Aux XIe-XIIe siècles, dans l’est et dans le centre du Maghreb apparurent et se développèrent trois principaux États berbères, à savoir les deux royaumes ziride et hammadide, parents mais rivaux, et le royaume ifrénide de Tlemcen (carte page XXXII).
Au même moment, « surgis » du Grand Sud, des Berbères sahariens fondèrent l’empire almoravide, dit « Empire des deux rives » puisqu’il s’étendit à la fois sur l’Afrique et sur une partie de l’Espagne.
En 972, quand le Fatimide el-Mu’izz décida de rejoindre son armée en Égypte, il laissa l’administration de toutes ses possessions maghrébines à Bologin, fils de Ziri ibn Menad – d’où le nom de Ziride donné à la dynastie que ce dernier fonda. Le relais des Fatimides fut donc pris par les Zirides, Berbères sanhaja qui furent les maîtres du Maghreb central de 972 à 1014.
En 973, Bologin s’installa à proximité de Kairouan et il confia à son fils aîné Hammad, le gouvernement de ses possessions de la région de Bougie. Bologin qui mourut en 984 eut pour successeur son fils Al-Mansur ben Bologin (984-996) qui combattit certains de ses frères et de ses cousins. Appuyé par son frère Hammad, il réussit à reprendre en main les dissidents familiaux.
En 1014, sous le règne de Badis (996-1016), fils d’Al-Mansur ben Bologin, le domaine des Zirides se coupa en deux après qu’Hammad ben Bologin (1014-1028), oncle du souverain, eut fait sécession, ce qui donna naissance à deux royaumes zirides rivaux :
- Le premier, celui des Zirides demeurés fidèles à Badis (les Badisides), était centré sur l’actuelle Tunisie et il eut pour capitale Mahdiya. En 1048, ce royaume rejeta la suzeraineté du Califat fatimide du Caire en prenant un prétexte religieux qui était le retour à l’orthodoxie sunnite.
- Le second, celui des sécessionnistes zirides, ou royaume hammadide, du nom de Hammad, oncle de Badis, s’étendait dans la région de Bougie, avec pour limites approximatives, Alger à l’ouest et les Aurès au sud-est. Indépendant du pouvoir ziride de Kairouan-Mahdiya, il abandonna lui aussi, à la fois le chiisme et le calife fatimide pour se rallier au calife de Bagdad et à l’orthodoxie sunnite.
Les deux dynasties zirides cousines se combattirent. En 1014, Badis ben al-Mansour, successeur de Badis al-Mansour vint attaquer son oncle Hammad puis, en 1015, une paix fut signée. Quand Badis ben al-Mansour mourut en 1016, son fils et successeur, Al Muizz ben Badis n’avait que 8 ans.
Les Badisides eurent une histoire sans grands bouleversements alors que les Hammadides s’entre-déchirèrent avant de disparaître avec Yahia ibn Abd-el-Aziz (1121-1152).
Ce fut sous les Hammadides, les Zirides et les Badisides que se produisirent les invasions des tribus arabes hilaliennes que nous évoquerons plus loin. En 1051, ces dernières atteignirent les monts de l’Atlas saharien puis les hautes steppes. Dans un second temps les Hammadides s’allièrent aux Hilaliens afin d’attaquer le royaume berbère ifrénide de Tlemcen qu’ils détruisirent en 1058.
Au même moment, l’ouest du Maghreb subissait l’intrusion de nomades berbères sahariens, les Almoravides.
Dans l’actuel Sahara occidental, vivaient des Berbères appartenant au groupe Sanhaja qui nomadisaient depuis le Draa au nord jusqu’aux rives du Sénégal et du Niger290. Ils portaient le voile, le litham (d’où leur nom de moulathimoun ou voilés), qui dissimulait la partie inférieure de leur visage, alors qu’une autre pièce d’étoffe leur couvrait la tête jusqu’au-dessus des yeux. À l’image de leurs parents touareg, ils étaient armés d’un grand bouclier, le lamt, fait en peau d’oryx, de la lance, du sabre et du poignard ; ils s’habillaient d’une tunique serrée à la taille ainsi que d’un saroual. Pasteurs et caravaniers, ils étaient de redoutables guerriers vivant largement des rezzous qu’ils opéraient chez les sédentaires noirs installés plus au sud, dans la vallée du fleuve Sénégal.
Dans l’actuelle Mauritanie, ces nomades berbères formèrent trois confédérations, celle des Lemtouna dans l’Adrar mauritanien, celle des Goddala (ou Djoddala) dans le Tagant et celle des Messoufa au nord-ouest de la boucle du Niger.
Au IXe siècle, la plus importante de ces confédérations était celle des Lemtouna qui avait été constituée par Tilagaguin et par Tiloutan al Lemtouni. Elle contrôlait la route occidentale saharienne qui courait le long de l’atlantique pour aboutir à Sijilmassa. En 918, le fils et successeur de Tiloutan fut tué lors d’une guerre civile et la fédération se disloqua.
Vers 1020, les Lemtouna, les Goddala et les Messoufa se réunirent et ils constituèrent une nouvelle fédération dont le commandement fut alterné entre les deux tribus dites « nobles » à savoir les Goddala et les Lemtouna. Converti à l’islam, son premier chef fut le Lemtouna Tarsina Abdallah abou-Mohammed qui défie le royaume noir de Ghana avant de trouver la mort au combat en 1023.
Son successeur fut son gendre, le Goddala Yahia ben Ibrahim qui fit le pèlerinage à La Mecque. Vers 1035, sur la route du retour, il s’arrêta à Kairouan où il suivit l’enseignement d’un fakih du nom d’Abou Imran el Fasi. Soucieux de développer les connaissances religieuses parmi les siens, Yahia ben Ibrahim lui demanda de lui envoyer l’un de ses disciples pour les instruire. La perspective d’aller répandre la bonne parole chez les nomades misérables et farouches du Sahara occidental ne suscita aucune vocation chez les étudiants d’Abou Imran el Fasi qui signala néanmoins à Yahia ben Ibrahim l’existence d’Agg ben Zellou, un saint homme de la région du Sous qui présenta à Yahia ben Ibrahim le prédicateur qu’il cherchait. Il s’agissait d’un certain Abd Allah ben Yacin, Berbère Sanhaja de la tribu Guezzoula de l’extrême sud marocain.
Ce fut lui qui entreprit d’islamiser en profondeur les Lemtouna, leur interdisant les tambourins, les vêtements aux couleurs trop vives, les nourritures impures et les obligeant à respecter scrupuleusement les obligations du croyant. Initialement bien accueilli, ce missionnaire zélé devint vite insupportable aux nomades du Grand Sud, notamment en raison de son appétit sexuel291, et ils le chassèrent.
Contre le sentiment de son peuple, Yahia ben Ibrahim conserva néanmoins sa confiance à Abd Allah ben Yacin qui décida de fonder, avec deux chefs lemtouna et sept notables goddala une petite communauté religieuse ou ribat292.
Retirés du monde, ils prirent le nom de gens du Ribat ou Al mourabitin ou Morabitoun, d’où le nom « Almoravides », ils s’efforcèrent de mener une vie conforme aux règles du malékisme293 le plus absolu, c’est-à-dire au rite qui dominait très largement la pratique musulmane des populations maghrébines294.
L’existence ascétique menée par Abd Allah ben Yacin et ses fidèles leur valut rapidement un grand prestige et de nombreux « catéchumènes » affluèrent auprès d’eux. Selon El Bekri, il fallait surmonter de dures épreuves pour être accepté au sein de la communauté. Celle-ci était de plus régie par une règle impitoyable fondée sur les châtiments corporels les plus durs. Le buveur ou le menteur recevait ainsi quatre-vingts coups de fouet et le retard à la prière était sanctionné.
Le climat d’exaltation mystique qui régnait au ribat fit que les Lemtouna se rallièrent, suivis des Messoufa et des Goddala ; les derniers à rejoindre furent les Lamta. La fédération des Sanhaja du désert fut alors reconstituée avec à sa tête un chef religieux, Abdallah ben Yacin et un chef politique Yahia ben Ibrahim295.
Les premières expéditions se firent dans deux directions (carte page XXXIV) :
1- les oasis du sud du Maroc, notamment le Tafilalet et Sijilmassa ;
2- contre les royaumes noirs de la région du fleuve Sénégal ; c’est ainsi qu’en 1054, Aoudaghost, fondée au IX° siècle par des Berbères avant d’être conquise par les Noirs Soninké fondateurs du royaume de Ghana, fut prise et pillée.
II fallut une quinzaine d’années aux Almoravides, de 1042 à 1055, pour conquérir le Sahara occidental. Yahia ben Ibrahim fut tué en 1054 ou en 1055 et Yahia ben Omar lui succéda. Puis, les Almoravides tournèrent leurs regards vers le nord et en 1055 Sijilmassa fut prise. Puis, entre 1056 et 1059, tout le sud marocain fut conquis. En 1056 Yahia ben Omar fut tué et remplacé par son frère Abou Bekr ben Omar (1056-1061) qui conduisit la conquête du Maroc « utile », celui des riches plaines atlantiques et des plateaux s’étendant au nord et à l’ouest de l’Atlas. La puissance almoravide maîtrisa alors tout l’espace s’étendant du Soudan au sud, jusqu’au centre du Maroc.
Partout où il l’emportait, Abdallah ben Yacin faisait briser les instruments de musique, incendier les tavernes et les lieux de débauche. Il fit également supprimer les impôts non autorisés par le Coran. L’avance des Almoravides paraissait irrésistible quand ils butèrent sur les Barghwata et en 1059 Abdallah ben Yacin fut mortellement blessé en les combattant. Abou Bekr ben Omar décida alors d’en finir avec ces derniers296.
De mauvaises nouvelles arrivèrent ensuite du sud où les tribus Lemtouna et Messoufa étaient retournées à leurs guerres intestines ; aussi, en 1061, Abou Bekr ben Omar reprit-il le chemin du désert avec la moitié de son armée. Les troupes qui demeurèrent au Maroc furent placées sous le commandement de son cousin, Youssef ben Tachfin (1061-1106). Quand le premier revint du Grand Sud, le second lui fit comprendre tout en lui offrant de nombreux présents, qu’il n’était pas disposé à lui rendre le commandement qu’il lui avait confié. Refusant d’entamer une lutte fratricide, Abou Bekr repartit alors vers le Soudan pour y combattre les Noirs païens contre lesquels il trouva la mort peu de temps après.
Le nouveau chef des Almoravides, Youssef ben Tachfin avait alors plus de cinquante ans. Désireux de pousser vers le nord les conquêtes de son prédécesseur, il installa une base d’opérations située au débouché des cols de l’Atlas, sur le cours supérieur de l’oued Tensift, à l’emplacement où devait ensuite s’élever la ville de Marrakech. Il y installa ses tentes, y bâtit une mosquée et y édifia un petit fortin.
Parallèlement, il réorganisa son armée. Composée jusque-là de méharistes adaptés aux combats du désert, elle se métamorphosa pour être en mesure d’affronter des forces autrement redoutables que les clans se disputant les pâturages et les pistes caravanières du sud. Pour cela, le nouvel émir substitua des chevaux à ses méharis, constitua une infanterie composée de Noirs et de Berbères, dota ses troupes d’arbalètes, introduisit tambours et enseignes pour conduire la manœuvre et entraîner à l’offensive des masses profondes et disciplinées de fantassins, armés de piques et de javelots. Avec un effectif qui atteignit alors près de 20 000 hommes, il disposa d’une force militaire suffisante pour lui permettre de subjuguer tout le Maghreb occidental alors en proie à l’anarchie.
Les Almoravides n’eurent guère de difficultés à rallier les mécontents, et un peu partout, des foules se rangèrent dans leur camp. Les couches les plus aisées de la population considérèrent quant à elles avec effroi ces « Barbares » issus du désert qui ne pensaient qu’à détruire une civilisation et des modes de vie auxquels ils ne comprenaient rien. Un clergé de fakihs intransigeants entourait d’ailleurs l’émir almoravide, bien décidé à imposer une théocratie étrangère aux aspirations profondes des élites maghrébines qui avaient subi les influences de l’Andalousie.
Si Meknès se rallia spontanément et si le Rif se soumit, d’autres villes et régions opposèrent au contraire une résistance farouche. Quant aux Masmouda de l’Atlas, ils ne furent jamais complètement contrôlés et ce fut d’ailleurs de ces régions que partit, moins d’un siècle plus tard, la réaction almohade.
Prise en 1063, Fès se révolta dès 1065 (ou 1066 ?) et massacra la garnison laissée par Youssef ben Tachfin. Les Almoravides la reprirent en 1069 ou en 1070 et ils y perpétrèrent un effroyable carnage puisque les massacres durèrent pendant plusieurs jours, jusque dans les mosquées de la ville297. Youssef ben Tachfin marcha ensuite vers l’est, prenant Tlemcen en 1079, puis Oujda en 1081. En 1082, ses troupes s’emparèrent de Ténès et d’Oran, pénétrèrent dans le massif de l’Ouarsenis et la vallée du Chélif, puis poussèrent jusqu’à Alger qu’elles prirent. À l’exception de Tunis et de Ceuta298 qui appartenaient à la dynastie hammudite installée à Malaga, sur la côte ibérique, tout le Maghreb occidental fut alors soumis aux « Voilés ».
Au moment où l’Islam espagnol se trouvait acculé à la défensive face aux poussées de la Reconquista chrétienne, l’apparition de l’empire almoravide encouragea les princes musulmans andalous à se tourner vers les nouveaux maîtres du Maroc.
Née du raid conduit par Tariq (ou Tarik) en 711, l’Espagne musulmane (ou al-Andalus), connut son apogée aux IXe-Xe siècles. Elle s’étendait alors très loin vers le nord et ses frontières dépassaient le cours de l’Ebre (carte page XXXVI).
L’émirat omeyyade d’Al Andalus fut fondé en 756 par Aberrahmane Ier, un Omeyyade ayant fui les Abbassides en 750. En 929, Abderrahmane III, le septième émir omeyyade, s’était proclamé calife et il avait installé sa capitale à Cordoue. Son fils El Hakam régna, comme lui, sur une partie du Maghreb et sur presque toute la péninsule ibérique.
Le successeur d’El Hakam était un incapable, mais l’homme fort du palais, Ibn Abi Amir el Mansour, accrut encore la puissance du califat. Durant tout le Xe siècle, les califes portèrent des coups terribles aux petites principautés chrétiennes. Pampelune, la capitale de la Navarre, fut ainsi détruite en 924. Dix ans plus tard, ce fut le tour de Burgos. Plusieurs fois ravagée, la Catalogne dut, en 966, payer tribut au maître de Cordoue. En 982, ce fut le tour du prince du Léon, puis, en 985, Barcelone fut détruite et deux ans plus tard, Coimbra subit le même sort. En 997, pour l’Espagne chrétienne, le comble de l’humiliation fut atteint quand Saint-Jacques-de-Compostelle fut pillée et les portes ainsi que les cloches de la cathédrale rapportées à Cordoue.
Vaincus et réduits à la dernière extrémité, les royaumes chrétiens prirent leur revanche au cours du XIe siècle. Ce retournement de situation découla des divisions du camp musulman qui plongèrent l’Andalousie dans un chaos entretenu par la révolte des troupes berbères que les maîtres de Cordoue avaient fait venir du Maroc pour combattre les chrétiens. Ces derniers profitèrent des difficultés que connaissait l’Andalousie et, en 1009, un comte de Castille participa, avec des Berbères dissidents, au premier sac de Cordoue, dévastée de nouveau l’année suivante par les bandes catalanes d’Ermangaud d’Urgel299.
Au brillant califat du siècle précédent, succédèrent alors une vingtaine de principautés, les reinos de taifas300, petits royaumes rivaux nés de la désagrégation du califat omeyyade de Cordoue et qui furent dirigés par des chefs (ou émirs) indépendants.
En 1072, quand Alphonse VI monta sur le trône de Castille, trois principaux royaumes musulmans étaient au contact des territoires chrétiens, ceux de Saragosse, de Tolède et de Badajoz. La mort d’Al Mamoun, le roi berbère de Tolède, survenue en 1075, entraîna une rapide décadence de l’ancienne capitale wisigothique, tombée entre les mains d’un incapable, Yahia al Kadir.
Au mois de mai 1085, à l’issue d’un siège qui avait duré tout l’hiver, Alphonse VI de Castille s’empara de Tolède dont la chute eut un retentissement immense dans toute la Chrétienté, mais aussi dans tous les pays musulmans.
La prise de Tolède permit aux Castillans de gagner une position stratégique de toute première importance car elle leur ouvrait la route du sud. Peu après, un capitaine castillan, Alvar Fanez de Minaya, menaça Valence. Alphonse VI assiégea ensuite Saragosse, pointe avancée des terres musulmanes dans le nord de la péninsule Ibérique. Au sud-est, Garcia Jimenez, ravagea l’Andalousie orientale. Quelques mois plus tard, Alphonse VI envoya Alvar Fanez à Séville afin de signifier à Al-Mutamid qu’il allait devoir désormais gouverner sous sa surveillance.
Les princes andalous hésitèrent longtemps avant de lancer l’appel aux Almoravides Ils étaient certes poussés par une opinion publique inquiète des menaces qu’Alphonse VI faisait peser sur eux, mais ils avaient également tout lieu de craindre l’irruption en Espagne des guerriers de Youssef ben Tachfîn. Ce qui s’était produit au Maroc n’était guère encourageant pour les aristocraties andalouses car un peu partout, les populations locales avaient vu dans l’invasion almoravide l’occasion de la révolution sociale et religieuse. Aussi, dans une Andalousie jugée décadente par les tenants d’un Islam pur et dur, on pouvait imaginer de quels risques était porteuse l’alliance avec les guerriers fondamentalistes venus du désert. Néanmoins trois des plus puissants émirs d’Espagne à savoir Al-Mutamid de Séville301, Al Mutawakil de Badajoz et Abdallah de Grenade, lancèrent un appel à Youssef Ibn Tachfin.
À la fin du mois de juin 1086, à Ceuta, ce dernier fit embarquer 7 000 cavaliers et une douzaine de milliers de fantassins à bord d’une centaine de vaisseaux. Le fils d’al-Mutamid de Séville remit la place d’Algésiras et durant les mois d’été, Youssef ben Tachfin la renforça afin d’en faire une véritable base d’opérations. La campagne commença en octobre quand l’armée almoravide gagna Séville où elle fut renforcée de contingents dépêchés par les émirs de Grenade, de Malaga et d’Almeria ; puis elle marcha vers Badajoz.
Informé des mouvements ennemis, Alphonse VI s’empressa de lever le siège de Saragosse. Il rassembla le maximum de forces, reçut le renfort de nombreux volontaires français et il se porta au-devant de Youssef ben Tachfin.
Le choc se produisit le 23 octobre 1086 à Zallaca, au nord de Badajoz (carte page XXXVI). La mêlée se prolongea toute la journée. Alphonse se battit au premier rang, mais il fut blessé et ses troupes durent finalement abandonner le champ de bataille. Des monceaux de têtes coupées furent empilés sur les lieux du combat et selon la légende les muezzins les auraient escaladées pour appeler les fidèles à la prière. Youssef ben Tachfin prit ensuite le titre d’amir al mouslimin (émir des musulmans)302.
La victoire de Zallaca n’eut cependant pas de suites immédiates car Youssef ben Tachfin qui avait appris la mort d’Abou Bekr, son fils et héritier, décida de regagner le Maroc, laissant sur place 3 000 hommes sous les ordres de son cousin Medjoun Ibn el Hadj.
Au mois de juin 1087, Alphonse VI reprit l’initiative en poussant un raid contre Badajoz puis contre Séville, contraignant ainsi Youssef ben Tachfin à revenir en Espagne. Débarqué au mois de juin 1089, sa nouvelle campagne fut un échec en raison des divisions des princes andalous et il rembarqua.
Au mois de juin 1090, Youssef ben Tachfin revint en Espagne pour une troisième campagne et, sans l’appui des contingents andalous, il mit le siège devant Tolède mais, défendue par Alphonse VI et par l’Aragonais Sanche Ramirez, la cité du Tage repoussa ses assauts. Youssef ben Tachfin attribua cet échec aux princes andalous qu’il accusa d’impiété et de complicité avec les chrétiens, puis il repassa au Maroc en laissant le commandement à son cousin, Cir ibn Abou Bekr.
Les reyes de taifas se tournèrent alors vers Alphonse VI, lui demandant de les aider à chasser les Almoravides qu’ils avaient pourtant appelés à la rescousse quelques années plus tôt. En gage de bonne volonté, Al Mutawakil de Badajoz remit Lisbonne et Santarem aux Castillans et Al Mutamid de Séville la ville de Cuenca, leur promettant Tarifa en cas de succès.
Afin de mettre un terme à cette dissidence, Cir ibn Abou Bekr envoya l’un de ses lieutenants, Ben Aïcha, conquérir Murcie, Dénia, Jativa, Almeria et Aledo (carte page XXXVI). En mars 1091, la population de Cordoue se révolta contre Fath al Mamoun, le fils d’Al Mutamid, et elle ouvrit les portes de la ville aux Almoravides. Carmona tomba ensuite et Cir Abou Bekr mit le siège devant Séville où Al Mutamid fut contraint de se rendre, ses fils devant livrer Ronda et Mertola. Enfermé à Aghmat, au sud de Marrakech, Al Mutamid y mourut quatre ans plus tard. En 1094, le royaume de Badajoz fut conquis à son tour et Al Mutawakil mis à mort avec ses deux fils.
Les Almoravides contrôlaient maintenant l’ensemble de l’Espagne musulmane, à l’exception de Valence, de Tortosa et de Saragosse.
Installé à Marrakech, Youssef ben Tachfin avait donc bâti un empire qui allait du Tage au Sénégal et des côtes algériennes au Soudan, l’« empire des deux rives ». Il mourut au mois de septembre 1106. Le successeur qu’en ses derniers moments il avait couvert de son manteau pour signifier à tous qu’il était maintenant leur émir, était son fils, Ali ben Youssef ben Tachfin (1106-1143), gouverneur d’Al-Andalus et âgé de vingt-trois ans. Né à Ceuta, d’une esclave chrétienne rebaptisée Fadh el Hassen, « Perfection et Beauté », très pieux, le nouveau souverain n’apparaissait pas comme un chef de guerre. Culturellement il était plus Andalou qu’Africain (Lagardère, 1998).
Son frère, Temyn nommé gouverneur d’Al-Andalus installa sa résidence à Séville pour y poursuivre la guerre sainte contre les chrétiens. En mai 1108, il vint assiéger le château d’Uclès. L’armée de secours castillane commandée par l’infant Sanche (ou Sancho) livra une bataille terrible aux assiégeants, mais ceux-ci finirent par l’emporter ; le jeune prince, âgé de quinze ans, et qui venait tout juste d’être armé chevalier, fut tué au combat. Contrôlant désormais la région de Cuenca, les Almoravides tournaient donc Tolède par l’est et la situation des positions castillanes les plus avancées vers le sud fut dès lors fragile.
Au mois de juin 1109, un peu plus d’un an après le désastre d’Uclès, Alphonse VI mourut à Tolède, laissant un royaume menacé. La même année, Ali ben Youssef ben Tachfin, qui avait franchi le détroit, s’empara de Talavera, Madrid et Guadalajara303. Défendue par Alvar Fanez, Tolède résista victorieusement à ses assauts.
En 1109 ou en 1110, les Almoravides se rendirent maîtres de Saragosse, demeurée jusque-là la seule métropole musulmane échappant à leur contrôle. Installés dans la grande ville de l’Ebre, ils purent pousser jusqu’aux cols pyrénéens, menaçant aussi bien l’Aragon que la Castille ou même la Navarre. En 1111, ils prirent Evora, Lisbonne, Santarem et Porto. En 1114, ils ravagèrent la Catalogne et Raymond Berenger III comte de Barcelone, dut appeler à son secours Aragonais et Français pour mettre un terme à leurs destructions. Vers 1115, les Baléares furent prises et à partir de là, les Almoravides furent en mesure de menacer les rivages de Catalogne, du Languedoc et de Provence.
Dans la partie musulmane de la péninsule, nombreux étaient cependant ceux qui supportaient de plus en plus mal la présence des Almoravides, dont nombre de chefs ne parlaient que le berbère. Le puritanisme religieux imposé à une Andalousie très sensible jusque-là aux plaisirs de l’existence et nostalgique de la culture raffinée du califat omeyyade, se faisait de plus en plus pesant. Le goût du luxe et des belles choses, qui avait suscité à Grenade, à Cordoue ou à Séville la création de multiples chefs-d’œuvre était désormais banni.
À partir des années 1110, la domination almoravide n’apparut plus aussi totale. Les vieux chefs militaires compagnons et lieutenants de Youssef ben Tachfin avaient disparu les uns après les autres et ils n’avaient pas été remplacés par des chefs de leur valeur. Sur le plan religieux, l’élan irrésistible qui avait conduit les moines-soldats du désert jusqu’au pied des Pyrénées se relâcha, cependant que les fakihs continuaient à imposer une conception étroite de la religion totalement inadaptée aux aspirations des élites andalouses.
Les choses commencèrent à mal tourner pour les Almoravides quand, en 1114, retraitant sur Saragosse après une razzia en Catalogne, une forte troupe tomba dans une embuscade tendue par les Aragonais. À partir de 1115, le roi d’Aragon, Alphonse Ier le Batailleur (1104-1134), aidé par de nombreux chevaliers français, multiplia les attaques contre les positions musulmanes de l’Ebre et, le 1er décembre 1118, il parvint à faire capituler Saragosse, position avancée de l’Islam depuis plusieurs siècles.
Au cours des mois suivants, le roi d’Aragon poussa son avantage vers le sud et à la fin de l’été 1125, il lança un raid de plusieurs mois en terre musulmane. Les territoires de Valence, Dénia, et Grenade furent ravagés et le 9 mars 1126, à Lucena, au nord-ouest de Grenade, l’armée de Temyn, frère du sultan Ali ben Youssef ben Tachfin, fût défaite par les Aragonais aidés d’un contingent français. Puis, Alphonse atteignit Malaga d’où il contempla, de loin, les rivages de l’Afrique. Le roi vint ensuite mettre le siège devant Grenade, mais une épidémie l’obligea à repartir vers le nord.
En 1126, Tachfin ben Ali, un fils d’Ali ben Youssef ben Tachfin, reçut la charge de l’Andalousie après la mort de son oncle Temyn et il lança plusieurs attaques infructueuses contre Tolède, Coimbra et Santarem.
En 1133, Alphonse VII le Bon, roi de Castille, conduisit à son tour une forte expédition en Andalousie. En 1134, le siège de Fraga déboucha sur une bataille qui vit la défaite des chevaliers d’Alphonse le Batailleur en même temps que la dernière grande victoire remportée par les Almoravides sur le sol ibérique ; le roi d’Aragon mourut peu après. Tachfin ben Ali qui avait conduit cette campagne avait donc réalisé un redressement spectaculaire, mais les événements du Maroc où les Almohades se posaient en rivaux de plus en plus menaçants, l’obligèrent à repasser le détroit, laissant le commandement des forces demeurées dans Al-Andalus à Ibn Ghania, le gouverneur de Valence.
L’empire almoravide était entré dans la phase de décomposition qui allait le conduire à sa chute, et cela, paradoxalement, au moment où la fortune des armes lui paraissait de nouveau favorable en Espagne.
288. Selon l’expression de Charles-André Julien (1952 : 435) qui parle de l’épopée almoravide comme d’un « très brillant feu de paille dont les cendres sont bien vite dispersées et qui ne laisse aucune trace » au point de vue politique et religieux.
289. Sur les Almoravides, voir Lagardère (1989, 1991 et 1999).
290. Leurs ancêtres, originaires du Tafilalet et de l’Atlas avaient été détournés du Maroc atlantique par les Masmouda qui leur avaient résisté, et ils avaient réorienté leur migration vers le sud.
291. « Abd Allah ben Yassin était très austère […] mais cela ne l’empêchait point de voir un grand nombre de femmes ; chaque mois il en épousait plusieurs et s’en séparait successivement ; il n’entendait pas parler d’une jolie fille sans la demander aussitôt en mariage » (Ali ibn-abi Zar, 1326 : 116).
292. Il est régulièrement écrit que cet établissement aurait été situé dans les îles Tidra, sur la côte mauritanienne, entre la baie du Lévrier et le cap Timiris, ce qui n’a pas été confirmé. Cyr Descamps qui, à la demande du président mauritanien Mokhtar Ould Daddah, participa en 1965 et 1966 à deux missions de l’IFAN alors dirigé par Vincent Monteil pour localiser ce ribat, a parcouru l’île de Tidra, puis différentes îles du Banc d’Arguin sur lesquelles ne fut trouvée aucune trace correspondant à cette époque. S’il a existé, ce « monastère fortifié » selon la traduction habituelle ne pouvait en tout état de cause pas davantage avoir été situé sur une île du fleuve Sénégal ou plus au sud car ces régions n’ont été islamisées que plus tard (communication personnelle de Cyr Descamps, 7 août 2015).
293. Du nom de l’Imam Malik Ibn Anas. Le malékisme est une des quatre subdivisions du sunnisme et l’une des plus rigoureuses. Avec le hanéfisme, le chaféisme et le hambalisme, le malékisme constitue l’un des quatre rites orthodoxes reconnus par la tradition sunnite.
294. Les Almoravides se rattachaient à l’autorité du calife abbasside de Bagdad. Se plaçant sous son autorité suprême, ils se contentèrent de diriger une portion du territoire de l’islam en son nom.
295. Animés par une foi intense, ils gagnèrent rapidement une réputation justifiée d’invincibilité. Quelques années plus tard, l’historien andalou El Bekri dit d’eux : « Ils ont une intrépidité qui n’appartient qu’à eux seuls et se laissent tuer plutôt que de fuir. On ne se rappelle pas de les avoir vus reculer devant l’ennemi. »
296. Aussi : […] il réunit son armée et, mettant sa confiance en Dieu pour ses combats et pour toutes ses affaires, il se porta contre les Barghwata avec la ferme intention de les exterminer. Les Berghouata battus, prirent la fuite devant lui ; mais les Morabithin s’élançant à leur poursuite, firent prisonniers tous ceux qu’ils ne massacrèrent pas et leur déroute fut complète. Quelques-uns à peine parvinrent à s’échapper dans les bois les autres embrassèrent l’Islam, et, depuis lors jusqu’à ce jour, il n’est plus resté de trace de leur fausse religion » (Ali ibn-abi-Zar, 1326 : 117).
297. Sous la dynastie des Almoravides (1055-1147), les deux villes de Fès furent unifiées. Durant le règne du sultan Youssef ben Tachfin (1061-1107), leurs enceintes respectives furent rasées et elles furent réunies en une seule cité enfermée par une enceinte d’ensemble. Dès-lors, elles ne formèrent plus que des quartiers au sein de la même ville (carte page XL).
298. Ceuta ne succomba qu’en 1084, son défenseur, Aziz, fut supplicié et la garnison entièrement massacrée.
299. Sur la question, on se reportera au livre de Philippe Conrad (1998). Les pages qui suivent s’en inspirent.
300. Ce terme vient de l’arabe ta’ifa qui signifie faction. Au siècle précédent, les Omeyyades de Cordoue qui se posaient en détenteurs de la légitimité sunnite face aux shiites fatimides avaient porté la guerre au Maghreb et ils s’étaient emparés de Ceuta, de Melilla et de Tanger. Ils furent renversés au mois de novembre 1031, ce qui aboutit à l’éclatement de l’Islam andalou avec pour résultat l’apparition de cités états. Plusieurs de ces dernières étaient Berbères, dont Badajoz avec les Aftasides, Tolède avec les Zanninides, Grenade avec une branche des Zirides et d’autres à Carmona, Ronda, Arcos, Moron ou Mertola.
301. Al-Mutamid se résigna finalement à s’en remettre aux Almoravides en prononçant la célèbre formule selon laquelle il préférait « être chamelier au Maghreb que porcher en Castille ».
302. Il ne prit pas le titre d’amir al mouminin (commandeur des croyants) qui était celui du calife de Bagdad. Les Almohades s’approprieront le titre.
303. Pour tout ce qui est de la chronologie des expéditions entreprises par le souverain, on se reportera à Lagardère (1998).