-vous secrets ?

Bowie fronça les sourcils.

— Vous êtes au courant de ça aussi ?

— Je sais juste que Quinn a reçu deux lettres anonymes, chacune lui donnant rendez-vous dans un endroit différent. Il n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il avait été contacté, et je n’ai rien pu découvrir moi non plus à ce propos.

Hobbs mettait-il vraiment dans ses recherches toute l’énergie requise ? se demanda Bowie. Il jugea préférable de ne pas lui poser la question.

Quin et lui étaient tombés d’accord sur un point essentiel : ils ne voulaient pas que quiconque sache quoi que ce soit des soupçons qu’ils nourrissaient désormais sur les circonstances de la mort de leurs parents. Maintenant qu’avait été soulevée l’éventualité qu’il puisse s’agir d’un meurtre, il allait reprendre personnellement l’enquête, et il comptait bien le faire seul.

— J’aimerais quand même échanger quelques mots avec vos prisonniers, reprit-il d’un ton détaché.

Il eut un instant l’impression que Hobbs allait refuser, puis il parut se raviser.

— Si vous y tenez…, dit-il avec un haussement d’épaules désabusé. Je pense que c’est une perte de temps mais, après tout, c’est votre temps que vous perdrez, et pas le mien. Pas vrai ?

Il ouvrit une porte séparant le bureau des cellules et désigna l’homme barbu qui occupait la première.

— Celui-ci, c’est Ezra Fields. Il travaillait pour votre ranch.

Il indiqua ensuite la cellule voisine dans laquelle se tenait un petit brun râblé.

— Lui, c’est Chester Purvis.

Fields se leva de la couchette sur laquelle il était assis, déployant lentement sa silhouette longiligne tout en frottant sa barbe broussailleuse.

— Qui êtes-vous ? grommela-t-il d’un ton peu amène.

— Le shérif Cahill, répondit Hobbs avant que Bowie ne puisse le faire. Il veut vous parler à tous les deux.

Bowie ne jugea pas utile de dire à Hobbs qu’il avait rendu son étoile pour une période indéterminée.

— Cahill ? répéta Fields en détaillant Bowie d’un œil soupçonneux. Les Cahill du ranch ? Vous faites partie de la famille ?

— Exact. J’ai entendu dire que vous aviez travaillé pour nous quelque temps.

— Ouais.

— Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez décidé de causer tant d’ennuis à mon frère ?

— Pour l’argent, comme je l’ai déjà dit. On gagnait beaucoup plus à suivre les instructions données par ces lettres anonymes qu’à se crever en travaillant pour votre frère.

— Je vois…

Bowie tourna alors son regard vers Purvis.

— Est-ce que l’un de vous connaissait l’homme que mon frère a été accusé d’avoir tué lors du premier rendez-vous ? Et celui qu’il a tué, après avoir été lui-même blessé, lors du second rendez-vous ?

Les deux hommes nièrent d’un même mouvement de tête.

Il essaya alors de poser la question d’une manière différente, pour tenter de provoquer chez eux une réaction quelconque.

— Et l’un de vous connaît-il un dénommé Pettit ?

Nouveau signe de dénégation.

— Et un nommé Huck Allen ?

Fields s’approcha alors des barreaux qu’il agrippa en le fixant d’un œil mauvais.

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces questions ? C’est qui, ces types dont vous parlez ?

— Alors c’est non ? insista Bowie.

— C’est non, répondit Fields.

— Moi non plus, je les connais pas, ces types, renchérit Purvis.

Aucun des deux hommes n’avait eu la moindre réaction à l’énoncé des noms que Bowie avait donnés, ce qui tendait à prouver qu’en effet ils ne connaissaient ni Pettit ni Allen.

Purvis écarta de ses yeux une mèche de cheveux qui le gênait.

— Et qu’est-ce qu’ils ont fait, ces types ?

Bowie ne répondit pas ; il se contenta de jeter un coup d’œil à Hobbs.

— C’est tout, merci.

Il retourna dans le bureau, suivi par le shérif.

— Merci de votre coopération, dit-il lorsque Hobbs eut refermé la porte derrière eux.

— Désolé que vous n’ayez rien appris. Croyez bien que c’est très frustrant pour moi aussi.

Se gardant bien de dire qu’au contraire il était très satisfait, Bowie se borna à répondre d’un haussement d’épaules résigné. Non seulement il avait obtenu confirmation de l’identité de Pettit, mais il avait appris le nom de l’homme que Quin avait abattu. C’était bien plus que ce avec quoi il était arrivé quelques minutes plus tôt.

— En tout cas, merci pour votre aide, fit-il en se dirigeant vers la porte.

— J’ai entendu dire que vous logiez au Morning Glory, remarqua Hobbs en l’accompagnant jusqu’au seuil.

Bowie acquiesça d’un hochement de tête en se demandant où il avait obtenu cette information.

— Merritt est une fille tout à fait charmante.

— On le dirait, oui, approuva sobrement Bowie, un peu étonné qu’il semble vouloir poursuivre cette conversation.

— De plus, elle est excellente cuisinière, ajouta Hobbs.

Bowie l’observa un instant. Puisque le shérif semblait lancé sur le sujet de miss Dixon, peut-être pourrait-il lui dire ce qu’il savait d’elle.

— Vous la connaissez bien ? s’enquit-il.

— Pas aussi bien que je le souhaiterais, si vous voyez ce que je veux dire, répondit Hobbs.

Bowie voyait d’autant mieux que le clin d’œil par lequel le shérif avait conclu sa déclaration ne laissait aucun doute sur la nature de l’intérêt qu’il portait à Merritt Dixon.

— C’est vraiment une fille bien, reprit Hobbs, décidément intarissable sur le sujet. Qui a pour elle beaucoup… d’atouts, ajouta-t-il avec un petit rire en écartant les mains devant lui à hauteur de poitrine.

Là, il dépassait les bornes ! Bowie le toisa d’un œil froid pour lui signifier qu’il trouvait ses allusions grivoises tout à fait déplacées.

Saisissant le message, Hobbs toussota pour se donner une contenance et salua son visiteur d’un vague signe de la main avant de retourner dans son bureau.

Bowie lui rendit son salut, remit son Stetson, et s’éloigna à grandes enjambées.

Les commentaires égrillards du shérif concernant sa logeuse l’avaient exaspéré. Il ignorait pour ainsi dire tout de Merritt Dixon, mais le peu qu’il en savait lui suffisait pour la classer parmi les femmes bien. Il avait donc trouvé choquant d’entendre le shérif vanter ses « atouts ». Très choquant, même.

La vivacité de sa réaction le choquait aussi, d’ailleurs.

C’était bien joli de s’offusquer des remarques de Hobbs, songea-t-il, mais ne faisait-il pas preuve lui-même d’une certaine hypocrisie ? N’avait-il pas, lui aussi, remarqué combien la silhouette de Merritt Dixon était séduisante ? N’avait-il pas constaté tout à l’heure, en l’aidant à relever Lefty, à quel point sa taille était fine et souple ? Et admiré le galbe de ses jambes quand l’ivrogne s’était assis sur sa jupe ?

Oui, bien sûr. Mais il y avait tout de même une différence de taille entre remarquer les « atouts » d’une femme et échanger avec un autre homme ses impressions à ce sujet !

Oui, vraiment, les commentaires de Hobbs l’avaient exaspéré.

Cela dit, indépendamment de toute considération sur le physique de miss Dixon, il n’en restait pas moins qu’il aurait bien aimé en apprendre plus sur elle, d’autant qu’il s’apprêtait à loger sous son toit pendant un certain temps.

Et puis, autant l’avouer, le fait qu’elle en sache plus sur lui que lui sur elle ne lui plaisait pas.

Ce matin, en tout cas, il avait au moins appris une chose : cette inconsciente recueillait des alcooliques chez elle.

Connaissait-elle bien ce Lefty ?

Dans l’exercice de son métier, il avait souvent rencontré des alcooliques violents. Celui-ci ne lui avait pas paru dangereux, mais…

Il songea tout à coup qu’il connaissait une personne susceptible de lui fournir en toute discrétion des informations sur Merritt Dixon — et peut-être même aussi sur son ami Lefty.

Ace Keating.

Il s’était lié d’amitié avec Ace quatre ans auparavant, lors de son arrivée à Deer County.

Ace était alors le shérif du comté. Bowie avait posé sa candidature pour devenir son adjoint, et les deux hommes s’étaient tout de suite bien entendus. A l’époque, Ace exerçait à Deer County depuis déjà près de dix ans et Bowie s’était considéré très chanceux de pouvoir être formé par un homme ayant une telle expérience.

Mais, deux ans après le début de leur collaboration, Ace avait décidé de mettre un terme à sa carrière de shérif pour faire ce dont il rêvait depuis très longtemps, ouvrir une sellerie. Le travail du cuir l’avait toujours passionné et il estimait le moment venu de transformer son passe-temps en véritable métier.

Bowie lui avait parlé de Cahill Crossing. L’idée d’une ville en pleine expansion établie sur le tout nouveau tracé du chemin de fer l’avait séduit, et il y avait vu l’endroit idéal pour commencer une nouvelle vie.

Ace était donc parti pour s’installer à Cahill Crossing, tandis que Bowie prenait sa place en tant que shérif de Deer County.

Ils n’avaient eu aucun contact pendant ces deux dernières années. Après la scène terrible qui avait eu lieu au ranch le jour de l’enterrement de ses parents, il était reparti pour Deer County et ne s’était plus manifesté depuis.

La veille au soir, toutefois, après avoir quitté le ranch familial, il s’était arrêté chez Ace pour lui rendre visite. Il avait passé une partie de la soirée avec lui et son épouse, Livvy.

Il avait dit à Ace qu’il comptait rester un certain temps à Cahill Crossing, mais sans mentionner les véritables raisons de son retour. Il préférait attendre d’en savoir plus avant d’aborder le sujet.

En entrant dans la sellerie, il huma avec plaisir l’odeur entêtante du cuir. Une magnifique selle luisait doucement sur un chevalet dans un coin, près d’un assortiment de harnais accrochés à des clous sur l’un des murs. Comme Ace fabriquait également des bottes, des formes de bois de différentes tailles étaient alignées sur des étagères sur le côté de son établi.

Ace leva les yeux d’une botte qu’il était en train de coudre et un large sourire éclaira son visage tanné par le soleil.

— Je ne pensais pas te revoir si tôt ! Tu as besoin de quelque chose pour ton cheval ?

— Non. En fait, je suis venu te demander si tu savais quelque chose sur un certain Lefty Gorman.

— Lefty ? Pourquoi ?

— D’après Merritt Dixon, il passe quelquefois la nuit chez elle, le temps de dessoûler.

— Il est inoffensif.

— J’ai eu cette impression aussi ; heureux de t’entendre la confirmer.

— C’est une histoire triste. Il y a quelques années, il a tout perdu, jusqu’à sa famille, et a quitté le Missouri pour venir ici. Personne ne sait vraiment pourquoi il a choisi Cahill Crossing.

— Et comment Merritt Dixon s’est-elle retrouvée à s’occuper de lui ?

— Ça, je l’ignore.

— Et que sais-tu la concernant, elle ?

Ace l’étudia un instant avant de répondre.

— Livvy et elle sont devenues amies presque tout de suite après notre installation ici. Merritt elle-même était arrivée à peu près un an avant nous.

— Et d’où venait-elle ?

— Des environs d’Austin.

Ace posa son alène et son aiguille.

— Et tu peux me dire pourquoi tu portes tout à coup un tel intérêt à cette femme ?

— Juste pour savoir.

— Dans ce cas, pourquoi ne lui poses-tu pas les questions ?

Bowie fronça les sourcils.

— Elle sait pas mal de choses me concernant. Des choses qu’elle a apprises par quelqu’un d’autre que moi.

— Donc, tu te sens désavantagé et tu veux en savoir plus sur elle, mais sans qu’elle sache que tu te renseignes à son sujet. C’est bien ça ?

— Oui.

Ace hocha la tête avec un sourire malicieux

— Quin et Addie m’ont dit qu’elle était veuve, reprit Bowie.

— Exact. Son mari était Texas Ranger. Il a été tué par un gang de hors-la-loi. Ils lui avaient tendu un guet-apens pour libérer un complice que lui et deux autres rangers escortaient jusqu’à la ville où devait avoir lieu le jugement.

— Moche…

Etait-ce la raison pour laquelle elle lui avait demandé s’il avait définitivement rendu son étoile ?

— … Et tu as connu son mari ?

— Non. Il n’est jamais venu jusqu’à Deer County pendant que j’y étais shérif.

Ace sortit un chiffon de la poche de son tablier et s’en essuya les mains.

— En tout cas, je te trouve bien curieux.

— C’est normal que je m’intéresse à une femme chez qui je loge, non ?

— J’avoue que, si je n’étais pas marié, moi non plus ça ne me dérangerait pas de la connaître mieux, répondit Ace avec un petit sourire en coin.

— Je comprends, mais je te rappelle que tu es marié ! répliqua Bowie en affectant un froncement de sourcils réprobateur.

— Et alors ? Le mariage ne rend pas aveugle, que je sache…

— Non, bien sûr.

Bowie était bien obligé d’en convenir. Lui non plus, d’ailleurs, n’était pas aveugle, et c’était bien là le problème…

Ils bavardèrent pendant quelques minutes encore, puis Bowie quitta son ami pour se rendre au Hell’s Corner.

Peut-être le barman se rappellerait-il autre chose concernant Pettit que le simple fait de l’avoir aperçu dans son saloon. Et peut-être saurait-il aussi quelque chose sur Huck Allen…

Passant devant l’église et le théâtre, il remonta la rue poussiéreuse. Le Hell’s Corner se trouvait de l’autre côté de la voie ferrée, de même que deux autres saloons, un dancing, une salle de jeu et d’autres établissements du même acabit. Il comptait bien en faire le tour pour réunir le maximum d’informations possible sur Pettit et Allen.

C’était donc sur son enquête qu’il allait devoir concentrer toute son attention, et non sur sa jolie logeuse au teint frais, à la silhouette fine, et au sourire si chaleureux…