Deux jours plus tard, Bowie se retrouva juché sur un escabeau, un chiffon à la main.
Le fait que le Dr Lewis avait recommandé à Merritt de porter son bras en écharpe jusqu’à sa prochaine visite la handicapait et, lorsqu’elle avait mentionné devant Bowie que le nettoyage des vitres allait devoir attendre, il lui avait tout naturellement proposé son aide.
Elle avait tout d’abord refusé, protestant que ce n’était pas aux pensionnaires d’assurer l’entretien de la maison. Puis, consciente que rien de ce qu’elle pourrait dire n’entamerait la résolution de Bowie, elle avait fini par céder.
Il avait donc commencé par mettre, selon ses instructions, eau chaude et vinaigre d’alcool, à parts égales, dans un seau. Après quoi il était allé chercher dans la remise extérieure un escabeau de bois qu’il avait porté jusqu’à l’étage, parce qu’ils avaient décidé d’un commun accord de s’occuper en premier des fenêtres des chambres.
Leur collaboration s’avéra très efficace, Bowie se chargeant du panneau supérieur de chaque fenêtre tandis que Merritt se réservait celui du bas. Cela les obligeait, certes, à travailler dans des pièces différentes pour ne pas risquer de se gêner, mais ne les empêchait pas d’échanger quelques bribes de conversation lors des changements de poste.
Merritt fut bien obligée d’admettre que, grâce à Bowie, sa corvée de vitres avait non seulement gagné en rapidité, mais aussi en agrément. Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’une tâche aussi fastidieuse puisse se transformer en moment si agréable.
Lorsque toutes les vitres du premier étage furent propres, ils descendirent au rez-de-chaussée, et s’attaquèrent aux deux fenêtres de la salle à manger. Ils se retrouvèrent donc à travailler l’un près de l’autre, ce dont Bowie se réjouit. Pouvoir observer Merritt depuis le haut de son escabeau, en veillant bien sûr à ce qu’elle ne s’en rende pas compte, lui parut une amélioration considérable de son statut de laveur de vitres.
Miss Dixon avait décidément un bien joli visage et une silhouette fort séduisante…
Il en était là de ses réflexions lorsque l’objet de son attention s’adressa à lui.
— Comment se porte votre frère ? Se remet-il bien de sa blessure ?
— Il se remet bien, oui. En fait, Adrianna et lui sont partis ce matin pour Dodge City.
— Vous voulez dire qu’Addie va l’accompagner sur la piste jusqu’au Kansas ? Le convoyage de troupeau n’est pourtant pas franchement une partie de plaisir, du moins d’après ce que j’en ai entendu dire.
— Pas franchement, non, comme vous dites. Mais à en croire Quin, sa femme est dotée d’un sacré tempérament. Et elle n’aurait pour rien au monde raté l’occasion de partager avec lui une telle aventure.
— Je n’en doute pas une seconde, répliqua Merritt avec un sourire. Je dois dire que j’imagine parfaitement bien Addie en train de galoper sur la piste au côté de son homme !
La veille, Bowie était allé jusqu’au ranch familial pour informer son frère de ce qu’il avait appris du shérif Hobbs et de Lefty Gorman.
Il lui avait relaté très précisément la façon dont il avait mené son enquête, en commençant par lui rapporter les propos de Lefty. Puis il lui avait raconté sa visite à la prison, sa conversation avec Tobias Hobbs et son interrogatoire sommaire des deux prisonniers — que seule l’intervention de Quin et Addie eux-mêmes avait permis de mettre derrière les barreaux.
Il avait conclu en déclarant à Quin que lui aussi, désormais, croyait que leurs parents avaient été victimes non pas d’un banal accident, mais bien d’un meurtre prémédité.
En revenant du ranch, il était retourné voir Ace Keating pour lui demander s’il savait quelque chose au sujet de Huck Allen, l’homme que Quin avait tué pour défendre Adrianna.
Lorsque son ami avait dit n’avoir jamais entendu parler de Huck Allen, Bowie lui avait fait partager sa perplexité. Il lui avait raconté que le shérif Hobbs prétendait avoir vu Allen sur un avis de recherche datant de quelques années, document qu’il semblait avoir égaré.
Ace trouvait lui aussi que c’était pour le moins étrange. C’est pourquoi, après avoir parlé encore de choses et d’autres avec son ami, Bowie avait décidé d’orienter ses recherches dans une nouvelle direction.
Après avoir quitté la sellerie, il alla envoyer un télégramme aux shérifs des comtés voisins, pour leur demander si l’un d’eux aurait un élément quelconque d’information à lui communiquer concernant Huck Allen et Vernon Pettit.
Jusqu’à présent, seul le shérif du comté de San Saba avait répondu ; il n’avait jamais entendu parler d’aucun de ces deux hommes.
— Merci pour votre aide précieuse.
La voix de Merritt le ramena brusquement au présent.
— Sans vous, poursuivit-elle, j’aurais pris beaucoup de retard dans mes tâches domestiques.
— Je vous en prie, répondit-il tout en continuant de frotter sa vitre.
— Je vous remercie aussi d’avoir réparé la fenêtre de votre chambre. Tout le monde n’est pas aussi doué que vous pour le bricolage.
— C’est bien de savoir que je peux faire autre chose qu’épingler un badge à ma chemise, n’est-ce pas ?
Il fut content de la voir sourire à sa plaisanterie.
Elle plongea son chiffon dans l’eau vinaigrée, le ressortit et l’essora soigneusement.
Lorsqu’elle leva de nouveau les yeux vers lui, il vit qu’elle était redevenue sérieuse.
— Puis-je vous poser une question ? lui demanda-t-elle.
— Bien sûr.
— Pourquoi êtes-vous devenu shérif ?
Il s’apprêtait à lui donner sa réponse habituelle, à savoir qu’il croyait en l’ordre et en la justice, mais il fut surpris de s’entendre lui donner la vraie raison de son choix.
— J’aimerais pouvoir vous dire que j’avais toujours rêvé de porter une étoile, mais ce serait inexact. En réalité, j’ai décidé de devenir shérif parce que je voulais sortir de l’ombre de mon frère Quin.
Elle parut surprise.
— Je n’arrive vraiment pas à vous imaginer dans l’ombre de qui que ce soit.
— Et pourtant…, répondit-il avec un demi-sourire. Il était l’aîné. Donc, bien sûr, il me devançait dans tous les domaines. Il était le plus grand, le plus fort, le meilleur. J’ai eu envie de faire quelque chose que lui n’avait jamais fait. Alors, quand ma…
Il s’interrompit un court instant avant de reprendre.
— Il s’est passé quelque chose qui m’a décidé à quitter Cahill Crossing.
— Quelque chose ? répéta-t-elle d’une voix douce.
— J’étais fiancé et ça n’a pas marché, résuma-t-il sobrement.
Elle hocha la tête d’un air grave.
— Votre mère m’a dit que vous étiez parti à cause d’une femme. C’est donc de ça qu’elle voulait parler.
Bowie se demanda jusqu’à quel point sa mère s’était confiée à Merritt, mais décida de ne pas s’attarder sur le sujet.
— J’ai atterri à Deer County, et Ace Keating m’a engagé comme adjoint. Ça m’a plu.
— Et vous êtes devenu shérif du comté à sa place lorsqu’il a quitté Deer County pour venir s’installer ici.
— Exactement.
— Vous pensez que vous n’auriez pas fait un bon rancher ?
— A l’époque, certainement pas. Maintenant si, peut-être, mais… En fait, je dois avouer que je n’arrive pas à imaginer ce qu’aurait été ma vie si je n’avais pas décidé un beau jour de m’accrocher une étoile sur la poitrine.
— J’en ai connu d’autres dans ce cas, dit-elle d’une voix sourde.
Il se rappela ce qu’Ace lui avait raconté à propos de son mari décédé.
— J’ai entendu dire que votre mari était Texas Ranger ?
Elle s’arrêta, écrasant contre la vitre le chiffon qu’elle tenait à la main.
— Oui. Et il était doué pour ça. Très doué.
A la manière dont elle l’avait formulé, ce compliment ne sonnait pas du tout comme tel.
Bowie eut beau se dire qu’il ne devait pas prendre cela personnellement, il ne put s’empêcher de se sentir concerné.
— Et vous n’approuviez pas ?
— Je n’aurais pas souhaité qu’il soit mauvais, bien sûr, mais ce que je veux dire c’est qu’il était si dévoué à son métier qu’il n’y avait plus dans sa vie place pour quoi que ce soit d’autre. Ni pour qui que ce soit d’autre, d’ailleurs. En tout cas, pas pour une épouse. Savez-vous que la plupart des Texas Rangers donnent leur démission lorsqu’ils se marient ? C’est d’ailleurs encouragé par leur hiérarchie, parce que ce métier leur impose de s’absenter beaucoup trop souvent pour pouvoir espérer conserver un mariage… épanoui.
— Mais votre mari n’a jamais donné sa démission.
— Non. Pas lui.
Elle parlait d’une voix calme et son visage ne trahissait pas d’émotion particulière, mais on percevait de l’amertume derrière chacun de ses mots.
— Seth a toujours été d’abord un homme de loi. Et, ensuite seulement, un époux.
— Et vous lui en avez voulu de ne pas vous mettre en première position, remarqua Bowie d’un ton égal.
— Parfois, oui, je le reconnais.
Grâce à Clea, Bowie savait fort bien ce que cela représentait et impliquait de n’être placé qu’en seconde position dans les priorités de quelqu’un.
Et pas seulement grâce à Clea.
Lui aussi, un jour, avait choisi de faire passer son métier avant sa famille, et ses parents l’avaient payé de leur vie.
C’était la raison pour laquelle il était fermement décidé à ne plus jamais s’engager sérieusement sur le plan sentimental avec qui que ce soit.
Pour ne plus jamais se trouver face à un tel dilemme.
— Comprenez bien, reprit Merritt, le tirant de ses pensées, que je respecte tout à fait la loi et que j’admire ceux qui se battent pour la faire respecter. Mais pour ce qui concerne mon mari, je ne peux m’empêcher de penser que… que c’est par sa propre faute qu’il est mort ce jour-là.
Elle frottait sans s’en rendre compte le même endroit de la vitre, avec une énergie désespérée qui donna à Bowie l’envie de lui poser doucement une main sur l’épaule pour apaiser sa nervosité, lui témoigner sa compassion. Il aurait voulu la serrer fort contre lui pour la réconforter.
C’était, hélas ! impossible.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix grave.
Il la vit prendre une profonde inspiration, comme pour se donner du courage, et peut-être aussi le temps de réfléchir à ce qu’elle allait répondre.
Elle se détourna de la fenêtre et laissa tomber son chiffon dans le seau.
— Alors qu’on ne le lui avait pas ordonné, ni même demandé, il a décidé d’accompagner deux autres Texas Rangers qui escortaient un prisonnier jusqu’à Austin, pour qu’il y soit jugé. Ils sont tombés dans une embuscade dressée par des hors-la-loi complices de l’homme qu’ils convoyaient. Et ils se sont fait tuer tous les trois.
— Est-ce que les deux autres Texas Rangers laissaient, eux aussi, des épouses derrière eux ?
— Non, ils n’étaient pas mariés.
— Vous lui en voulez de s’être fait tuer ?
— Je lui en ai voulu, oui, je dois l’admettre. Je lui en ai voulu longtemps… Parce que lui, contrairement aux deux autres Rangers, n’était pas obligé d’escorter ce prisonnier.
Bowie s’abstint de faire remarquer que, de toute évidence, Seth avait estimé nécessaire de le faire. Il comprenait néanmoins le ressentiment de Merritt… jusqu’à un certain point.
— Est-il arrivé à votre mari d’envisager de quitter les Texas Rangers ?
— Non. Et l’honnêteté m’oblige à reconnaître que je l’ai épousé en toute connaissance de cause. Je savais à quel point son métier comptait pour lui et j’en connaissais les dangers. Ce que je lui reprochais, et que je continue à faire, c’était de se mettre trop souvent en danger de sa propre initiative alors que ce n’était pas nécessaire.
— Avez-vous essayé de le dissuader d’accompagner l’escorte, ce jour-là ?
— Oh ! j’ai fait plus que cela ! Je dois avouer, même si je n’en suis pas très fière, que ce jour-là je lui ai fait une véritable scène. J’étais furieuse contre lui parce que, cette année-là, il avait déjà été absent non seulement lors de son anniversaire et du mien, mais aussi pour celui de notre mariage. Je me rappelle même avoir crié que je voulais qu’il donne sa démission alors que, en fait, je ne le voulais pas vraiment. Je voulais juste que, de temps en temps, il me fasse passer avant son métier.
Ce que j’aurais dû faire avec mes parents…, songea Bowie avec un pincement au cœur.
— En tout cas, maintenant, ajouta Merritt, s’il y a une chose dont je suis bien certaine, c’est que je ne suis pas taillée pour être femme de shérif.
Tout comme il savait avec une certitude absolue que, s’il décidait un jour de se marier, sa femme devrait accepter son statut d’homme de loi. Et qu’il faudrait qu’elle ait pleinement conscience du sens et de la portée de ses paroles lorsqu’elle déclarerait à voix haute, devant le prêtre et toutes les personnes présentes, qu’elle l’épousait « pour le meilleur et pour le pire ».
Merritt leva les yeux vers lui avec un petit sourire d’excuse.
— Je suis désolée… Je n’ai vraiment pas pour habitude de parler de sujets si personnels.
— Ne vous excusez pas. Je suis heureux que vous m’ayez raconté tout cela.
Et il l’était sincèrement.
La porte d’entrée s’ouvrit alors et ils se tournèrent d’un même mouvement pour voir entrer le Dr Lewis.
Le médecin les rejoignit dans la salle à manger et posa sa sacoche et son chapeau sur la table.
— Bonjour à vous ! Je suis venu jeter un coup d’œil à cette main, annonça-t-il à Merritt avec un large sourire.
Il tira une chaise et l’invita à s’y asseoir.
Tandis qu’elle prenait place, Bowie s’approcha. Elle dégagea son bras de l’écharpe pour que le docteur puisse l’examiner.
— C’est légèrement moins enflé, déclara-t-il. C’est bien. Maintenant, pouvez-vous remuer les doigts, s’il vous plaît ?
Merritt s’exécuta et Bowie la vit aussitôt réprimer une grimace de douleur.
— A présent, tendez la main, si vous le pouvez.
Elle essaya, mais sans parvenir à l’étendre tout à fait.
— Décrivez-moi votre douleur.
— C’est une douleur sourde, très tolérable, sauf lorsque j’essaye d’attraper quelque chose. Dans ces cas-là, ça fait vraiment mal.
Clancy la rassura d’un sourire.
— Bon, je trouve que ça évolue de manière satisfaisante. Vous allez pouvoir recommencer à vous servir peu à peu de votre main. Mais ne forcez surtout pas, arrêtez dès que la douleur devient trop vive.
Merritt hocha la tête.
— Ce sera tout pour aujourd’hui, conclut-il en reprenant son chapeau et sa sacoche. Je repasserai vous voir dans deux ou trois jours.
Il était presque arrivé à la porte lorsqu’il se retourna pour s’adresser à Bowie.
— Vous avez repensé à notre conversation ?
Merritt les regarda l’un après l’autre, perplexe.
— Oui, répondit sobrement Bowie.
— Je suis certain que Merritt serait d’accord avec nous, remarqua Clancy avec un sourire.
— A propos de quoi ? demanda-t-elle.
Il désigna Bowie d’un signe de tête.
— Ace et moi, ainsi que quelques autres, voudrions que Cahill se présente aux élections qui doivent avoir lieu la semaine prochaine. Pour le renouvellement du poste de shérif de Cahill Crossing.
— Vraiment ? fit-elle, étonnée. Il y aurait un problème avec le shérif Hobbs ?
Elle avait parlé d’un ton égal, mais Bowie perçut une pointe de tension dans sa voix.
— Pas exactement un problème, non, répondit Clancy. Il n’a rien fait de mal. Ce qui nous ennuie, c’est qu’il ne fait pas grand-chose de bien non plus.
— Je vois, dit Merritt en se tournant vers Bowie. Et alors ? Vous avez pris votre décision ? Vous allez vous présenter à cette élection ?
Il chercha son regard en essayant de se faire une idée de ce qu’elle pensait, mais son expression resta indéchiffrable.
— Oui, j’ai décidé de me présenter.
— Voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Clancy en le gratifiant d’une petite tape sur l’épaule.
— Vous êtes indéniablement qualifié pour ce poste, reconnut Merritt avec un bref sourire.
On ne pouvait pas dire qu’elle faisait preuve d’un enthousiasme délirant, songea Bowie.
— Ce sera très bon pour Cahill Crossing, décréta Clancy en remettant son chapeau sur la tête.
— Il ne faut pas crier victoire trop vite, tempéra Bowie. L’élection n’a pas encore eu lieu.
— C’est vrai, mais je la sens bien, cette élection. Très bien, même.
Il tourna les talons pour se diriger de nouveau vers la porte.
— Alors à plus tard, tous les deux, ajouta-t-il avec un petit signe de la main. On se revoit dans deux ou trois jours.
— A plus tard, toubib.
— Au revoir, docteur.
Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Bowie trempa son chiffon dans le mélange eau et vinaigre, monta sur l’escabeau et se remit à nettoyer le haut de la fenêtre.
Debout devant l’autre fenêtre, silencieuse, Merritt regardait dehors.
Il eut beau se dire que son opinion n’avait pas d’importance pour lui, il tenait néanmoins à la connaître.
— Alors ? dit-il en baissant les yeux vers elle. Que pensez-vous de cette affaire d’élection ?
— Vous y avez apparemment beaucoup réfléchi.
Voilà qui ne l’éclairait pas vraiment sur son opinion.
— Je ne suis pas du tout convaincu de gagner. Je suis resté absent très longtemps, et beaucoup de gens ne me connaissent pas bien.
— Vous avez peut-être raison, concéda-t-elle avec un hochement de tête.
Bowie frotta de nouveau la vitre en réfléchissant.
S’il gagnait cette élection, cela l’aiderait indubitablement dans son enquête. Mais cela signifierait aussi qu’il devrait rester un certain temps à Cahill Crossing. Quatre ans, précisément. A moins bien sûr qu’il ne décide de donner sa démission.
Se sentait-il vraiment prêt à vivre de nouveau ici ?
Frustré et agacé de se sentir si indécis, il jeta un coup d’œil furtif à Merritt qui, elle aussi, s’était remise à frotter sa vitre.
Il était surpris qu’elle le fasse douter de sa décision. D’autant plus surpris qu’il aurait été bien incapable de dire pourquoi son jugement l’influençait à ce point.
Elle avait simplement déclaré qu’elle l’estimait « qualifié » pour ce poste de shérif. Elle n’avait émis ni objection ni désapprobation, et ne lui avait pas non plus demandé s’il était sûr de lui.
Pourtant, il était indéniable qu’il y avait maintenant entre eux une tension nouvelle.
* * *
Merritt espérait que Bowie allait perdre cette élection. Oh ! bien sûr, elle ne l’aurait jamais dit, ne serait-ce que parce qu’elle était parfaitement consciente que c’était tout à fait égoïste de sa part. Mais cela ne l’empêchait pas d’espérer de tout cœur que le shérif Hobbs le devancerait.
Une semaine après avoir appris qu’il comptait se présenter, elle se retrouvait donc assise dans la grande salle du théâtre, entourée de la quasi-totalité des habitants de Cahill Crossing qui, comme elle, attendaient le résultat du vote.
Le conseil municipal avait d’abord envisagé d’organiser l’élection dans la grande salle de l’hôtel de ville, avant d’opter pour la salle de théâtre, beaucoup plus spacieuse. Malgré cela, il n’y avait pas de place pour tout le monde et on avait dû laisser grandes ouvertes toutes les portes pour permettre à ceux qui n’avaient pu s’asseoir d’assister quand même à l’événement.
Les lourds rideaux rouges frangés d’or avaient été relevés, et Bowie Cahill, assis au milieu de la scène, s’entretenait avec Ace Keating et le Dr Lewis tandis qu’Arthur Slocum procédait au décompte des voix.
Peu après son arrivée dans cette ville en pleine expansion, le jeune avocat s’était vu attribuer la responsabilité du dépouillement des votes lors des élections. Depuis, il remplissait cette fonction chaque fois que les habitants de Cahill Crossing étaient appelés à se prononcer.
— Tu vois bien, toi ? demanda Rosa Greer Burnett en posant la main sur l’épaule de Merritt. Lucas dit qu’il reste quelques sièges juste devant la scène.
— Je suis très bien ici, merci, la rassura Merritt avec un sourire.
Elle s’abstint d’expliquer qu’elle préférait de beaucoup se trouver ainsi dissimulée au beau milieu de la foule plutôt qu’assise au premier rang, juste sous le regard de Bowie Cahill.
— Mais que cela ne vous empêche surtout pas d’avancer tous les deux, si vous le préférez.
— Nous aussi, on va rester ici, lui répondit Rosa. Regarde, Dog est déjà installé.
Merritt baissa les yeux et vit en effet l’énorme chien de Lucas allongé aux pieds de son maître. Entendant qu’on parlait de lui, l’animal leva vers elles ses bons gros yeux, et elle se pencha pour le caresser entre les oreilles.
Elle reporta ensuite son attention sur Bowie, dont la carrure restait imposante même au milieu de cette grande scène.
Le brouhaha derrière elle se faisant soudain plus fort, elle tourna la tête et vit alors le second candidat se frayer un chemin parmi la foule, saluant au passage ses électeurs potentiels. Il s’attarda un peu pour bavarder avec Don Fitzgerald, l’un des ranchers les plus prospères de la région, qui avait profité de sa position au sein de la société locale pour appuyer publiquement la candidature du shérif sortant.
En termes d’importance, la famille Fitzgerald arrivait juste derrière la famille Cahill. Merritt ne put s’empêcher de se demander si le soutien si ostensible de Fitzgerald à Tobias Hobbs suffirait à infléchir les résultats en sa faveur.
Hobbs finit tout de même par quitter Fitzgerald et se dirigea vers elle. Il s’arrêta au bout de la rangée de sièges dans laquelle elle était assise et commença par serrer la main de Lucas, puis salua Rosa avant de s’adresser à elle.
— Bonjour, miss Dixon. Comment vous remettez-vous de votre blessure ?
Merritt faillit répliquer qu’il savait parfaitement comment évoluait sa blessure puisqu’il était déjà passé chez elle à plusieurs reprises depuis son accident pour s’en enquérir.
— Fort bien, merci, shérif.
— Surtout, dans le cas où vous auriez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me le faire savoir. Vous savez que vous pouvez compter sur moi, n’est-ce pas ?
— Mais oui, et c’est très aimable à vous. Merci encore de votre sollicitude.
Sollicitude qu’elle commençait décidément à trouver de plus en plus encombrante… Le shérif n’avait jamais fait mystère de l’intérêt qu’il lui portait, l’obligeant à déployer des trésors de diplomatie pour le maintenir à distance sans toutefois froisser sa susceptibilité. Elle savait combien il était facile de se faire un ennemi d’un homme dont on repoussait les avances.
Elle aurait pourtant bien aimé pouvoir mettre les choses au point avec lui une bonne fois pour toutes, mais elle se voyait mal lui expliquer que ce n’était pas à lui qu’elle aurait envie de faire appel s’il lui arrivait un jour d’avoir besoin d’aide.
Il venait à peine de s’éloigner lorsque Ellie Jenkins s’arrêta à son tour pour parler un moment avec les Burnett. Merritt trouvait la mère d’Ellie insupportable de suffisance, mais elle appréciait beaucoup la jeune femme qui avait su rester simple malgré la fortune considérable de ses parents. Les Jenkins, qui menaient grand train, avaient fait construire le tout nouveau et très luxueux hôtel Château Royal.
Se sentant tout à coup observée, Merritt balaya la pièce du regard jusqu’à ce que son attention se porte sur la scène. En voyant les yeux bleus de Bowie Cahill fixés sur elle, elle sentit son visage s’empourprer.
Le cœur battant soudain si fort qu’elle avait l’impression de pouvoir l’entendre par-dessus le brouhaha de la foule, elle lissa nerveusement les plis de sa jupe à fleurs pour se donner une contenance.
L’un des hommes qui se trouvaient sur scène dit alors quelque chose à Bowie, qui se tourna vers lui.
Une fois encore, Merritt se surprit à souhaiter qu’il ne remporte pas l’élection.
C’était étrange, cette relation qui s’était développée entre eux. Ils étaient devenus amis, et peut-être même un peu plus…
En y repensant, elle était bien obligée de reconnaître qu’elle avait été la première surprise de s’entendre lui raconter tant de choses à propos de Seth et de leur mariage. Elle ignorait si Bowie avait compris la profondeur de son ressentiment, mais elle lui était en tout cas reconnaissante de l’avoir écoutée avec attention sans jamais donner l’impression de la juger ni de la condamner.
La voix de Rosa la tira de ses réflexions.
— Excuse-moi, je rêvassais.
— Je vois ça, oui, répondit Rosa avec un sourire malicieux. J’étais en train de te dire que je croyais que Bowie va gagner.
Merritt se figea.
La semaine qui venait de s’écouler lui avait mis les nerfs à vif. Depuis le jour où le Dr Lewis avait évoqué le projet de Bowie, le sujet n’avait plus été abordé, et elle s’en était trouvée soulagée.
— C’est fort possible, renchérit Lucas, assez haut pour qu’elle puisse l’entendre. Il a au moins autant d’expérience que Hobbs, et une excellente réputation dans toute la région.
— Exact, dit Rosa. Et il appartient à la famille qui a fondé Cahill Crossing, ce qui est aussi un élément en sa faveur.
— Mais il a été absent pendant quatre ans, répliqua Merritt sans pouvoir dissimuler son irritation. Il n’est revenu que parce que son frère l’a appelé. En fait, je doute qu’il serait resté si Quin n’avait pas été si sérieusement blessé.
Rosa l’observa un instant d’un air songeur.
— Franchement, Merritt, s’il n’avait pas l’intention de rester, je ne vois pas pourquoi il aurait présenté sa candidature à ce poste de shérif. Tu n’es pas d’accord ?
Pour toute réponse, Merritt se contenta d’un léger haussement d’épaules.
— Tu ne penses pas qu’il ferait un bon shérif ? insista Rosa.
— Si. Certainement meilleur que Hobbs.
Surprise par la sécheresse de son ton, Rosa la dévisagea, perplexe.
— Il s’occupe pas mal de toi depuis que tu t’es blessée, non ?
— Oui, répondit sobrement Merritt en se demandant où elle voulait en venir.
— Beaucoup, même.
Merritt lui jeta un coup d’œil en coin.
— Uniquement lorsque j’en ai besoin.
— Eh bien moi, je pense qu’il te plaît, murmura Rosa en se penchant vers elle avec un sourire malicieux.
Merritt sentit son pouls s’accélérer brutalement, mais elle parvint à garder un visage impassible.
— Nous sommes amis, c’est tout.
— Allons donc, ma belle ! Si c’était tout, tu souhaiterais qu’il gagne. Or, manifestement, tu ne le souhaites pas.
— Je n’ai jamais rien dit de tel ! protesta Merritt, tout en feignant de remettre en place les plis de sa jupe.
— Non, en effet, concéda Rosa. Mais je me rappelle très bien t’avoir entendue jurer tes grands dieux que tu ne fréquenterais plus jamais un homme de loi. Donc, c’est bien ce que je disais : Bowie te plaît. Et inutile de perdre ton temps à tenter de me convaincre du contraire. Mon raisonnement est d’une logique imparable. Si tu n’étais pas attirée par lui, tu te moquerais comme d’une guigne qu’il gagne ou non cette élection.
Un peu déstabilisée de se voir percée à jour, Merritt se pencha pour caresser la tête du chien afin de cacher son embarras.
Au même instant, Arthur Slocum se leva et se dirigea vers l’avant de la scène, une feuille de papier à la main. Après une série de sifflements stridents poussés par les organisateurs du vote pour obtenir le silence, l’assemblée finit enfin par se taire.
L’avocat ajusta ses lunettes et s’éclaircit la voix.
— Et maintenant, le résultat de votre vote…, commença-t-il d’une voix claire.
Il laissa sa phrase en suspens et toute l’assistance retint son souffle, à commencer bien sûr par Merritt dont l’estomac s’était douloureusement contracté.
— Bowie Cahill l’emporte avec plus de cent voix d’écart !
Des vivats et des applaudissements nourris saluèrent la nouvelle tandis que, sur la scène, Tobias Hobbs s’avançait vers Bowie pour lui serrer la main.
La mort dans l’âme, Merritt regarda les gens se précipiter vers le vainqueur. Elle vit Bowie tourner les yeux dans sa direction et, juste avant qu’il ne soit englouti par la foule, leurs regards se rencontrèrent. Elle se força à sourire ; elle ne voulait pas lui gâcher cet instant. Surtout pas. Plus tard, d’ailleurs, elle aussi irait le féliciter.
Il avait été vraiment adorable avec elle au cours de la semaine qui venait de s’écouler, se portant volontaire pour toutes les tâches que d’ordinaire elle effectuait seule. Il l’avait aidée pour la cuisine, la lessive, ainsi que pour le ménage.
Lorsqu’elle avait fait sa connaissance, elle s’était demandé quel effet cela lui ferait d’avoir Bowie Cahill dans sa vie. Maintenant, elle le savait.
Il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour se rendre compte que non seulement elle s’était habituée à l’avoir auprès d’elle, mais aussi qu’elle appréciait de plus en plus sa présence au fur et à mesure que les jours passaient.
Cependant, ils ne pourraient jamais être plus que des amis. D’excellents amis, peut-être, mais pas davantage.
Parce qu’elle se refusait à envisager autre chose.
L’arrivée de Bowie Cahill dans sa maison lui avait fait prendre conscience qu’elle était désormais prête à accueillir un nouvel homme dans sa vie.
Mais pas un homme de loi.
* * *
Pendant plusieurs minutes après l’annonce des résultats, les gens s’agglutinèrent autour de Bowie pour le féliciter. Il les remercia, distribuant comme un automate sourires et poignées de main.
Alors qu’il ne s’attendait pas vraiment à remporter cette élection, il fut un peu surpris de constater que, maintenant qu’il avait gagné, la seule pensée qui lui venait à l’esprit était que Quin serait sans doute heureux de le voir reprendre du service comme shérif, mais cette fois à Cahill Crossing.
En tout cas jusqu’à la prochaine élection… dans quatre ans.
Il balaya une nouvelle fois la salle du regard et dut bientôt se rendre à l’évidence : Merritt était partie. Et Tobias Hobbs avait lui aussi quitté la salle.
Il se figea en se demandant s’ils n’étaient pas partis ensemble. Certes, Merritt ne lui avait pas paru très intéressée par les attentions de son rival, mais la situation venait de changer. Hobbs n’était plus shérif, alors que lui l’était redevenu.
Bien qu’il espérât que cette situation nouvelle ne perturberait pas trop les relations qui s’étaient nouées entre Merritt et lui, il ne pouvait s’empêcher de craindre une remise en cause majeure.
Après tout ce que Merritt lui avait raconté sur sa vie d’épouse de Texas Ranger, il était fort probable que cela se produise…
* * *
Trois jours plus tard, Bowie déverrouilla la porte de son nouveau bureau. Il entra, retira son Stetson et se passa la main dans les cheveux. Le soleil de l’après-midi pénétrait par la fenêtre, découpant un grand carré de lumière sur le plancher de pin. Le train siffla au loin, signalant son arrivée en ville.
Depuis l’élection, il n’avait pas beaucoup vu sa logeuse car il avait dû s’absenter pour conduire jusqu’à Wolf Grove les deux prisonniers qui avaient causé tant d’ennuis à Quin et à Addie. Le lendemain de sa prestation de serment, il avait reçu une avalanche de menaces concernant Purvis et Fields. Comme toute la ville semblait s’être liguée contre eux, il avait estimé plus prudent de les transférer, pour éviter qu’ils ne se fassent lyncher avant même d’avoir été jugés. Considérant que c’était une sage décision, Ace avait accepté de l’accompagner jusqu’à Wolf Grove pour le convoyage des deux hommes.
Avant son départ, Bowie avait demandé à Merritt s’il y avait quelque chose qu’il puisse faire pour l’aider. Elle avait assuré que non, arguant du fait que sa main allait beaucoup mieux, et il avait été très surpris de se sentir aussi déçu par son refus.
C’est alors qu’il s’était rendu compte à quel point il avait apprécié tous les moments passés avec elle à l’assister dans ses tâches ménagères.
Il venait tout juste de rentrer de Wolf Grove, et se retrouver seul dans cette prison lui paraissait presque incongru. Comme les cellules étaient à présent vides, il décida d’y faire un peu de ménage.
En sortant du placard le balai fourni par la municipalité, il sourit en pensant à la dernière fois où il en avait eu un à la main : lorsqu’il avait aidé Merritt à faire le ménage de ses chambres.
Il ne l’avait revue qu’à deux reprises depuis son élection. Les deux fois, elle s’était montrée aimable avec lui, mais ne s’était pas attardée pour bavarder plus que le minimum que lui imposait son rôle d’hôtesse. Il avait perçu, sinon une dégradation, du moins un net changement dans leurs relations.
Malgré tout, aujourd’hui encore, il ne pouvait s’empêcher de penser à elle. Elle lui manquait.
Alors qu’il rassemblait dans sa pelle la poussière qu’il venait de balayer dans l’une des cellules, il entendit la porte d’entrée s’ouvrir.
— J’arrive tout de suite ! cria-t-il.
— D’accord.
Il se figea en entendant la voix qu’il reconnut aussitôt.
Merritt !
L’avait-elle vu rentrer de Wolf Grove ?
Surpris de se sentir soudain si heureux, il appuya son balai contre le mur et sortit de la cellule, le visage éclairé d’un large sourire.
— Bonjour ! Comment allez-vous ?
— Bien, et vous ? Votre voyage s’est bien passé ?
Elle avait souri, elle aussi, mais d’un sourire étonnamment fugitif.
— Sans aucun problème, merci.
— Tant mieux.
Elle parut soulagée l’espace d’une seconde puis, tout de suite après, son visage devint grave. Sans un mot, elle alla jusqu’à la fenêtre devant laquelle elle se planta et regarda dehors.
Etonné par cet étrange comportement, Bowie fronça les sourcils. Que lui arrivait-il ?
Il s’assit sur l’un des coins du bureau en chêne, admirant une fois encore la finesse de sa silhouette et la longue natte soyeuse qui lui tombait jusqu’au milieu du dos.
Elle resta quelques instants ainsi avant de pivoter sur elle-même.
Voyant l’inquiétude qu’exprimaient ses beaux yeux verts, il se leva.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Oui. Non…
Elle parlait d’une voix hésitante, altérée.
— Il faut que je vous dise quelque chose…
— Je vous écoute.
Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu’elle dise un mot. Elle se tordait nerveusement les mains, et il eut l’impression qu’elle rassemblait ses forces avant de se lancer.
— Quoi que ce soit, Merritt, dit-il d’une voix douce, ça ne peut pas être grave à ce point, n’est-ce pas ?
Visiblement en proie à une indécision douloureuse, elle le dévisagea un instant sans répondre en se mordant la lèvre.
Lorsqu’il vit tout à coup ses yeux se voiler de larmes, il fit un geste dans sa direction, mais elle eut un mouvement de recul.
— Merritt ?
— La mort de vos parents n’était pas due à un accident, dit-elle enfin d’une voix rauque. Ils ont été assassinés.