Chapitre 3

Bowie passa le reste de la journée à interroger des gens en ville, en veillant bien sûr à procéder aussi discrètement que possible.

Il commença donc par le Hell’s Corner où Sidney, le barman, lui déclara qu’il n’avait jamais vu Pettit et Allen ensemble. Il fit ensuite le tour des autres établissements situés de ce côté-ci de la ligne de chemin de fer — le Whistle Stop Café, l’hôtel Hobart, le Monty Bar, le Pearl Palace et la salle de billard.

En tout et pour tout, il ne rencontra que deux fois quelqu’un ayant vu Pettit à Cahill Crossing. Malheureusement, il s’agissait les deux fois du même homme : celui qu’il avait interrogé au Hell’s Corner lorsqu’il avait commencé sa tournée… et qu’il retrouva en fin de parcours à la salle de billard.

En bref, une enquête aussi fastidieuse que décevante et, par conséquent, terriblement frustrante. Il se sentait donc d’humeur plutôt morose lorsqu’il se décida enfin à rentrer au Morning Glory pour dîner.

Malgré le désagréable constat qu’il devait faire de n’avoir pas progressé d’un pouce, il se consola en se disant que s’il n’avait peut-être rien appris de neuf, il était au moins parvenu à se sortir Merritt Dixon de la tête. Il n’avait pas pensé à elle une seule fois de l’après-midi !

Enfin si, peut-être une fois…

Il monta les marches de la pension d’un pas vif, se réjouissant à l’avance du dîner qui l’attendait. Il était affamé, et si le dîner était à la hauteur de ce que Merritt leur avait servi au petit déjeuner, il pouvait s’attendre à un excellent repas.

Il jeta un coup d’œil à l’horloge de l’entrée et constata qu’il avait amplement le temps de faire un brin de toilette avant de passer à table.

Alors qu’il posait le pied sur la première marche de l’escalier, il entendit un choc sourd provenant de l’étage, puis un cri. Un cri de femme.

Il grimpa quatre à quatre les marches et, en arrivant dans le couloir, vit tout de suite que la porte de sa chambre était ouverte. Un grommellement furieux provenait de la pièce.

Parvenu sur le seuil de sa chambre, il s’arrêta net. Merritt Dixon était assise par terre, devant la fenêtre, sa jupe de toile bleue étalée en corolle autour d’elle.

— Oh ! monsieur Cahill ! s’exclama-t-elle en le voyant.

Interdit à la vue d’une grosse larme qui roulait sur sa joue, il avança vers elle d’un pas hésitant. Ce n’est qu’alors qu’il remarqua le sang coulant d’une entaille qui lui barrait la tempe.

Il franchit en deux enjambées la distance qui les séparait et s’agenouilla devant elle.

— Que s’est-il passé ?

— Cette stupide fenêtre m’est retombée sur la main.

Il vit alors un marteau et quelques clous posés par terre près d’elle. De toute évidence, elle avait voulu réparer la fenêtre.

Le dos de sa main portait une vilaine marque rouge violacée et commençait déjà à enfler de façon impressionnante, mais c’était la blessure à la tempe qui inquiétait le plus Bowie.

— Ne bougez surtout pas ! dit-il d’un ton impérieux comme elle faisait mine de se relever.

Il se leva pour aller jusqu’à sa table de toilette, où il versa dans la cuvette en porcelaine un peu de l’eau fraîche du broc. Puis il sortit de sa sacoche de selle un bandana propre qu’il trempa dans l’eau avant de l’essorer.

— Que faites-vous ? demanda-t-elle.

— Vous vous êtes entaillé la tempe assez profondément.

— Vraiment ?

Elle porta sa main valide à sa tempe et la ramena tachée de sang.

— Oh ! Je ne m’en étais pas rendu compte, murmura-t-elle d’une voix tremblante. J’ai bien senti la poignée de la fenêtre me cogner, mais…

— Je vais nettoyer l’entaille.

Elle ne répondit pas.

— Miss Dixon ? Vous m’avez entendu ?

Elle hocha la tête.

— Vous voulez bien me laisser faire ?

De nouveau, elle hocha la tête.

Il commença par lui écarter doucement du front une mèche de cheveux. Il eut beau procéder le plus délicatement possible, elle n’en tressaillit pas moins lorsque le tissu entra en contact avec sa blessure. Il tapota légèrement tout autour, découvrant avec soulagement que l’entaille n’était pas aussi profonde qu’il l’avait cru et ne nécessiterait donc pas de points de suture.

Après avoir rincé dans l’eau fraîche le bandana souillé de sang, il se remit à nettoyer la blessure avec d’infinies précautions, tout en maintenant de son autre main le menton de Merritt pour qu’elle garde le visage tourné sur le côté.

Lorsqu’un soupir tremblant lui échappa, il sentit son souffle sur son poignet… et eut soudain l’impression que la chaleur autour d’eux devenait oppressante.

— Où est Lefty ? demanda-t-il.

— Sur la galerie, en train d’éplucher des pommes de terre pour le dîner.

— Et M. Wilson ?

— Il m’a dit ce matin qu’il passerait la journée à travailler au journal, sans doute jusqu’à tard dans la soirée.

Il ne jugea pas utile de lui demander ce qu’elle avait voulu faire ; la présence du marteau et des clous rendait la question superflue. Il ne put s’empêcher d’éprouver un peu d’agacement envers elle parce qu’elle n’avait pas tenu compte de la proposition qu’il lui avait faite le matin même, mais son mouvement d’humeur se dissipa lorsqu’elle leva vers lui des yeux voilés de larmes.

— L’entaille est profonde ? demanda-t-elle.

— Pas trop, non. Mais vous allez sans doute avoir un mal de crâne épouvantable, si ce n’est pas déjà le cas.

Elle confirma d’un pauvre petit sourire.

— Je dois dire que votre main m’inquiète un peu aussi.

Il laissa tomber le bandana dans l’eau et souleva doucement le poignet de la jeune femme.

— Pouvez-vous remuer les doigts ? s’enquit-il, ennuyé de la voir serrer les dents.

Elle le fit, sans toutefois pouvoir réprimer une petite grimace de douleur.

— Il ne semble pas y avoir de fracture, mais…

— Stupide fenêtre…, grommela-t-elle.

— Ecoutez, je n’ai aucune compétence d’ordre médical. Je préfère faire venir le Dr Lewis.

— Mais non, voyons, ce n’est pas nécessaire.

— Bien sûr que si !

Il se leva et souleva jusqu’en haut le panneau de la fenêtre à guillotine pour pouvoir se pencher à l’extérieur. De l’autre côté de la rue, il vit un garçon qui balayait le porche du théâtre.

— Eh, petit ! appela-t-il.

Le gamin regarda autour de lui puis leva la tête et l’aperçut.

— Oui, toi, reprit Bowie. Peux-tu aller chercher le toubib en vitesse ? Miss Dixon s’est blessée.

— Oui, m’sieur !

Il posa son balai contre le mur et partit en courant en direction de la maison du Dr Lewis.

Bowie rabaissa doucement le panneau de la fenêtre avant de se tourner vers Merritt.

— Clancy, lui, pourra vous dire s’il y a ou non fracture.

Il lui trouva le regard un peu vague et cela l’inquiéta ; elle avait vraiment dû recevoir un sacré coup à la tempe.

— Restez encore tranquille quelques minutes en attendant que le médecin arrive, d’accord ? dit-il en s’asseyant par terre près d’elle, le dos appuyé au pied du lit.

— D’accord, répéta-t-elle d’une voix sourde.

Elle baissa les yeux et les garda fixés sur sa main, le visage crispé en une expression de douleur.

Bowie l’observa en silence. Tout à l’heure, il n’avait prêté attention qu’à son entaille à la tempe. Maintenant que son premier moment d’inquiétude s’était dissipé, il remarquait des choses qu’il n’avait pas vues tout d’abord : les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de sa lourde tresse et lui encadraient le visage de petites boucles fines, la trace des larmes qui avaient coulé sur sa joue et…

Il sourit tout à coup, à l’instant même où elle relevait la tête.

— Qu’y a-t-il ?

— Vous avez de la poussière sur le bout du nez. Sur le menton aussi.

Elle leva sa main valide, mais il l’arrêta en lui saisissant doucement le poignet.

— Laissez-moi faire.

Il essuya délicatement du bout des doigts la poussière qu’elle avait sur l’extrémité de son ravissant petit nez, puis celle qu’elle avait sur le menton.

Sa peau était si douce, si veloutée, qu’il éprouva tout à coup une envie presque irrépressible de lui caresser la joue.

— Voilà, c’est parti, dit-il en refoulant son désir et en reculant un peu.

— Merci.

— Alors, si je comprends bien, vous aviez décidé de réparer cette fenêtre ?

— Eh bien oui.

— Je vous avais pourtant dit ce matin que j’y jetterais un coup d’œil en rentrant ! J’aurais fait ça sans aucun problème. Et j’étais loin de penser que vous aviez l’intention de le faire vous-même.

— Eh bien, figurez-vous que l’idée qu’un de mes pensionnaires puisse faire des réparations chez moi ne me plaît pas du tout.

— Confidence pour confidence, répliqua-t-il, figurez-vous que l’idée que ma logeuse se soit blessée en réparant la fenêtre de ma chambre ne me plaît pas du tout non plus.

Elle leva les yeux au ciel.

— Ce n’était pas une réparation bien difficile

— Ah, vraiment ? fit-il avec un sourire gentiment moqueur.

Il vit qu’elle se mordait la lèvre pour ne pas sourire.

— Disons que ce n’était pas censé l’être.

— Difficile ou pas, vous auriez quand même dû me laisser m’en charger.

— Je vous ai déjà dit que…

— Oui, je sais, vous me l’avez déjà dit, l’interrompit-il, amusé de la voir si têtue. Bon, je vois en tout cas que vous commencez à reprendre des couleurs. Vous pensez pouvoir vous relever ?

Elle haussa les épaules d’un air agacé.

— Bien sûr que oui ! Ce n’est pas sur mes pieds que la fenêtre est tombée.

De plus en plus séduit par son sens de 1a repartie, il se leva en souriant et lui tendit la main pour l’aider à faire de même.

Elle glissa dans la sienne sa main toute menue et se mit lentement debout.

— Vous voyez, je vais très bien.

Il l’observa un instant sans rien dire et, quand son regard s’arrêta sur sa bouche, il se surprit à se demander quel goût pouvaient avoir ses lèvres.

Quand il prit conscience de la dérive de ses pensées, il lui lâcha brusquement la main et recula d’un pas.

Il la vit alors vaciller et se retenir au mur derrière elle. D’un mouvement vif, il lui passa le bras autour de la taille pour la maintenir d’aplomb.

— J’ai l’impression que vous vous êtes levée trop tôt !

— J’ai eu un bref étourdissement, c’est vrai, mais ça va très bien maintenant.

Malgré son affirmation, il ne la lâcha pas tout de suite. Il aimait beaucoup sentir son corps souple contre le sien, ses seins pressés contre son torse, et…

Elle leva les yeux vers lui et parut soudain un peu nerveuse.

— Je vous assure que ça va tout à fait bien.

Pourtant, il la trouvait très pâle, et l’entaille à sa tempe saignait toujours un peu. Elle ne semblait pas non plus très assurée sur ses jambes. D’ailleurs, quand il relâcha un peu sa prise sur sa taille pour qu’elle puisse s’écarter, il la sentit vaciller de nouveau.

Il lui saisit fermement le bras et l’entraîna jusqu’au lit.

— Asseyez-vous.

— Mais…

— Le temps que vous repreniez tout à fait vos esprits, coupa-t-il d’un ton sans appel.

L’air à la fois irritée et soulagée, elle s’assit sur le bord du lit.

— Je pense que je peux fort bien marcher, vous savez.

— Sans doute pour faire deux ou trois pas, mais sûrement guère plus. En tout cas, j’en doute.

Elle pinça les lèvres mais ne répondit rien.

— Bien. En attendant l’arrivée de ce bon Dr Lewis, laissez-moi donc jeter un coup d’œil à cette fenêtre.

Elle ouvrit la bouche pour protester mais il ne lui en laissa pas le temps.

— S’il vous plaît, dit-il avec un sourire angélique.

Il y eut un long silence.

— D’accord… Mais je tiens à souligner que c’est contrainte et forcée.

Il affecta un froncement de sourcils du plus grand sérieux.

— J’en prends note, miss Dixon.

Un rapide examen du cadre de la fenêtre lui suffit à déterminer l’origine du problème. Une portion du rail de bois qui servait à guider le panneau coulissant s’était fissurée et légèrement écartée, et le clou fixé à cet endroit en était tombé. Le panneau, de ce côté, était alors sorti du rail.

Il resserra la partie du cadre qui s’était écartée et la maintint en place en y plantant plusieurs clous faiblement espacés, de manière à consolider le rail — provisoirement du moins.

Lorsqu’il s’interrompit un instant pour regarder par-dessus son épaule comment se portait sa logeuse, elle le rassura d’un pâle sourire.

— J’ai presque fini, annonça-t-il en répondant à son sourire. J’irai demain acheter une nouvelle baguette de bois pour remplacer celle qui est endommagée. Mais ne vous inquiétez pas, la réparation pourra sans problème tenir jusque-là.

— Merci, dit-elle d’une voix douce. Je suis vraiment désolée que vous ayez dû faire cela.

— Moi, je ne le suis pas le moins du monde. Et j’espère bien que la prochaine fois que vous aurez besoin d’aide pour des bricoles de ce genre, vous n’hésiterez pas à faire appel à moi.

— Nous verrons bien… En tout cas, merci encore pour ce que vous venez de faire. C’est d’accord pour que vous alliez acheter le bois dont vous aurez besoin mais, je vous en prie, dites au gérant du magasin de le mettre sur mon compte.

— Ne vous en faites pas pour ça. Comment vous sentez-vous, maintenant ?

— Beaucoup mieux, merci.

Elle se releva lentement pour appuyer ses dires tandis qu’il la surveillait d’un œil attentif.

Il fut soulagé de voir qu’elle semblait en effet bien d’aplomb sur ses jambes.

Malgré tout, il se sentait affreusement coupable. S’il avait jeté un coup d’œil à cette fenêtre ce matin avant de partir, elle ne se serait pas blessée. Elle aurait pu être assommée par la violence du coup qu’elle avait reçu sur la tête, et le panneau coulissant aurait tout aussi bien pu lui casser la main en retombant.

— Il faut que je me dépêche de redescendre dans la cuisine, sinon le dîner ne sera pas prêt à temps.

Il la rattrapa en deux enjambées pour lui prendre le bras, au cas où elle serait prise d’un nouvel étourdissement.

— Merci de prendre si bien soin de moi, murmura-t-elle en souriant.

Troublé par l’infinie douceur de son sourire, Bowie cligna les yeux.

— Je vous en prie, répondit-il d’une voix rauque. Je suis content de m’être trouvé là.

*  *  *

Merritt aussi était contente qu’il se soit trouvé là. Et bien ennuyée, également, de constater que ses belles résolutions de rester insensible au charme de Bowie Cahill avaient fondu comme neige au soleil…

Mais comment aurait-elle pu ne pas être affectée par cet homme, alors qu’ils se tenaient si près l’un de l’autre qu’elle pouvait sentir la chaleur de son corps l’envelopper comme une douce étole ?

Ils atteignirent le rez-de-chaussée à l’instant même où le Dr Lewis arrivait.

A peine plus âgé qu’elle, le jeune médecin faisait preuve d’une grande sûreté de diagnostic et d’un exceptionnel sens du contact humain. Ces qualités lui avaient valu dès son arrivée à Cahill Crossing le respect et l’affection de tous les habitants.

Merritt l’invita à entrer dans le salon et il commença par lui examiner la main. Il la rassura bientôt d’un sourire et confirma le diagnostic de Bowie : il ne s’agissait pas d’une fracture. Il lui recommanda néanmoins de porter son bras en écharpe pendant quelques jours pour limiter l’utilisation de sa main. Il examina ensuite l’entaille que la poignée de la fenêtre lui avait faite à la tempe et se trouva, là encore, d’accord avec Bowie : nul besoin de points de suture, mais elle risquait de souffrir pendant quelque temps de violents maux de tête.

Après avoir raccompagné le médecin à la porte, Merritt se rendit dans la cuisine. Bowie lui emboîta le pas.

— Dites-moi ce qui a besoin d’être fait, lui proposa-t-il, je suis à votre disposition.

Elle se tourna vivement vers lui.

— Voyons, monsieur Ca…

— Bowie, l’interrompit-il.

— Oui, je…, balbutia Merritt, agacée de se sentir, une fois de plus, si grotesquement troublée par son trop séduisant pensionnaire. Enfin bref, Bowie, merci, mais je n’ai pas besoin d’aide.

— Mais si, vous en avez besoin. Et par ma faute, en plus ! Alors acceptez au moins que je vous donne un coup de main.

— Ce n’est absolument pas votre faute. En tout cas, ce n’est pas ainsi que je vois les choses.

— Eh bien moi, si.

Elle le considéra un instant d’un œil goguenard.

— Dites-moi, monsieur Cahill… Pardon, je veux dire Bowie… Ne seriez-vous pas du genre obstiné ?

— Si, en effet, et je le reconnais bien volontiers, admit-il avec un sourire malicieux. Mais vous n’espérez tout de même pas me faire croire un seul instant qu’une femme aussi têtue que vous pourrait considérer l’obstination comme un défaut ?

Elle leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir, sans toutefois parvenir à dissimuler son envie de sourire.

— Je vous assure que je peux très bien me débrouiller seule. Je serai peut-être un peu plus lente, voilà tout.

— Préféreriez-vous que j’aille chercher quelqu’un d’autre pour vous aider ?

— Mais non, voyons ! Puisque je vous dis et vous répète que c’est inutile ! Nous ne serons que quatre pour le dîner ce soir ; il n’y a donc aucune raison de se compliquer la vie.

— Ça tombe bien ! J’ai horreur de me compliquer la vie inutilement. Bon, alors nous disions donc…

— Monsieur Cahill ! s’exclama-t-elle, exaspérée.

— Miss Dixon ! répliqua-t-il avec un large sourire. Bon, trêve de plaisanterie ! Vous me donnez vos instructions, oui ou non ? Sinon, je vous préviens, je me mets aux fourneaux, déclara-t-il d’un ton menaçant. A vos risques et périls…

Elle écarquilla des yeux incrédules, secoua lentement la tête, et finit par lever sa main valide en signe de reddition.

— Très bien ! Vous avez gagné. Je m’incline.

— Ah, tout de même…

Il vit qu’elle se mordait la lèvre inférieure pour ne pas rire.

— J’avais prévu pour ce soir du poulet frit et une purée de pommes de terre.

— Parfait. Je n’ai encore jamais fait de poulet frit. Ou, plutôt, je n’ai encore jamais réussi à faire convenablement du poulet frit. Mais je suis certain qu’avec des instructions précises…

— Dieu du ciel ! murmura-t-elle en affectant un air accablé.

— Je vous fais confiance pour diriger les opérations de manière efficace. Et je m’engage à me comporter en élève très attentif.

— Admettons. Commençons par les pommes de terre. Lefty les a coupées en cubes et les a mises dans la cocotte qui est là, dit-elle en désignant une grosse marmite noire. Il ne reste plus qu’à les recouvrir d’eau et à ajouter un peu de sel.

Bowie remplit d’eau un grand broc qu’il alla verser dans la cocotte.

Merritt vint ajouter le sel.

— Maintenant, mettez la cocotte sur le feu de gauche et couvrez-la.

Bowie s’exécuta.

— En attendant que l’eau se mette à bouillir, nous pouvons préparer les morceaux de poulet.

Elle se tourna pour prendre sur une étagère deux récipients creux de taille moyenne qu’elle posa sur la table devant Bowie.

— Dans le récipient de gauche vous allez battre les œufs, saler et poivrer. Dans celui de droite, vous verserez la farine. Cet après-midi, j’ai coupé les morceaux de poulet et les ai mis dans une marinade. Il faut d’abord rouler chaque morceau dans la farine, ensuite dans le mélange d’œufs battus, et encore une fois dans la farine. C’est bon ?

— C’est bon, confirma-t-il d’un ton décidé tandis qu’elle déposait devant lui tout ce qui allait lui être nécessaire.

Après avoir battu les œufs, il piqua un premier morceau de poulet avec une fourchette, le roula dans la farine puis dans les œufs battus. Il s’apprêtait à le fariner de nouveau lorsque le morceau glissa de la fourchette et tomba, envoyant en l’air un nuage de farine.

— Oups ! fit-il en riant. Heureusement qu’il n’est pas tombé par terre !

Merritt sourit, amusée, tandis qu’il récupérait son morceau de poulet et finissait de le rouler dans la farine avant de le poser sur l’assiette prévue à cet effet.

Elle resta un moment à l’observer, son regard allant des avant-bras musclés, que découvraient ses manches relevées, aux impressionnantes épaules qui tendaient le tissu de sa chemise.

Tout à coup, elle se rendit compte qu’il avait tourné la tête et venait de lui poser une question. La lueur qu’elle vit dans son regard prouvait sans aucun doute possible qu’il l’avait surprise en train de l’observer.

— Euh… Vous disiez ? bredouilla-t-elle, embarrassée.

— Je disais : Alors ? Je me débrouille bien ? répondit-il avec un grand sourire.

— Euh… Oui, très bien.

Pour se donner une contenance, elle détourna vivement les yeux et souleva le couvercle de la cocotte d’un air affairé.

Comme l’eau ne bouillait pas encore, elle alla dans le garde-manger chercher les haricots dont elle avait besoin. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour prendre un bocal sur une étagère.

— Je peux vous aider ?

Elle sursauta tant qu’elle faillit laisser tomber le bocal.

— Vous m’avez fait peur, monsieur Cahill !

— Bowie.

Il lui prit le bocal des mains.

— Vous n’êtes pas censée faire quoi que ce soit.

— L’une de mes mains fonctionne encore très bien, vous savez !

— Vous avez encore mal ?

— Euh… oui.

— Et votre tête ?

— Encore un peu, oui. Mais ce n’est pas pour autant que j’ai besoin d’être dorlotée à ce point !

Il parut sur le point de riposter puis se ravisa.

— Combien d’autres bocaux vous faut-il ?

— Juste un de plus, merci.

Il emporta les bocaux jusqu’à la table de la cuisine et les ouvrit avant de retourner à ses morceaux de poulet.

Merritt égoutta les haricots puis les mit avec du beurre dans une casserole qu’elle posa sur l’un des feux libres.

— Ça y est, le poulet est prêt ! annonça Bowie, visiblement assez satisfait de lui-même.

Elle approuva d’un hochement de tête avant de soulever le couvercle de la cocotte et de piquer quelques morceaux de pomme de terre avec le bout d’une fourchette pour vérifier leur degré de cuisson.

— Les pommes de terre sont prêtes aussi. Si vous voulez bien vous charger de les écraser, je vais faire frire le poulet.

Elle mit une cuillerée de saindoux dans la poêle. En attendant qu’il fonde, elle jeta un coup d’œil à Bowie qui égouttait les pommes de terre.

— Il faudra que vous ajoutiez du beurre et du lait, dit-elle en lui désignant le récipient de beurre posé sur l’étagère au-dessus de lui. Vous trouverez le pot de lait dans le garde-manger.

Quand le saindoux fut assez chaud, elle déposa l’un après l’autre les morceaux de poulet dans la poêle, tout en surveillant du coin de l’œil Bowie qui écrasait les pommes de terre.

Lorsqu’elle se rendit compte qu’une fois encore elle gardait les yeux rivés sur la puissante carrure de son apprenti cuisinier, elle se dit qu’elle ferait sans doute mieux de se concentrer sur autre chose que sur son impressionnant physique.

— Avez-vous appris quelque chose du shérif Hobbs, ce matin ? demanda-t-elle.

— Lefty avait raison à propos du nom de l’homme que Quin a été accusé d’avoir tué lors du premier rendez-vous.

— Pettit ?

— Oui. Et, par une coïncidence extraordinaire, le shérif venait tout juste d’apprendre le nom de celui que Quin a tué, cette fois en état de légitime défense, lors du second rendez-vous.

— Si je comprends bien, vous avez appris tout ce que vous vouliez savoir, dit-elle d’un air songeur en se demandant si cela signifiait que Bowie Cahill allait bientôt repartir.

Il finit d’écraser les pommes de terre et couvrit le récipient d’un torchon propre. Puis il s’approcha d’elle et se pencha par-dessus son épaule.

— Ce poulet sent divinement bon !

Elle frémit en sentant son souffle chaud contre son oreille et s’obligea à inspirer profondément pour tenter de dissiper son trouble.

— Comment va votre main, maintenant ?

— De mieux en mieux, merci. Et ma tête aussi, ajouta-t-elle avant qu’il ne lui pose la question.

— Tant mieux. Qu’y a-t-il d’autre à faire ?

— Les haricots verts, s’il vous plaît. Il faut juste les remuer de temps en temps avec la grande cuiller de bois que j’ai posée près du fourneau.

— Parfait.

Il passa derrière elle, prit la cuiller et la plongea dans la casserole.

— Il faut remuer beaucoup ?

— Non, juste assez pour s’assurer qu’ils chauffent bien de façon uniforme.

Tout en s’occupant des haricots, il se tourna vers Merritt pour lui parler.

— Est-ce que, par hasard, le nom de Huck Allen vous dirait quelque chose ?

Elle fronça les sourcils.

— Non. S’agit-il de l’autre homme ? Celui que Quin a tué pour se défendre ?

Le grésillement du poulet en train de frire l’empêcha d’entendre sa réponse, mais elle le vit hocher la tête. Elle marqua une courte pause avant de reprendre.

— Maintenant que vous avez appris ce que vous vouliez savoir, que comptez-vous faire ?

— Eh bien… disons que ces deux noms m’ont fourni un point de départ. Mais j’ignore jusqu’où ça va me mener.

— Je comprends, oui.

Elle plissa soudain les yeux et inclina la tête sur le côté avec un sourire malicieux.

— Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna Bowie.

— Vous avez de la farine sur la figure.

— Moi ?

— Oui, vous ! confirma-t-elle avec un petit rire réjoui.

— Où ça ?

— Sur la mâchoire.

— Ce qui prouve bien que j’ai trimé comme un forçat dans cette cuisine ! s’exclama-t-il en riant à son tour.

Il s’essuya du revers de la main.

— Il en reste un peu. Ne bougez pas, je m’en charge.

Posant la fourchette qu’elle tenait sur le bord de la poêle, elle tendit la main pour lui effleurer la mâchoire du bout des doigts. Et elle frotta avec son pouce pour ôter les dernières traces.

C’est alors qu’elle vit un éclair s’allumer dans le regard de Bowie. Le cœur battant soudain la chamade, elle suspendit son geste une fraction de seconde avant de laisser très lentement retomber sa main le long du corps.

Elle soutenait son regard, comme hypnotisée, quand tout à coup une odeur âcre derrière eux attira leur attention.

— Le poulet brûle ! s’écria Bowie.

Il attrapa un torchon qu’il enroula prestement autour du manche de la poêle pour l’écarter du feu. Puis il prit la fourchette et commença à retourner l’un après l’autre les morceaux de poulet.

Merritt se pencha sur la poêle pour vérifier l’étendue des dégâts.

— Ça va, ce n’est pas trop brûlé.

— Non, ce n’est pas complètement noir. Juste marron très foncé, précisa-t-il avec un sourire. Ça reste tout à fait mangeable.

— Contente que vous pensiez cela, puisque vous allez devoir le manger.

— Ne vous en faites surtout pas pour moi. Je meurs de faim, alors ce n’est pas ce soir que je vais jouer les difficiles.

— Tant mieux, dit-elle en souriant à son tour. Ça m’aurait ennuyée de vous laisser affamé. Bon, alors maintenant je vais tout de même surveiller l’autre côté des morceaux. Si vous voulez bien apporter le reste sur la table…

Il acquiesça d’un signe de tête et prit le plat de purée.

— Je reviens tout de suite chercher le poulet.

— Inutile, ce ne sera pas lourd. Je peux très bien le porter d’une seule main.

— Pas question ! Vous risqueriez de le laisser tomber par terre, et je tiens absolument à sauver ce qui reste de ce malheureux poulet !

— Bon, d’accord, je vous attends, répondit Merritt en riant.

Elle posa une serviette propre sur une assiette et y transféra les morceaux de poulet pour en enlever l’excédent de graisse.

Bowie revint et versa les haricots dans une jatte tandis que Merritt disposait les morceaux de poulet sur le plat de service.

Elle lui jetait de temps en temps un coup d’œil à la dérobée, à la fois surprise et amusée de le voir si efficace dans son rôle d’aide-cuisinier.

Mais ce qui l’étonnait plus encore, c’était de se rendre compte à quel point elle appréciait sa présence à ses côtés. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas passé autant de temps en compagnie d’un homme !

Une question s’imposa alors à elle. Quel effet cela lui ferait-il d’avoir de nouveau un homme dans sa vie ?

D’avoir cet homme dans sa vie ?