Chapitre 8

Bowie se sentait beaucoup plus contrarié qu’il n’aurait dû l’être par sa prise de bec avec Merritt dans la cuisine, deux jours plus tôt. Il n’avait rien fait d’autre que son travail, après tout, mais elle avait de toute évidence considéré comme une agression personnelle le fait qu’il était allé interroger ses deux amies.

Bien sûr, elle s’était excusée de « s’être laissé emporter » pour reprendre son expression, mais il en restait malgré tout chagriné.

Peut-être avait-elle raison de penser qu’un homme de loi était incapable de faire passer une femme avant son métier. Lui, pourtant, s’en sentait tout à fait capable. Cela dépendait évidemment de la femme en question, mais avec quelqu’un comme Merritt Dixon, il était convaincu que ce serait possible.

Et il était frustré, aussi. D’autant plus qu’il était bien conscient qu’une grande part de cette frustration était d’ordre purement physique. Il avait eu beau tenter d’abord de le nier, puis ensuite de refouler cette pensée dans un coin de son esprit, cela n’avait rien changé.

Malgré tous les efforts qu’il avait pu faire pour s’en empêcher, il était bien obligé de reconnaître qu’il était très attiré par cette femme. Il avait mesuré à quel point précisément ce soir-là, dans la cuisine, quand il s’était soudain rendu compte qu’il avait autant envie de la secouer comme un prunier… que de l’embrasser à perdre haleine.

Les deux jours qui venaient de s’écouler lui avaient en tout cas permis de comprendre qu’il avait franchi avec elle une sorte de ligne invisible. Elle ne l’évitait pas et se montrait toujours polie lorsqu’elle lui parlait, mais sans la franchise et la chaleur qui l’avaient tant séduit lors de leur première rencontre.

Depuis leur accrochage, donc, chaque fois qu’il lui avait demandé si elle avait besoin d’aide en quoi que ce soit, elle avait répondu par la négative. Avec le sourire, certes, mais ça n’en restait pas moins des refus.

Ce soir encore, elle venait de décliner son offre de l’aider à débarrasser la table après le dîner.

Luttant pour dominer son exaspération, il suivit M. Wilson dans le salon. Comme le journaliste s’installait dans l’un des fauteuils près de la cheminée, Bowie prit place dans l’autre. A sa surprise, Merritt les rejoignit peu après et alla s’asseoir dans un fauteuil situé à l’écart, à côté du piano. Il la vit alors déplier le pan de son tablier, révélant une coupe pleine de noix de pécan qu’elle commença à décortiquer.

M. Wilson s’étant plongé dans la lecture du gros livre qu’il avait apporté, Bowie entreprit de nettoyer son revolver.

Il jetait de temps en temps un coup d’œil en direction de Merritt, observant à la dérobée la finesse de sa silhouette et la délicatesse de son profil. Elle portait ce soir-là une robe à rayures jaunes et avait relevé ses cheveux en un chignon, découvrant sa nuque délicate et son cou gracile.

Elle décortiquait ses noix avec application, apparemment très absorbée par sa tâche. Comme elle lui avait à peine accordé un regard de toute la soirée, il tenta d’engager la conversation.

— Le dîner était vraiment délicieux, ce soir, Merritt.

— Merci, répondit-elle avec un sourire, mais sans toutefois lever les yeux vers lui.

— Vous voulez que je vous aide à décortiquer ces noix ?

— J’y arrive très bien toute seule, merci.

De plus en plus frustré, il se passa la main sur le visage. Pourtant sa réponse ne le surprenait pas. Cela faisait deux jours qu’elle lui répondait très exactement qu’elle y arrivait « très bien toute seule, merci », chaque fois qu’il lui proposait son aide.

— Monsieur Wilson, dit-elle alors en se tournant vers le journaliste. Avez-vous bien trouvé les chemises que j’ai laissées dans votre chambre ?

— Oui, merci beaucoup de les avoir réparées.

— Je vous en prie, lui répondit-elle avec un sourire.

Bowie ne put s’empêcher de remarquer que le sourire qu’elle venait d’adresser au journaliste était beaucoup plus chaleureux que celui qu’elle lui avait réservé quelques secondes auparavant.

Il se leva, mit son arme dans son holster, et se dirigea vers elle, décidé à la faire réagir d’une manière ou d’une autre. Il se pencha et effleura d’un geste léger sa main qui avait été blessée quinze jours plus tôt.

— Vous êtes certaine que c’est bien raisonnable de faire ça ? Vous ne devriez pas plutôt continuer à ménager votre main ?

— Mais non, tout va bien, dit-elle avec un mouvement de recul instinctif. C’est parfaitement guéri.

Elle leva néanmoins les yeux vers lui, et il crut voir une lueur d’irritation dans son regard.

Voulant pousser l’expérience plus loin, il effleura cette fois du doigt la cicatrice de sa tempe.

— Et ici ?

Elle se figea.

— Ça va très bien, merci, dit-elle d’un ton froid.

Satisfait d’avoir obtenu une réaction, il recula d’un pas. Tout lui semblait préférable à cette distance polie qu’elle affichait depuis l’avant-veille.

— Et, dites-moi, que comptez-vous faire avec toutes ces noix de pecan ? demanda-t-il en s’adossant nonchalamment au mur.

— Quelques tartes.

Il l’observa un instant en silence, en essayant de déterminer pour quelle raison elle le perturbait à ce point. C’était vraiment à croire que plus elle voulait le maintenir à distance, plus il cherchait à se rapprocher d’elle. Et c’était aussi grotesque qu’exaspérant.

Chaque nuit, depuis qu’elle était venue le voir dans sa chambre, il avait rêvé d’elle. Des rêves d’une sensualité torride dont il se réveillait pantelant… et terriblement frustré.

Il avait pourtant tout fait pour essayer d’ignorer ce désir de plus en plus fort. Il avait même cherché à le combattre en pensant à d’autres femmes. Oh ! il lui arrivait de remarquer d’autres femmes, bien sûr. D’en trouver certaines ravissantes, même. Mais il s’était rendu compte d’une chose étonnante : dès la seconde où ces femmes disparaissaient de sa vue, il était incapable de se rappeler quoi que ce soit les concernant. On aurait vraiment dit qu’il n’y avait plus place dans sa tête pour personne d’autre que Merritt Dixon.

Ce qui le rendait d’autant plus furieux qu’il savait pertinemment qu’il ferait bien mieux de se concentrer sur son enquête plutôt que sur sa séduisante logeuse.

Une seule chose le consolait : il était convaincu qu’elle aussi était attirée par lui, ne serait-ce qu’à cause du mal qu’elle se donnait pour tenter de faire croire le contraire. Il le sentait aussi à la tension soudaine du corps de Merritt chaque fois qu’il se trouvait en sa compagnie. Lui aussi, d’ailleurs, ressentait une certaine tension en sa présence. Mais ce n’était pas parce qu’il était trop près d’elle ; c’était parce qu’il n’était pas assez près d’elle.

Les sourcils froncés de concentration, elle continuait à s’activer. Lorsqu’elle eut fini, elle replia son tablier sur les coquilles brisées et se leva, tenant à la main le récipient dans lequel elle avait mis les noix décortiquées.

— Quelqu’un voudrait-il quoi que ce soit ? demanda-t-elle d’un ton détaché. Encore un peu de gâteau ? Du café ?

— Rien pour moi, merci, répondit Bowie.

— Rien pour moi non plus, répondit M. Wilson.

— Parfait.

Elle quitta le salon et se rendit dans la cuisine, pour en ressortir moins d’une minute plus tard. On entendit alors la porte d’entrée s’ouvrir puis se refermer et, tout de suite après, des pas sur les marches du porche. Puis plus rien.

Bowie tendit l’oreille.

Comme M. Wilson était absorbé par sa lecture, il sortit de la pièce sans rien dire. Il ouvrit la porte d’entrée, s’avança sous le porche et vit que Merritt avait déjà traversé la rue et se dirigeait vers le centre. Où allait-elle ? Il n’était pas dans ses habitudes de sortir après le dîner, surtout sans prévenir, comme sur un coup de tête.

Il referma sans bruit la porte derrière lui.

Peut-être avait-elle reçu des nouvelles de son demi-frère et s’apprêtait-elle à le rejoindre quelque part.

Bowie avait passé ces derniers jours à surveiller les moindres mouvements de Merritt, mais l’homme avait fort bien pu lui laisser un message, comme il l’avait fait la fois précédente, sans que personne ne l’aperçoive.

Cela lui déplaisait de devoir ainsi espionner la jeune femme mais, s’il voulait découvrir qui avait tué ses parents, il n’avait pas le choix. Merritt représentait pour le moment la seule piste susceptible de le conduire quelque part.

Si seulement elle avait accepté de lui dire ce qu’il avait besoin de savoir, il n’aurait pas été obligé de la surveiller !

Elle traversa la rue au niveau de l’hôtel Porter et tourna en direction de la sellerie et de l’écurie de louage.

Bowie la suivit et s’arrêta au coin de la rue, se dissimulant à l’angle d’une maison.

Elle venait de passer devant chez le barbier lorsqu’un homme sortit d’une ruelle derrière elle et l’accosta. L’homme étant de dos, Bowie ne put voir de qui il s’agissait. Il fronça les sourcils en voyant Merritt s’arrêter pour lui parler, et se figea lorsque l’inconnu fit un pas sur le côté et se trouva de profil.

Hobbs !

Une bouffée de colère monta en lui. L’ex-shérif avait-il attendu Merritt ? Avait-elle été surprise de le voir ? Comme il faisait sombre, il ne pouvait voir l’expression de son visage.

Il ne pensait pas qu’elle ait pu avoir rendez-vous avec lui mais, après tout, qu’en savait-il ? De toute façon, peu importait que cela ait été prévu ou pas. Le seul fait de la voir en compagnie de ce salaud le faisait frémir de rage.

Elle se remit à marcher et Hobbs lui emboîta le pas, sans qu’elle paraisse exprimer la moindre objection.

Comment se faisait-il qu’elle accepte ainsi qu’il l’accompagne ? Et pourquoi la suivait-il ? Que pouvait-il lui vouloir ?

Il fallait absolument qu’il se rapproche.

Il passa derrière la boutique du barbier, puis derrière celle du cordonnier, et, lorsqu’il parvint à l’angle de la rue suivante, il vit Merritt s’arrêter devant la sellerie. Hobbs s’arrêta lui aussi.

Il était maintenant assez près pour les entendre.

— On pourrait passer une bonne soirée, tous les deux, vous ne croyez pas ? entendit-il l’ex-shérif demander.

Bowie serra les dents, d’autant plus furieux que Merritt répondit à voix trop basse pour qu’il puisse entendre.

— Je compte sur vous pour y réfléchir, n’est-ce pas ? insista Hobbs. Vous avez amplement le temps, il reste encore une semaine.

Cette fois non plus Bowie n’entendit pas la réponse de Merritt.

En revanche il comprit pourquoi Hobbs l’avait abordée : pour l’inviter à assister en sa compagnie aux festivités qui auraient lieu dans une semaine, à Cahill Crossing comme dans toutes les villes du pays, pour célébrer l’anniversaire de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique.

Jamais de la vie !

Au prix d’un terrible effort sur lui-même, il refréna son envie de se ruer sur Hobbs pour le remettre à sa place. En le voyant s’incliner pour baiser la main de Merritt, il grinça des dents.

Hélas ! il était hors de question qu’il intervienne. D’abord parce qu’il préférait ne pas imaginer la réaction de Merritt si elle s’apercevait qu’il l’avait suivie, et ensuite parce qu’il était bien obligé de reconnaître qu’elle gérait parfaitement la situation.

Elle savait que l’ex-shérif était impliqué dans la mort de ses parents et se doutait que, comme lui, Hobbs recherchait Saul. Avec une différence notable : lui voulait l’interroger, alors que Hobbs voudrait l’éliminer. Elle se comportait donc avec l’ex-shérif de manière à ne rien trahir, comme il lui avait recommandé de le faire.

Mieux valait ne pas envenimer davantage leurs relations, songea-t-il en espérant qu’elle ne découvrirait pas qu’il avait obtenu par Ace le nom de ses parents et leur avait envoyé un télégramme à Austin… Si cela devait se produire, il avait peu de chances d’assister à sa prochaine rencontre avec son demi-frère.

Il soupira. De toute façon, il n’avait aucun droit sur Merritt Dixon. Il avait une enquête à mener qui lui imposait de surveiller ses faits et gestes, rien de plus.

Rien, en tout cas, qui l’autorise à se montrer jaloux de ses fréquentations.

Il se sentit néanmoins soulagé lorsqu’il la vit ouvrir la porte de la sellerie et y entrer seule. Hobbs resta un moment devant la boutique, comme s’il hésitait à la suivre, puis il se remit en marche. Bowie le vit ensuite entrer dans le restaurant Steven ; il ne semblait pas s’être rendu compte qu’il avait été suivi.

Bowie devait maintenant s’assurer que Merritt, elle non plus, ne s’en rende pas compte.

Il se posta donc à couvert pour attendre qu’elle ressorte, ce qu’elle fit après plus d’une demi-heure. Sur le pas de la porte, elle dit au revoir à Ace et à Livvy et reprit la direction du Morning Glory.

Bowie resta parfaitement immobile. Il avait beau ne pas se trouver directement dans son champ de vision, le moindre mouvement aurait pu suffire à attirer son attention.

Elle marchait d’un pas vif et semblait beaucoup plus détendue qu’elle ne l’avait été ces derniers temps, du moins en sa compagnie.

Lorsqu’elle eut dépassé la rue dans laquelle il s’était posté, il poussa un soupir de soulagement d’autant plus intense qu’il avait craint un instant de voir Hobbs reparaître. L’ex-shérif aurait pu lui aussi se poster derrière une fenêtre pour guetter la sortie de Merritt dans l’espoir de lui parler de nouveau.

Bowie reprit lentement le chemin du Morning Glory, tout en réfléchissant à la situation inconfortable dans laquelle il s’était mis.

Il était tout à fait conscient qu’après ce qui s’était passé l’autre après-midi entre Merritt et lui — du moins ce qui avait failli se passer — il aurait bien mieux fait de la laisser tranquille et de la tenir autant que possible à l’écart de cette enquête. Malheureusement, c’était inenvisageable. S’il cessait sa surveillance, il se privait du même coup de toute chance de parvenir jusqu’à son informateur.

Mais, en la surveillant ainsi, il lui devenait difficile de la mettre en garde contre Hobbs, car il ne pouvait évidemment pas faire état de la conversation qu’il avait surprise entre eux.

Bref, ce qu’il avait pensé être une bonne idée se révélait finalement tout le contraire.

*  *  *

Dès son réveil, le lendemain, Merritt se rendit compte qu’elle était encore plus tendue et nerveuse que la veille. Tout cela à cause de Bowie. Elle s’était sentie parfaitement bien jusqu’à ce moment, dans le salon, où il était venu la rejoindre. La chaleur de sa main sur la sienne et l’effleurement léger de ses doigts sur sa tempe avaient suffi à déclencher en elle une myriade de sensations aussi exquises que malvenues. Elle avait ressenti une bouffée de désir si intense, si irrépressible, qu’elle avait eu tout à coup l’impression de suffoquer.

Elle avait compris qu’elle ne pouvait pas rester là, près de lui, qu’il fallait qu’elle sorte prendre l’air, qu’elle trouve quelqu’un à qui parler. Alors elle était allée voir Livvy.

Une fois, déjà, elle s’était méprise sur la nature de la relation entre Bowie et elle. Elle avait cru qu’un lien affectif s’était noué entre eux, alors que, de toute évidence, c’était à sens unique.

Elle ne pouvait se permettre de commettre deux fois la même erreur. Il était donc hors de question de fantasmer sur une attirance qui n’existait que de son côté à elle.

De plus, et c’était le point essentiel qu’elle devait garder à l’esprit, Bowie Cahill était d’abord et avant tout un homme de loi.

Et si par hasard elle devait perdre cela de vue, il lui suffirait de se rappeler la façon dont il avait tenté de lui soutirer davantage d’informations quand elle était allée lui dire ce qu’elle avait appris au sujet de la mort de ses parents.

A sa décharge, elle devait reconnaître qu’il n’avait jamais prétendu être autre chose qu’un homme de loi. Pas plus qu’il ne lui avait dit qu’il ne chercherait pas à retrouver son demi-frère par n’importe quel moyen, ni qu’il acceptait d’attendre qu’elle reprenne contact avec Saul.

Bowie ne renierait pas son statut de shérif, ni pour elle ni pour personne d’autre, et il était impératif qu’elle garde cela bien en tête.

C’était donc uniquement le shérif qu’elle devait voir en lui, quitte à oublier l’homme sensible qu’elle avait entraperçu lorsqu’il lui avait parlé de sa jeune sœur.

Bref, il faudrait désormais qu’elle traite Bowie comme l’un de ses pensionnaires, et non comme un homme par lequel elle se sentait attirée.

Quelle que puisse être la force de cette attirance…

La situation était d’autant plus frustrante qu’elle éprouvait, à l’inverse, un sentiment proche de la répulsion pour Tobias Hobbs qui, de son côté, manifestait l’intérêt qu’il lui portait avec une insistance de plus en plus gênante.

Le pire était que la veille, lorsqu’il l’avait abordée en pleine rue pour lui demander d’être sa cavalière aux célébrations du 4 Juillet, elle n’avait même pas pu refuser aussi sèchement qu’elle l’aurait voulu.

Pourquoi ? Parce que Bowie lui avait demandé de maintenir le contact avec ce méprisable individu afin de ne pas éveiller ses soupçons.

Elle avait répondu qu’elle réfléchirait, en espérant que son manque d’enthousiasme évident le dissuaderait d’insister, mais cela n’avait pas suffi. Quand il lui avait baisé la main, elle avait maîtrisé de justesse un brusque mouvement de recul et il ne semblait même pas s’en être rendu compte !

Quoi qu’il en soit, enquête ou pas, il y avait des limites à ce qu’elle pouvait supporter. Et elle allait donc faire son possible pour éviter de devoir passer des heures à subir la compagnie de Tobias Hobbs.

Toute la journée, elle avait appréhendé de voir l’ex-shérif se présenter au Morning Glory pour connaître sa réponse. Heureusement, il n’était pas venu.

Autre cause de réjouissance, elle avait partagé tous ses repas avec Bowie — et était même restée avec lui dans le salon après le dîner — sans que reparaissent les ridicules manifestations de trouble expérimentées la veille. Dieu merci, il n’avait pas reposé la main sur elle…

Ce qui ne l’empêcha pas de se sentir soulagée, ce soir-là, lorsque Bowie et M. Wilson lui souhaitèrent une bonne nuit et montèrent se coucher, la précédant de peu.

Dès qu’elle eut refermé la porte de sa chambre, elle se hâta de se dévêtir, poussant un long soupir d’aise au moment où elle dégrafa son corset. Elle s’assit ensuite sur son lit pour délacer ses bottines qu’elle retira, ainsi que ses bas, avant de mettre sa chemise de nuit.

Puis elle défit sa longue tresse en faisant glisser les doigts dans ses cheveux jusqu’à ce que leur masse soyeuse lui retombe sur les épaules, après quoi elle s’accorda quelques minutes de détente en les brossant longuement.

Elle venait de reposer sa brosse et s’apprêtait à se mettre au lit lorsqu’elle entendit des petits coups légers frappés à sa fenêtre.

— Merritt ?

Saul !

Elle se précipita à la fenêtre et écarta les rideaux avant de soulever le panneau inférieur.

— Saul, tout va bien ? s’inquiéta-t-elle à voix basse.

— Mais oui. Je t’avais dit que je te recontacterais, donc me voilà.

— Bien. Tu as faim ?

Il acquiesça d’un hochement de tête.

— Alors va m’attendre devant la porte de la cuisine, je descends t’ouvrir.

Dès qu’il eut disparu, Merritt referma la fenêtre et tira les rideaux de nouveau. Après avoir mis ses chaussons et sa robe de chambre en coton léger, elle prit la lampe qu’elle avait posée sur sa table de chevet, sortit de sa chambre, et descendit l’escalier à pas feutrés.

Quelques minutes plus tard, Saul se trouva attablé dans la cuisine, en train d’engloutir les restes du dîner.

Pendant qu’il mangeait, Merritt prit dans le garde-manger une miche de pain, un gros morceau de fromage et trois de poulet frit, ainsi que deux bocaux de haricots, deux de pêches, et les quatre pommes qui lui restaient.

Lorsque Saul eut terminé son repas, il la remercia, se leva, et commença à ranger les provisions dans la sacoche de selle qu’il avait apportée avec lui. Dans sa hâte, il laissa échapper l’un des bocaux de haricots qui tomba sur le sol avec un bruit sourd, heureusement sans se casser.

Merritt se figea, retenant sa respiration en attendant de savoir si quelqu’un, en haut, avait entendu.

Après quelques instants de silence total, elle se détendit enfin et aida Saul à finir de mettre les victuailles dans sa sacoche.

— Tu comptes repartir sans me dire où tu étais passé ? dit-elle lorsque ce fut fait.

— Ici et là…, fit-il en haussant les épaules.

Elle poussa un soupir désabusé ; elle n’avait pas vraiment escompté qu’il lui réponde franchement. Elle sortit la première et balaya les alentours du regard pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls, puis Saul sortit à son tour et elle l’accompagna jusqu’à son cheval qui attendait un peu plus loin, attaché à un arbre.

— Tu as repensé à ce que je t’ai dit ? demanda-t-elle.

— A propos de ce shérif ?

— Oui.

— Je ne sais pas trop, Merritt…

— Tu sais que Hobbs est sans doute à ta recherche, n’est-ce pas ?

— Possible, mais il ne m’a pas encore retrouvé, que je sache.

— Si tu allais parler au nouveau shérif, il pourrait t’aider. Tu serais bien plus en sécurité avec lui que tout seul dans la nature.

Scrutant lui aussi les alentours d’un œil inquiet, il ne répondit pas tout de suite.

— Je suis passé devant le bureau du shérif en venant et j’ai vu son nom sur la plaque de porte. Il est de la famille des Cahill qui ont été tués ?

Ne voulant pas lui donner une autre raison de s’enfuir, Merritt hésita à répondre.

— Merritt ? insista Saul d’un ton dur.

— Oui, mais…

— Mais rien du tout ! Il me descendra à la seconde même où il m’apercevra.

— Non. Pas si tu vas te rendre.

— A d’autres, ma fille ! ricana Saul en lui tournant le dos pour monter en selle. Libre à toi de te bercer d’illusions, moi je me tire d’ici en vitesse.

— Tu m’avais promis de ne pas repartir !

— Tu préférerais que je me fasse descendre ?

Merritt posa la main sur sa jambe.

— Saul, je t’en prie ! Je suis certaine que si tu aides le shérif, il t’aidera lui aussi.

Il baissa les yeux sur elle avec un sourire triste.

— Si seulement j’étais aussi bien que tu te l’imagines, petite sœur…

— Saul, ne t’en va pas. Pas sans lui parler au moins une fois !

Il se raidit tout à coup et regarda derrière elle en direction de la cuisine. Elle se retourna.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai cru entendre quelque chose. Combien de personnes habitent chez toi, pour le moment ?

— Trois, moi y compris. Et tu sais bien qu’il y a la petite chambre du bas dans laquelle tu pourrais t’installer, sans que personne ne s’en rende compte.

— Si Hobbs me cherche et si je reste ici, ça te mettra en danger. Et je ne veux pas prendre ce risque.

— Promets-moi au moins de ne pas quitter la région. En tout cas pas sans m’en avertir.

La jument piaffa nerveusement.

— Saul, promets-le-moi ! répéta Merritt.

Elle le vit jeter de nouveau un coup d’œil derrière elle puis, sans lui répondre, il éperonna sa monture qui partit au galop.

— Saul…, murmura-t-elle.

Elle demeura un moment immobile, à écouter décroître dans la nuit le martèlement des sabots.

Pourquoi s’était-il encore enfui ? Et quand le reverrait-elle ? Si elle le revoyait…

Frustrée et inquiète, elle tourna les talons pour repartir vers la maison. C’est alors qu’elle vit la silhouette qui se découpait dans l’embrasure de la porte.

Bowie !

Mon Dieu ! Avait-il vu Saul ?

Non, sans quoi il aurait tenté de l’arrêter.

— Qui était-ce, Merritt ? demanda-t-il d’un ton impérieux.

— Vous m’avez fait peur !

— Qui était-ce ? répéta-t-il. Saul, n’est-ce pas ?

Tendue à l’extrême, elle passa devant lui pour entrer dans la cuisine.

Il la suivit et repassa aussitôt à l’attaque

— N’essayez pas de nier. Je vous ai entendue parler à quelqu’un. Quelqu’un qui vient de repartir au galop.

— Oui. Quelqu’un qui avait faim.

Il lui saisit le bras et, d’un mouvement brusque, la fit se tourner vers lui.

— C’était Saul Bream, n’est-ce pas ? Pourquoi est-il venu ?

Merritt releva vivement la tête.

— Comment connaissez-vous son nom de famille ?

— Vos parents me l’ont donné.

— Mes parents ! répéta-t-elle dans un souffle.

Abasourdie, elle le dévisagea un moment sans rien dire.

— Oui, vos parents. Je leur ai envoyé un télégramme pour leur dire que je recherchais Saul et leur expliquer pourquoi. Ils m’ont répondu aussitôt en précisant qu’ils étaient sans nouvelles de lui depuis plus de deux ans.

Toujours sous le choc, elle resta silencieuse.

Bien sûr qu’il avait contacté ses parents, elle aurait dû s’en douter…

Bowie lui secoua le bras.

— Cet homme est dangereux, Merritt ! Du moins, il pourrait l’être.

— Pas avec moi.

Il lâcha son bras et posa les mains sur ses épaules.

— Il pourrait vouloir vous utiliser comme monnaie d’échange. C’est un homme traqué, Merritt. Cela peut pousser n’importe qui à commettre des actes désespérés.

Merritt luttait pour tenter de garder les idées claires. Son rythme cardiaque s’était accéléré, et la chaleur du corps de Bowie si près du sien lui rendait la tâche difficile.

Elle savait qu’il avait raison de s’inquiéter, mais elle ne croyait pas Saul capable de lui faire du mal.

Elle ne l’aurait jamais imaginé, non plus, impliqué dans un assassinat…

— Je ne veux pas que vous couriez le moindre danger, reprit Bowie d’une voix sourde.

— Allons donc ! Vous craignez surtout que je ne vous prévienne pas s’il me recontacte.

Il plissa les yeux et elle vit sa mâchoire se crisper.

— Je n’aurais pas été informé de sa venue ce soir si je ne vous avais pas surpris.

— Je vous en aurais informé si je l’avais su. La dernière fois, il m’avait laissé un message écrit. Cette fois, il est arrivé sans prévenir. Je ne pouvais pas le deviner !

— Vous auriez tout de même pu venir me chercher.

— Ah oui ? Vous croyez vraiment que si je lui avais demandé de patienter une minute, le temps que j’aille chercher le shérif, il aurait sagement attendu ?

Il soupira.

— Ecoutez-moi, Bowie, je sais que vous considérez que c’est votre devoir de me protéger, au même titre que n’importe lequel des habitants de Cahill Crossing. Pourtant, je vous assure que je ne vous tiendrais pas pour responsable si par malheur il m’arrivait quoi que ce soit.

— Bon sang, Merritt, la question n’est pas là !

L’intensité brûlante de son regard lui rappela soudain qu’elle ne portait, en tout et pour tout, que sa chemise de nuit et le peignoir d’été en cotonnade qu’elle avait enfilé à la hâte avant de quitter sa chambre.

Elle sentit ses jambes flageoler mais décida de l’ignorer.

— Et alors, où est-elle, la question ? Vous craignez de donner l’impression de mal faire votre travail ? C’est ça ?

— Non, ce n’est pas ça du tout, répondit-il entre ses dents serrées, luttant visiblement pour se contrôler.

— Alors c’est quoi ?

— Ça, répondit-il d’une voix sourde, juste avant d’écraser sa bouche sur la sienne.

Elle se figea un instant, interdite, avant de répondre à son baiser avec fougue.

La chaleur du corps puissant de Bowie se communiquait au sien à travers le peu de tissu qui les séparait. Elle fit remonter les mains à plat le long de son torse si merveilleusement ferme, puis enfouit les doigts dans l’épaisseur de ses cheveux, tout en se cambrant pour mieux se plaquer contre lui.

Alors qu’elle s’abandonnait à la volupté de l’instant avec un petit gémissement de plaisir, Bowie s’écarta soudain, le souffle court.

— Il faut qu’on arrête.

Frissonnant encore de l’intensité de ce baiser, si différent de ceux qu’elle avait connus avec Seth, elle porta une main tremblante à ses lèvres.

— Oh ! Merritt…, murmura Bowie en caressant doucement ses longs cheveux.

— Vous regrettez déjà, c’est ça ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

— Non. Bien sûr que non ! Si j’ai arrêté, c’est autant pour vous que pour moi.

— Que voulez-vous dire ?

— Je n’ai pas l’intention de changer, Merritt. Ni de personnalité ni de carrière.

— Je ne vous ai jamais demandé de changer d’aucune manière que ce soit, répliqua-t-elle d’un ton froid en reculant d’un pas pour s’écarter de lui.

Il ferma les yeux une seconde.

— Je me suis mal exprimé…

Elle le fixa intensément, luttant pour recouvrer ses esprits tandis que résonnaient à ses oreilles les battements sourds de son cœur.

— Vous m’avez dit vous-même que vous ne vouliez plus jamais vous engager dans une relation amoureuse avec un homme de loi.

L’air perplexe, elle confirma d’un bref hochement de tête.

— Et… ?

— Je suis un homme de loi, Merritt. Et j’entends bien le rester.

— Et c’est pour ça que vous avez mis fin à ce baiser ? murmura-t-elle, incrédule.

— Pour ça et… et aussi dans mon propre intérêt.

Elle fit une petite moue trahissant son incompréhension.

— Je vous ai dit que mes fiançailles avaient été rompues.

— Oui.

— Clea ne voulait pas que je devienne shérif. Elle voulait que je prenne une part active dans l’exploitation familiale, que je suive les traces de mon père et de mon frère aîné. Que je continue à vivre sur le ranch… avec le train de vie que cela nous assurerait. Quand je lui ai dit que je voulais faire autre chose de ma vie, elle a rompu les fiançailles. Je ne connaissais pas sa position sur la question avant de me fiancer avec elle, mais…

— Mais vous connaissez parfaitement la mienne, acheva Merritt d’une voix douce, comprenant enfin ce qu’il avait voulu dire.

— Oui, Merritt. C’est exactement ça. Et le pire, voyez-vous, c’est que je comprends que vous ne souhaitiez pas vous retrouver une seconde fois confrontée à un métier qui a ruiné votre mariage. Je le comprends parfaitement, et je n’envisagerais pas un seul instant de vous demander de changer votre point de vue. Donc, il est évident que nous ne pouvons pas nous engager dans une relation amoureuse.

Elle savait qu’il avait raison et était convaincue que ce serait une erreur pour elle aussi. Alors pourquoi cela faisait-il si mal de l’entendre le lui dire ?

Elle se mordit la lèvre inférieure pour l’empêcher de trembler et releva la tête, affichant un détachement qu’elle était bien loin de ressentir.

— Par conséquent, nous allons devoir nous en tenir à l’amitié.

— A l’amitié, répéta-t-il d’un ton neutre.

— A moins que vous ne le vouliez pas ?

— Si, au contraire.

Il marqua une longue pause, son regard rivé au sien avec une intensité douloureuse.

— J’ignore juste si j’en serai capable.

Merritt soutint son regard sans répondre.

Elle aussi ignorait si elle en serait capable…