Entre le VIIe et le Xe siècle, l’Afrique du Nord connut une mutation profonde, qui fut la conséquence de la conquête arabo-musulmane. Cette dernière prit des formes différentes selon les régions212. Elle fut ainsi bien accueillie en Égypte, tandis qu’en Berbérie, les Byzantins d’abord, puis les Berbères ensuite, lui opposèrent une forte résistance213. À la différence de ce qui se passa dans la Berbérie centrale et orientale (actuelles Algérie et Tunisie), les Berbères marocains acceptèrent, semble-t-il, l’islamisation sans grandes hésitations, mais tout en refusant l’arabisation.
L’écriture d’une histoire cohérente de la conquête et des débuts de l’islamisation est délicate car les récits furent constamment réinterprétés à des époques tardives214, entourant le phénomène de légendes et de codifications valorisantes215.
Nous avons vu que dans les années qui précédèrent l’intrusion arabo-musulmane, toute l’Afrique du Nord, était en crise.
En Égypte, les divisions des chrétiens et la guerre à laquelle se livraient l’Église orthodoxe officielle byzantine et l’Église monophysite égyptienne, favorisèrent la conversion à l’islam d’une population alors quasi exclusivement chrétienne.
Plus à l’ouest, nous sommes très mal documentés sur les modalités de la conversion des Berbères de l’actuelle Libye. Nous savons cependant que les Lawâta de Cyrénaïque, (les Laguatan), les plus orientaux d’entre eux, se soumirent et fournirent des contingents pour la conquête car nous trouvons mention de certains de leurs clans parmi les conquérants de la Berbérie.
Les habitants de cette dernière région n’eurent semble-t-il, pas conscience du type d’invasion à laquelle ils furent confrontés à partir de 644. N’ayant pas l’impression d’être concernés par les combats que les Byzantins menaient contre les envahisseurs, ils n’entrèrent donc pas immédiatement dans la lutte.
Contrairement à une légende tenace, la résistance byzantine aux envahisseurs fut réelle. En Tripolitaine, les villes prises en 643 furent libérées dès 644 pour n’être reprises par les arabo musulmans qu’en 647.
Ce fut sous le califat d’Omar (634-644) que l’Égypte, province byzantine, devint un objectif pour les Arabes216. La conquête fut rapide. Même si plusieurs auteurs dont Jacques Thiry (1995) et Louis Chagnon (2008) contestent l’idée de sa « facilité », il n’en demeure pas moins qu’ayant débuté en 639, elle fut achevée en 646. Il aura donc fallu sept années aux arabo musulmans pour conquérir l’Égypte et la Cyrénaïque.
Né à La Mecque en ± 570217, Mohammed (Mahomet), orphelin de père, perdit sa mère alors qu’il était encore très jeune et il fut élevé par son grand-père, Abdelmoutalib, en même temps que le dernier de ses fils, Abbas218.
Il appartenait à la tribu arabe des Beni Hachem dont le centre politique était la ville de Yatrib. Cette tribu était membre de la confédération des Kurashites qui exerçait son pouvoir sur la région de La Mecque où se faisait un pèlerinage à une pierre cubique (d’où le nom de Kaaba), tombée blanche du Paradis et devenue noire sous le poids des pêchés des fils d’Adam. Un ange l’aurait remise à Abraham qui l’aurait transmise à son fils Ismaël, le chargeant d’édifier un lieu de culte.
Issus de la lignée d’Ismaël, les Arabes étaient les gardiens de la Kaaba. Dieu, qui avait décidé d’envoyer périodiquement des prophètes aux hommes (Abraham, Moïse et Jésus), pour les guider, choisit Mohammed ibn’Abd Allah, chargé de donner à l’humanité ses ultimes prophéties avant la fin du monde et le jugement dernier. Voilà pourquoi, pour les musulmans, Mohammed est considéré comme le « Sceau des prophètes » car c’est lui qui clôt l’ère des prophéties.
Il eut ses premières révélations dictées par l’ange Gabriel vers 610 et il commença sa prédication vers 612-613. Se dressant alors contre le polythéisme mecquois, il mit ainsi en cause les fondements de la société arabe.
En 622, en butte à l’hostilité des marchands de la ville qui refusaient son message révolutionnaire, il choisit d’émigrer. Suivi dans son exil par quelques fidèles, dont Ali219, Abou Bakr et Omar, il partit pour Yatrib220. Cette émigration (hidj’ra) qui eut lieu en 622 marque le début de l’hégire ou ère musulmane.
Mohammed entreprit ensuite la conquête de l’Arabie. Lorsqu’il mourut, le 8 juin 632, il était le maître de la plus grande partie de la péninsule, mais les grandes conquêtes extérieures furent réalisées par les quatre califes qui lui succédèrent.
Aboû Bakr (632-634) qui fut le premier calife, acheva la conquête de l’Arabie, puis, en 633, il lança la première expédition en direction des possessions byzantines de Syrie.
Le contexte lui était alors favorable car la longue lutte qui avait opposé les Byzantins et les Perses sassanides avait épuisé les deux adversaires. De plus, pour les habitants de Palestine et de Syrie, les Arabes n’étaient pas perçus comme des étrangers puisque, depuis plusieurs siècles, des tribus venues d’Arabie s’étaient installées et sédentarisées dans la région. En 634, en Palestine, les troupes byzantines furent vaincues au moment où Abou Bakr mourait à Médine alors qu’il se préparait à marcher sur Damas (carte page XXV). Il eut cependant le temps de désigner son successeur en la personne d’Omar (634-644), le second calife.
Ce fut avec ce dernier que l’expansion débuta véritablement, marquée par la première prise de Damas en 635221. L’année 636 fut celle des grandes conquêtes de Palestine et de Syrie. Entre 639 et 641, la prise de contrôle de l’ensemble de la Mésopotamie fut achevée, puis, en 642, celle d’une partie de l’Arménie.
En 639, Amr ibn al-As pénétra au Sinaï et il prit El-Arish avant de se diriger vers les villes de Bubastis et d’Héliopolis, ne rencontrant qu’une faible résistance byzantine. Babylone d’Égypte tomba au printemps 641, puis Amr ibn al-As occupa l’oasis du Fayoum et la région du Delta (carte page XXVI).
Le siège d’Alexandrie débuta au début de l’été 641. Au mois de septembre 642, la riche cité, pourtant protégée par un impressionnant système défensif, fut abandonnée par sa garnison byzantine222 et se rendit aux Arabes qui n’avaient pourtant pas les moyens de la prendre.
En réalité, Alexandrie, la principale ville d’Égypte fut prise deux fois. En 642, ce fut après la signature d’un traité prévoyant l’évacuation des troupes byzantines que les Arabes entrèrent pacifiquement dans la cité dont les habitants devinrent des dhimmi assujettis au versement de la gizya223. La seconde fois, ce fut en 645, après que les Byzantins eurent repris possession de la ville. Après avoir livré plusieurs batailles aux Arabes dans la région du Delta, battus, ils se replièrent à Alexandrie qui, cette fois, fut prise d’assaut et pillée (Thiry, 1995 : 18).
En 643, Amr ibn al-As224 fonda une nouvelle capitale au contact entre les régions du Delta et de la Moyenne- Égypte, là où le Nil se divise en plusieurs branches, et il y posa les fondations de la ville de Fostat.
La conquête de l’Égypte fut favorablement accueillie par les chrétiens coptes pour lesquels les Byzantins étaient des oppresseurs, et permet de comprendre pourquoi Michel le Syrien, historien copte du XIIe siècle, a pu écrire que :
« Le Dieu des vengeances voyant la méchanceté des Grecs qui, partout où ils dominaient, pillaient cruellement nos églises et nos monastères et nous condamnaient sans pitié, amena de la région du Sud les fils d’Ismaël pour nous délivrer […] Ce ne fut pas un léger avantage pour nous que d’être libérés de la cruauté des Romains » (Cité par Cannuyer, 2000 : 62).
En 641-642, quand Amr ben al-As, le conquérant de l’Égypte pénétra en Cyrénaïque, les premiers Berbères que rencontrèrent ses troupes furent les Laguatan que les Arabes désignèrent sous le nom de Lawâta225.
Après la prise de Barqa ou Barca (Taucheira) en 642, Amr ben al-As pénétra en Tripolitaine. En 643, Tripoli (Oea) fut prise une première fois cependant que Sabratha fut mise à sac. Plus au sud, le chef arabe envoya une colonne vers l’oasis de Waddan (carte page XXVII) et le pays des Berbères Mazata ainsi que vers le Fezzan où Ghadamès, la capitale des Garamantes, fut prise (Benhima, 2009 : 215 ; Goodchild, 1967 : 115-123).
Après sa percée en Tripolitaine, Amr ben al-As, se retira vers la Cyrénaïque en laissant une garnison à Surt226 et cela afin de contrôler la route côtière reliant Tripoli à l’Égypte.
Dès 644, les villes de Tripolitaine conquises l’année précédente par les Arabes furent semble-t-il reprises par les Byzantins qui les conservèrent pour certaines jusqu’en 650 (Modéran, 2003c : 423). Contrairement à une légende tenace, dans l’actuelle Libye, la résistance byzantine aux envahisseurs fut donc réelle (Goodchild, 1967)227.
La conquête fut ensuite poursuivie vers le sud saharien. En 666-667, Uqba ben Nafi el Firhy conquit ainsi le Kawar, l’actuelle région de Bilma au Niger (Mouton, 2012 : 104).
En Libye, les Arabes s’appuyèrent sur plusieurs tribus berbères, ce qui leur permit d’exercer un contrôle sur les axes menant vers la région tchadienne. Certains clans Lawâta (Laguatan) furent ainsi englobés dans l’armée califale. Les Lawâta, du moins une partie d’entre eux, furent en effet rapidement islamisés228 et leur rôle dans la conquête de la Tripolitaine puis de la Berbérie fut déterminant. On les retrouve ainsi parmi les premiers contingents qui pénétrèrent en Byzacène (Tunisie) et ensuite aux côtés d’Uqba ben Nafi el-Fihri quand ce dernier fonda Kairouan en 670. Plus tard, lors de la campagne de 698, Hassan Ben Numan avait deux généraux sous ses ordres, un Arabe et un Lawâta nommé Hilâl ben Tarwân al-Luwâti229.
Plus à l’ouest, en Berbérie, la conquête arabo-musulmane se heurta à une résistance pugnace de la part des Byzantins, puis des Berbères.
Il fallut plus d’un siècle de difficiles campagnes faites de laborieuses avancées et de reculs précipités pour que la Berbérie soit conquise. Et encore, ne le fut-elle que superficiellement. Dans un premier temps, les Byzantins supportèrent seuls le poids des combats, puis ils furent relayés par des Berbères.
La décision de poursuivre l’expansion vers l’ouest fut prise sous le calife Othman ibn Affan (644-656), et une armée a été levée dans la région de Médine. Placée sous le commandement d’Abd Allah ibn Arbi Sa’ad, elle fut renforcée d’Égyptiens convertis.
À la fin de l’année 644, l’armée arabo-musulmane atteignit le sud de l’actuelle Tunisie où les forces byzantines étaient commandées par le patrice (ou exarque ?) Grégoire (Flavius Gregorius), qui s’était dressé quelques années auparavant contre l’empereur Héraclius (610-641). C’est dans ce contexte de division et même d’anarchie que les arabo-musulmans pénétrèrent en Berbérie.
Face aux 20 000 hommes, essentiellement des cavaliers, d’Abd Allah ibn Arbi Sa’ad, le commandant en chef des armées byzantines et gouverneur d’Afrique, disposait, avec les villes fortifiées de la région d’un réel atout. Il lui suffisait donc de se retrancher derrière leurs murailles et d’attendre le départ des envahisseurs qui ne disposaient pas de matériel de siège. Or, le général byzantin commit une grosse erreur : en 647, après s’être porté au-devant de l’armée d’Abd Allah ibn Arbi Sa’ad, il se fortifia effectivement à l’abri des fortifications de Sufutela (Sbeitla), mais il tomba dans le piège que lui tendit son adversaire. Feignant le repli, ce dernier l’encouragea à quitter ses défenses pour l’attirer en rase campagne où il l’écrasa.
Cette victoire n’ouvrit cependant pas la Berbérie aux vainqueurs car les forces byzantines étaient intactes et solidement retranchées dans plusieurs villes fortifiées. Après une année d’occupation, il semblerait que les Byzantins aient versé une indemnité en échange de laquelle les hommes d’Abd Allah ibn Arbi Sa’ad acceptèrent de regagner la Tripolitaine. Cette première campagne leur avait permis de tester les défenses byzantines et leur avait donné une idée des potentialités de la région.
La crise interne qui s’ouvrit à la tête du monde musulman en 656 avec l’assassinat du calife Othman ibn Affan laissa plusieurs années de répit aux Byzantins et aux Berbères car les luttes se succédèrent à la tête du califat entre les partisans d’Ali, gendre du Prophète, et ceux de Moaouia. En 660, quand ce dernier l’emporta et fonda le califat omeyyade de Damas, l’expansion vers l’ouest reprit.
Pendant ce temps, l’Afrique byzantine avait continué à s’entre-déchirer entre Byzantins et Berbères, entre partisans de l’Empereur et chrétiens fidèles à Rome. C’était donc une région profondément divisée qui subit coup sur coup plusieurs autres expéditions de conquête.
Durant la seconde campagne (661-663), l’armée d’invasion, commandée par Muhawiya ben Hudayi se heurta à des renforts byzantins. Les Arabes furent victorieux, mais ils rassemblèrent leur butin et regagnèrent la Tripolitaine. Aucune occupation durable n’était en effet possible sans la construction d’un camp permanent pouvant servir de base aux troupes venues de l’Orient et c’est pourquoi il fut décidé de fonder une ville dans l’ancienne province romaine de Byzacène.
Ce fut le but de la troisième campagne (669-672) dont le commandement fut confié à Uqba ben Nafi el-Fihry qui avait sous ses ordres environ 10 000 cavaliers arabes et un nombre indéterminé d’Égyptiens ou de Berbères islamisés originaires de Cyrénaïque et de Tripolitaine. Il s’acquitta de sa mission et fonda Kairouan230.
L’empereur Constant II (641-668) voulut chasser les envahisseurs et il vint s’établir à Syracuse d’où il comptait organiser une expédition. Cependant, en 668, il y fut assassiné, ce qui mit un terme aux entreprises byzantines de reconquête de la Byzacène.
En 672, Uqba ben Nafi el Firhy fut relevé de son commandement et remplacé par Abu al-Muhajir qui lança la quatrième campagne (673-681). Les forces byzantines retranchées dans les villes étant quasiment intactes, il choisit de les isoler des populations berbères et de convertir les tribus de l’intérieur. Mais ces dernières résistèrent et Abu al-Muhajir dut livrer de rudes combats. Puis il réussit à capturer Kusayla (Qusayla)231, chef de la tribu des Awréba et âme de la résistance berbère. Comme Cusina avant lui, Kusayla était un chef berbère de l’Aurès investi par les Byzantins :
« Ce devait être, dans les années 670, lorsque les Arabes commencèrent à s’installer en Byzacène et à menacer la Numidie, une sorte d’exarque ou de préfet des Maures de l’Aurès et des régions voisines, jusque-là investi par les Byzantins. Bien connu d’eux, il a d’abord tâtonné face aux Arabes, puis, devant la carence de l’empereur, pris seul la direction de la résistance, avec ses tribus mais aussi avec l’appui des autorités romaines locales » (Modéran, 2005 b : 456).
En 681, Uqba ben Nafi el-Firhy retrouva son commandement et il lança la cinquième campagne (681-683).
Les sources arabes nous disent que, contournant les garnisons byzantines enfermées dans les villes du nord de l’actuelle Tunisie, Uqba ben Nafi el-Firhy marcha vers l’ouest. Tout au long de sa progression, il eut à combattre des Berbères parfois renforcés de Byzantins, comme dans le nord des Aurès, à Bagai (Baghaia), où il fut victorieux. Puis, selon la tradition, il aurait pris la direction des hauts plateaux, vers la région de l’actuelle ville de Tiaret où il aurait remporté une nouvelle victoire. Il aurait ensuite obliqué vers l’ouest, et sans que l’on sache comment, il serait arrivé dans la région de Ceuta où le patrice Julien (Yulian)232, représentant de l’Empereur Constantin IV (668-685), lui aurait remis la ville, en échange de quoi Uqba ben Nafi el Firhy l’aurait confirmé dans son commandement.
Ayant entrepris une « révision de l’ensemble du corpus des traditions historiques arabes relatives à la conquête », Ahmed Benabbès (2005) a démontré qu’Uqba ben Nafi el Firhy n’a jamais entrepris une telle expédition. Selon lui, le chef arabe se borna à contourner l’Aurès rebelle, obstacle à l’expansion arabe, afin de prendre les villes et les places fortes situées au sud du massif (Benabbès, 2005 : 489).
Le récit légendaire de son périple à travers l’actuel Maroc233 est dû à des auteurs marocains tardifs qui utilisèrent le mythe de la présence d’Uqba ben Nafi el Firhy, compagnon du Prophète, afin de fonder l’ancienneté de leurs tribus respectives dans l’islam (Benabbès, 2005 : 484).
Quoi qu’il en soit de ce périple, en 683, Uqba ben Nafi el Firhy fut intercepté à Tahuda et il perdit la vie dans l’engagement234. Cette victoire berbère eut un immense retentissement car, partout, les tribus se soulevèrent, fournissant des combattants à Kusayla qui prit Kairouan cependant que les Arabes survivants abandonnaient l’Ifriqiya pour se replier vers l’est, jusqu’à Barca, en Cyrénaïque.
Les Byzantins se retrouvèrent alors en position de force puisqu’ils tenaient les principales villes de Byzacène dont les garnisons venaient d’être relevées ou renforcées par des troupes fraîches débarquées de Sicile. De plus, face au danger, de véritables alliances furent nouées entre Berbères et Byzantins.
En 687 (ou en 686 ?), le calife omeyyade Abd-el-Malik ordonna une nouvelle expédition. Composée de 6 000 hommes, dont 2 000 Berbères libyens de la tribu des Lawâta (Modéran, 2003c : 788), son commandement fut confié à Zuhair ben Qays.
Cette sixième campagne débuta par la bataille de Mems (Sbiba), à proximité de Kairouan, dans laquelle Kusayla fut tué et son armée disloquée. Kairouan fut reprise par les arabo-musulmans, mais les Berbères se ressaisirent et ils réussirent à submerger les envahisseurs sous leur masse. Zuhair ben Qays décida alors de se replier, laissant une garnison à Kairouan. Alors qu’il se trouvait à Barqa, en Cyrénaïque, il fut surpris par un débarquement byzantin et tué. Cet épisode montre que la conquête arabo-musulmane ne fut pas un événement linéaire comme cela est trop souvent présenté.
Les Byzantins, toujours maîtres des principaux ports de Byzacène, depuis Hadrumète (Sousse) jusqu’à Hippo Regius (Bône), ainsi que de plusieurs villes fortifiées de l’intérieur, restaurèrent l’autorité impériale sur une partie de l’Ifrikiya. Les Omeyyades décidèrent alors d’en finir et ils constituèrent un puissant corps expéditionnaire qu’ils confièrent à Hassan ben Numa el-Ghassani.
Cette septième campagne s’étendit sur les années 693 à 698. Hassan ben Numa el-Ghassani se fixa pour premier objectif la ville de Carthage qui était défendue par une puissante enceinte fortifiée derrière laquelle une importante garnison byzantine était stationnée. En 695, son commandant commit à son tour l’erreur de livrer bataille en rase campagne et sa troupe fut mise en déroute par la cavalerie arabe ; les survivants se retranchèrent à Bizerte. Les contingents berbères, eux aussi disloqués, se replièrent vers l’ouest où ils constituèrent une zone de résistance dans la région de Bône. Privée de défenseurs, Carthage tomba dès le premier assaut. Le traumatisme que provoqua la chute de la ville fut tel que l’empereur Leontios (695-698) mit immédiatement sur pied une expédition de reconquête et la même année 695, un corps de débarquement fut mis à terre à Bizerte et Carthage reprise.
Cette victoire fut cependant de courte durée car, dès 698, Hassan ben Numa el-Ghassani s’empara une seconde fois de la ville235.
Les Byzantins étant définitivement battus, même s’ils conservaient encore quelques garnisons à travers la région, les Berbères se retrouvèrent donc seuls. Leur résistance s’effilocha puis une femme, personnage historico-légendaire, prit le commandement des derniers groupes de combattants. Fille de Tabet, Dihya (Dahia). Elle est connue dans l’histoire sous le nom de l’Kahina ou la Kahena (la sorcière) que lui donnèrent les Arabes236. C’était une Jarawa (Djerawa) des Aurès, tribu du groupe Botr faisant partie de la grande confédération zénète. Elle réussit à remporter plusieurs batailles sur les Arabes, notamment dans la région de Constantine (Cirta), contre les troupes d’Hassan ben Numa el-Ghassani qui furent repoussées jusqu’à Surt.
En 698 (ou en 702 ?), elle fut finalement vaincue dans la région de Gabès. Persuadée de sa fin prochaine, la légende rapporte qu’avant la bataille, elle aurait demandé à ses deux fils, Ifran et Yezdia, de se convertir à l’islam afin de sauver sa lignée ; puis elle prit le maquis, poursuivie par les Arabes qui la rattrapèrent, la tuèrent, la décapitèrent et firent porter sa tête au calife.237
Hassan ben Numa el-Ghassani, fut remplacé par Musa ben Nusayr. En dix-sept ans, de 698 à 715, ce dernier acheva la conquête de la Berbérie qui devint le Maghreb et il fit celle de l’Espagne.
Musa ben Nusayr s’enfonça vers l’ouest atlantique et il prit Tanger. Il échoua en revanche devant Ceuta, position toujours commandée par le patrice Julien, l’homme qui aurait été confirmé dans son commandement par Uqba ben Nafi el Firhy – en 682 ou en 683 –, puis il bifurqua vers le sud-ouest et les plaines littorales du Maroc avant de revenir vers l’est et la région de Volubilis. Il acheva son expédition en pénétrant dans l’Atlas qu’il traversa pour aboutir au Tafilalet et dans la région de l’oued Draa, tandis qu’un de ses fils s’enfonçait vers le Sous.
Comment se fit la conquête de la région ? Nous l’ignorons238. Nous ne sommes pas davantage renseignés sur les modalités de la conversion des Berbères car un trou quasi complet des connaissances s’étend sur la période. La seule certitude est que, à la différence de ceux de l’actuelle Algérie, les Berbères de l’actuel Maroc semblent s’être convertis rapidement et en masse à l’Islam ; à telle enseigne que dès 710, les tribus du Rif fournirent le contingent de guerriers qui permit à Tarik ibn Ziyad, nommé gouverneur de Tanger cette même année 710 par Musa ben Nusayr, de débarquer en Espagne239. À ce sujet, Henri Terrasse a fait remarquer que :
« […] bien des tribus du nord du Maroc furent entraînées par les musulmans à la conquête de l’Espagne, qui débuta en 709. Les Berbères trouvèrent dans la Péninsule gloire et profit : ils devinrent solidaires de l’expansion musulmane dont ils se montraient les meilleurs ouvriers. C’est la conquête de l’Espagne qui a consolidé la domination de l’islam sur la Berbérie et en particulier sur le Maroc du Nord » (Terrasse, 1949, tome I : 89).
Démographiquement parlant, l’apport arabe de la période de la conquête fut une goutte d’eau dans l’océan berbère240. Cependant, au lieu de se berbériser, les nouveaux venus arabisèrent la masse berbère241 puisque les convertis avaient pour obligation de prononcer dans la langue arabe les phrases fondamentales consacrant leur adhésion à la nouvelle religion. Comme le Coran ne devait subir aucune altération de sens, il ne pouvait donc être traduit et la langue arabe devait donc être obligatoirement apprise par les nouveaux convertis.
À ce propos, Gabriel Camps posa la question suivante :
« Comment l’Afrique du Nord, peuplée de Berbères en partie romanisés, en partie christianisés, est-elle devenue en quelques siècles un ensemble de pays entièrement musulmans et très largement arabisés, au point que la majeure partie de la population se dit et se croit d’origine arabe ? […] Comment expliquer que l’Africa, la Numidie et même les Maurétanies, qui avaient été évangélisées au même rythme que les autres provinces de l’Empire et qui possédaient des églises vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu’aux portes mêmes de l’Arabie ont subsisté des populations chrétiennes : Coptes des pays du Nil, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites de Syrie et d’Iraq ? » (Camps, 1987 : 132 242).
La réponse à cette question-constatation est complexe et ne peut se faire que par l’identification de deux notions différentes trop souvent considérées comme synonymes : islam, concept religieux et arabisme, concept ethno-culturel. Tous les musulmans ne sont en effet pas des Arabes et tous les Arabes ne sont pas musulmans. En Afrique du Nord, de la Libye au Maroc, si les Berbères sont aujourd’hui musulmans, beaucoup ont néanmoins échappé à l’arabisation243, notamment dans les zones montagneuses des Kabylies, de l’Atlas ou dans certaines régions sahariennes.
Les changements d’ethnonymes
Une question que ne cessent de se poser les historiens est celle des nouvelles appellations que les Arabes donnèrent aux peuples berbères avec lesquels ils entrèrent en contact.
- Un premier élément d’interrogation concerne l’apparition du générique « Berbère ». En effet, à aucun moment, ni les Grecs, ni les Romains, ni les Byzantins ne désignèrent les habitants de l’actuelle Afrique du Nord, sous le nom de Berbères.
L’hypothèse que propose Yves Modéran (2003c : 698) est que les Romains voyaient les indigènes des campagnes et des déserts nord-africains comme des barbari (barbares) et cela, à la différence des indigènes romanisés qui vivaient dans les villes.
Quand les Arabes arrivèrent en Byzacène (Ifrikiya ou actuelle Tunisie), ils auraient prononcé barbar au lieu de barbari, ce qui, en transcription européenne aurait donné Berbère.
- Le second élément d’interrogation concerne la disparition des ethnonymes employés avant la conquête arabo-musulmane. C’est ainsi que les dizaines de noms tribaux que nous retrouvons dans les sources pré-arabes disparaissent au profit de quelques nouveaux noms, comme si le passé des primo habitants de ces contrées avait été effacé par la conquête. Ainsi en Libye, où, seuls semblent subsister les Laguatan que les Arabes nomment Lawâta (Luwâta ou Lowâta), les Hawwâra de l’arrière-pays de Tripoli (entre Tripoli et Waddan), les Naffur ou Nafûsa et les Mecales ou Maghîla.
Les sources arabes ne citent que sept tribus ou peuples berbères pour toute l’actuelle Libye : Lawâta, Mazâta, Hawwâra, Darisa, Maghîla, Nafûsa et Zenata, là où les sources byzantines en mentionnent entre 25 et 30.
Notre hypothèse est que Grecs, Romains et Byzantins avaient une vision tribale alors que les Arabes avaient une approche ethnique. C’est ainsi par exemple que pour les premiers, les composantes de l’ensemble ethnique Laguatan (Lawâta) étaient désignées par leurs noms tribaux alors que pour les Arabes, l’appellation fut celle de l’ethnie, du peuple.
Poser la question de l’arabisation des Berbères revient à poser en amont celle de la profondeur de leur christianisation244 et encore plus en amont celle du degré de leur romanisation.
Cette dernière fut-elle superficielle, voire inexistante comme le pensaient Emile-Félix Gauthier (1927), Christian Courtois (1942)245 et avant eux, avec une grande radicalité, le R.P. Mesnage, missionnaire Père Blanc, qui écrivait que :
« Derrière l’Afrique officielle ou semi-officielle […] vit et prospère […] une population nombreuse et active qui garde ses lois, ses usages, ses croyances et ne se rapproche de la civilisation romaine à laquelle sa nature est étrangement rebelle que dans les limites de ses besoins très restreints […] Aujourd’hui, je crois à la faillite complète de la romanisation de l’Afrique. C’est du reste la seule explication rationnelle de la disparition si rapide de la civilisation romaine en ce pays » (Mesnage, 1913).
Le R.P. Mesnage soutenait donc que le monde berbère de la campagne et des montagnes d’une part, et celui des urbanisés romains ou des Berbères romanisés d’autre part vivaient sans contacts, parallèlement, sans se connaître.
Aujourd’hui, les historiens ont une vision plus mesurée car plus régionale, la réalité étant que la romanisation et la christianisation des Berbères furent inégales : profondes à l’est, dans l’actuelle Tunisie, moyennes au centre, dans l’actuelle Algérie et quasiment inexistantes à l’ouest, d’Oran à l’Atlantique comme nous l’avons vu plus haut.
Cependant, la question est décidément complexe car ceux des Berbères qui échappèrent à l’arabisation, notamment dans les zones montagneuses de Kabylie, de l’Atlas ou dans certaines régions sahariennes, sont précisément ceux qui furent le moins romanisés ou christianisés.
En effet :
- Là où Rome, puis le christianisme transformèrent et donc affaiblirent la berbérité en l’acculturant, les populations ont tout d’abord résisté, puis elles se convertirent et enfin elles s’arabisèrent246.
- En revanche, là où l’influence romano-chrétienne ne se fit pas ou peu sentir, comme dans l’actuel Maroc247, il n’y eut semble-t-il guère de résistance et la conversion fut immédiate. Ce fut donc la berbèrité non romanisée, non divisée par les querelles du christianisme nord-africain et non dévastée par les Vandales qui accepta l’islam.
Un double paradoxe doit cependant être mis en évidence :
1- Ce fut en raison de sa conversion rapide que ce monde berbère échappa à l’arabisation.
2- Ce ne fut donc pas en s’opposant à l’islam que ces Berbères réussirent à maintenir leur identité, mais tout au contraire en l’utilisant et en se coulant dans son moule, quitte à adopter ses hérésies pour échapper à l’arabisation ainsi que nous le verrons plus loin.
Quelle fut l’ampleur de la christianisation des Berbères ?
La question de la romanisation et de la christianisation de l’Afrique du Nord est posée depuis des décennies248.
Si l’ampleur réelle de la romanisation de la Berbérie, l’actuel Maghreb, est difficile à établir, il est en revanche possible d’affirmer, à l’exception de la Tingitane et de l’ouest de la Césarienne, l’actuelle région d’Oran, que la christianisation y fut intense.
De l’actuelle Libye à l’actuel Maroc inclus, au moins 600 évêchés y ont en effet été identifiés. L’histoire de l’Église d’Afrique du Nord qui a été bien étudiée, notamment par le R.P. Cuoq (1984), est riche et complexe. Elle a donné trois papes249, des saints illustres250 et de multiples martyrs. 175 localités de l’actuelle Algérie, 141 de l’actuelle Tunisie – mais seulement 2 dans l’actuel Maroc –, étaient des sièges épiscopaux. Dans la seule Césarienne, en 484, il y avait ainsi 120 évêques catholiques (Février, 1990 : 155)251.
Comment, dans ces conditions, expliquer que la Berbérie chrétienne ait si peu résisté à l’islamisation ? Pourquoi les Coptes d’Égypte ou les Maronites du Liban ont-ils maintenu leur religion et pas les chrétiens du Maghreb ? François Decret donne les éléments de réponse suivants :
« […] la christianisation s’était faite exclusivement à travers la langue latine, qui n’était pas seulement la langue des villes, mais s’était développée dans les régions rurales en relation avec les cités pour le commerce et les marchés. Il reste que, dans bien des zones forestières et montagneuses isolées, le petit peuple utilisait les anciens parlers punique ou libyque et n’avait donc pas accès à la prédication chrétienne. Ainsi, à Fussala, à quarante milles d’Hippone, où la population ne parlait que le punique, Augustin eut la plus grande peine à trouver un clerc pour diriger ce nouveau diocèse. Il en allait tout autrement en Orient où le christianisme s’implanta à travers le copte, le syriaque, l’arménien et autres langues locales. Pour leur part, les Africains rejetant Rome et la latinité s’effaçant, le christianisme qui en était tributaire perdait naturellement son support. » (Decret, 2002 : 3)
212. Pour l’historique de la conquête musulmane en général, l’ouvrage de référence est toujours celui de Mantran (1986). Voir aussi Bianquis (1997).
213. L’Iran fut soumis en quatre ans, la Syrie en six ans, l’Espagne en trois ans et la Berbérie en un siècle.
214. Pour un bilan sur les sources concernant la conquête de la Berbérie, voir Modéran (2010). Les géographes, tels Al Bakri, Al Yaqubi ou Ibn Hawkal ont laissé des descriptions faites aux Xe-XIe siècles et les premiers historiens parlant de la conquête arabe n’ont écrit que plusieurs siècles après l’événement. Ibn Khaldoun a ainsi rédigé son Histoire des Berbères (Kitab al-ibar) durant la seconde moitié du XIVe siècle. Le problème des sources est donc entier. La plus ancienne qui soit « utilisable » est celle d’Ibn Abd al-Hakam qui vécut vers± 800- ± 870 (Brunschvig, 1942-1947). Un ouvrage berbère à vocation généalogique, le Kitab al ansab d’Ibn Abd el Halim donne également des détails intéressants sur la chronologie de la conquête et au sujet de la conversion des Berbères (Shatzmiller, 1983).
215. « Les sources arabes se répartissent essentiellement en trois catégories. En premier lieu viennent les ouvrages historiques, chroniques de la conquête (Futûh) comme le Futâh al Buldan d’Al-Balâdhûri, ou histoire proprement dite (Târîkh) comme le Târîkh Ifrîkîyya wa-l-Maghrib de Ibn al-Rakîk. Ces ouvrages sont presque toujours bâtis sur le même plan: ce sont des assemblages de fragments de souvenirs prêtés à des érudits anciens et transmis jusqu’à l’auteur par une chaîne (isnâd) de « traditionnistes » dont les noms sont scrupuleusement indiqués.
Les plus anciens sont ceux de Khalîfa inb Khayyât (mort en 855), de Ibn Abd al-Hakam (mort en 871) et de Al-Balâdhûri (mort vers 892) : trois textes de la deuxième moitié du IXe siècle donc, mais dont les sources, pour certains épisodes, remonteraient à des traditionnistes de la première moitié du VIIIe siècle. […] La principale difficulté, souvent mise en évidence, présentée par ces sources arabes [est qu’] elles sont, pour la plupart, très postérieures aux événements du VIIe siècle : aucun texte conservé n’est antérieur au milieu du IXe siècle et les textes les plus précis appartiennent presque tous au XIIIe » (Modéran, 2003c : 691-692).
216. Pour la chronologie de ces premiers contacts, voir Goodchild (1967 : 115-124).
217. Nous adopterons le calendrier grégorien. L’an 1 du calendrier musulman est l’année 622.
218. D’où est issue la dynastie des Abbassides.
219. Fils de son oncle Abou Taleb qui l’avait élevé après la mort de son grand-père Abdelmoutalib et qui avait épousé sa propre fille Fatima qu’il avait eue avec sa première femme Khadija morte vers 620.
220. La ville deviendra Medinat-el-Nabi ou ville du Prophète, d’où le nom actuel de Médine.
221. La ville fut évacuée au début de l’année 636 et reprise aux Byzantins à la fin de l’année.
222. En 645, un corps expéditionnaire byzantin reprit possession d’Alexandrie et s’y retrancha plusieurs mois avant d’en être chassé par les Arabes en 646.
223. « Le droit musulman distingue deux sortes de territoires: le dar al-islam, régions gouvernées par des souverains musulmans et régies par le droit musulman, et le dar al-harb, pays des infidèles contre lesquels les musulmans sont en guerre jusqu’à la conversion de ceux-ci. Certains auteurs ont voulu discerner un troisième type de territoire mais cette distinction n’a pas rencontré grand succès auprès des juristes: le dar as-sulh ou dar al-ahd, terre d’accord ou de pacte qui désigne des régions non-musulmans mais assujetties à l’Islam » (Thiry, 1995 : 24).
224. En 652, il remonta le Nil en direction de la Nubie et atteignit la ville de Dongola. À la différence des chrétiens égyptiens, les chrétiens nubiens résistèrent et les Arabes furent contraints de conclure avec leurs souverains un traité de non-agression, le bakt. En échange de la reconnaissance de leur indépendance, les Nubiens s’engageaient à livrer annuellement un tribut en esclaves noirs capturés parmi les tribus nilotiques de l’actuel Soudan du sud.
225. Pour ce qui est des sources arabes concernant la conquête, voir Modéran (2003c), notamment pp.174-187.
226. Surt n’était pas construite sur le site de l’actuelle ville de Syrte, mais à quelques dizaines de kilomètres plus à l’ouest.
227. Durant le VIIe siècle, les Byzantins ne semblèrent pas renoncer à la région puisque, et nous le verrons plus loin, vers 688, se repliant depuis la Byzacène, le chef arabe Zuhayr ben Qays sera intercepté en Cyrénaïque par un détachement byzantin qui venait de débarquer dans la région de Barqa et il perdit la vie en l’affrontant.
228. Dans son savant ouvrage consacré au Sahara libyen à l’époque médiévale (1995), Jacques Thiry conteste la vision du rapide ralliement des Lawâta et de leur immédiate islamisation. Il met ainsi en évidence le fait que les Lawâta furent non des islamisés, mais des dhimmi, puisqu’ils furent assujettis au paiement de la gizya. Il fut d’ailleurs stipulé dans les « accords de Barqa » qui virent leur soumission, qu’ils devraient vendre leurs femmes et leurs enfants s’ils étaient incapables d’en acquitter le prix.
Notre opinion est que les Lawâta de Barqa ne constituaient qu’une fraction d’une tribu essaimée sur toute la Cyrénaïque et que toutes ses composantes n’eurent probablement pas la même attitude à l’égard des conquérants. Autrement, comment expliquer le nombre de Lawâti incorporés aux premières armées arabes lancées à la conquête de la Berbérie, et le fait que l’un des deux généraux de l’expédition de 698, Hilâl ben Tarwân al-Luwâti était un membre de cette tribu ?
229. Ce fut peut-être grâce à cette présence berbère à leurs côtés que les Arabes semblent avoir été primitivement bien accueillis car : «(…) auréolés du prestige d’une conversion précoce et d’un rôle officiel de représentation du pouvoir (ils) ont pu localement s’implanter solidement et attirer à eux ensuite diverses populations » (Modéran, 2003 :193).
230. En arabe, Kairouan signifie « camp »ou « place d’armes ». Une raison du choix du site de Kairouan à l’intérieur des terres était qu’Uqba ben Nafi el-Fihry voulait mettre l’établissement hors de portée de la marine byzantine qui était maîtresse de la Méditerranée.
231. Son titre et son nom berbère étaient l’Aguellid Kusayla. Sur ses origines et sur ses campagnes, voir Modéran (2005b : 425 et suivantes) ainsi que Bouzid (1996).
232. Qui était-il ? Probablement un Berbère romanisé investi par Byzance.
233. Pour l’identification de son véritable itinéraire, voir Modéran (2003a : 440-441).
234. Une ville, Sidi Oqba, fut fondée près du lieu de sa mort.
235. L’expédition d’Hassan ben Numa el-Ghassani devait être pour moitié composée de Berbères Lawâta puisqu’elle comportait deux généraux. L’un était Arabe, l’autre, du nom d’Hilal ben Tarwan al-Luwari était berbère (Modéran, 2003c : 788).
236. Au sujet de la Kahena, voir, entre autres Yves Modéran (2005a) et Nahla Zéraoui (2007).
237. Elle trouva la mort à proximité d’un puits qui porte encore son nom, Bir Kahina, à environ 50 km au nord de Tobna.
238. Brett (1992) a tenté une synthèse de l’histoire de l’islamisation du Maroc jusqu’à l’époque almoravide.
239. Pour les questions relatives à la conquête de l’Espagne, voir R. Collins (1989).
240. Voir à ce sujet les études portant sur la génétique (Lucotte et Mercier, 2003).
241. Le processus qui est bien connu des historiens est classique et s’est produit dans une certaine mesure en Gaule quand les élites romano-gauloises germanisèrent leurs noms. Ici, le phénomène fut facilité par le fait que les Berbères prenaient le nom de l’Arabe qui les avait convertis, entrant ainsi dans sa propre généalogie, ce qui leur permettait de se rattacher à une des tribus porteuses de l’islamisme originel.
242. Quant au R.P. Cuoq, il demandait : « Comment la foi chrétienne, qui paraissait si vivante du IIIe au VIe siècle et qui se manifestait par un nombre considérable de sièges épiscopaux, a-t-elle pu disparaître dans sa totalité, laissant seulement des ruines que les siècles effacent progressivement du sol africain ? » (Cuoq, 1984 : 174-175).
243. Sur la question de l’arabisation de la Berbérie, voir W. Marçais (1938).
244. Sur l’Église d’Afrique du Nord au moment de la conquête, on lira, entre autres, du R.P. Joseph Cuoq, (1984 et 1991).
245. Christian Courtois (1942) pensait que la région n’avait été que superficiellement romanisée, que sa latinisation n’avait été qu’apparente et que le monde berbère n’avait été, en définitive, que peu ou même pas du tout influencé par Rome.
246.Les chrétiens des villes semblent s’être rapidement ralliés aux musulmans car le statut de dhimmis (protégés) que les envahisseurs leur proposaient comme alternative à la conversion a peut-être pu leur paraître moins contraignant que la dépendance politique, fiscale et surtout religieuse vis-à-vis de Constantinople. De plus, les citadins avaient le souvenir des circoncellions qui, au IV° siècle, et comme nous l’avons vu plus haut, avaient mis toute la région à feu et à sang. Dans ces conditions, les nouveaux venus leur seraient peut-être apparus, dans une certaine mesure, comme des protecteurs
247. Pour ce qui concerne cette question, voir la synthèse des connaissances dans Lugan (2011).
248. Le débat concernant la romanisation de l’Afrique a été relancé par Marcel Bénabou (1976), puis avec la polémique entre ce dernier et Yvon Thébert (1978) et Bénabou (1978), polémique dont Mériem Sebaï (2005) a fait le bilan.
249. Victor Ier (189-199) ; Miltiade (311-314) ; Gélase Ier (492-496).
250. Tertullien, Cyprien, Augustin.
251. La richesse de l’Église d’Afrique du Nord fut illustrée le 1er juin 411 quand l’empereur Honorius fit ouvrir une Conférence à Carthage à laquelle assistèrent 286 évêques catholiques – sur un total de 470 sièges – et 279 évêques donatistes – pour 450 évêchés.