En 972, et nous l’avons vu, le calife fatimide el-Mu’izz (952-975) avait déplacé le cœur de son pouvoir depuis l’Ifrikiya jusqu’en Égypte. Voulant ensuite échapper à la tutelle du contingent berbère qui avait permis la victoire de son père, al-Aziz (975-996) réforma en profondeur l’armée en y incorporant des contingents turcs qui allaient ultérieurement donner naissance au régime des mamelouks.
Nous avons également vu qu’à partir de 1094, l’Égypte connut un climat anarchique, les Fatimides ne contrôlant plus les chefs de leurs contingents militaires. Au même moment, après avoir conquis la Syrie et s’être installé à Damas en 1154, le Turc sunnite Nur al-Din (1116-1174), « maire du Palais » des califes abbassides de Bagdad décida de chasser les Croisés de Terre Sainte. Inquiets de la poussée turque, les Fatimides d’Égypte se rapprochèrent alors de ces derniers.
Afin d’éviter la constitution d’une alliance entre Amaury Ier et les Fatimides, Nur al-Din envoya en Égypte une armée commandée par le Kurde Shirkuh. Au mois de janvier 1169, impuissants, les Fatimides furent contraints d’accepter la nomination de ce dernier comme vizir du calife fatimide Al-Adid. Shirkuh mourut quelques semaines plus tard et son neveu Salah al-Din (Saladin)328, le remplaça.
Al-Adid se trouva alors dans une situation humiliante car son État shiite était, de fait, placé sous la dépendance du calife abbasside sunnite. Il décida alors de faire assassiner Salah al-Din mais ce dernier prit les devants en faisant massacrer la garde noire fidèle au calife.
Au mois de septembre 1171, Al-Adid mourut et le califat fatimide shiite fut aboli. La prière fut désormais dite au nom du calife abbasside de Bagdad et l’Égypte regagna l’orthodoxie sunnite. Cependant, Nur al-Din prit ombrage de la gloire de son neveu Salah al-Din et il mit sur pied une expédition destinée à rattacher plus étroitement l’Égypte à ses possessions. Il n’eut cependant pas le temps de réaliser cette politique car il mourut au mois de mai 1174.
L’empire ayyubide sunnite fondé par un Kurde, succéda donc au califat fatimide chiite d’origine arabe et à base ethnique berbère né en Ifrikiya. Durant plusieurs années, Saladin (Salah al-Din) mena une politique d’unification des principautés musulmanes, puis, dans un second temps, il entreprit la conquête du royaume de Jérusalem.
En 1193, quand Salah al-Din mourut, ses fils se partagèrent ses possessions, démembrant ainsi l’empire qu’il avait constitué, puis ils s’affrontèrent. Ces querelles fratricides se prolongeaient au moment où les chrétiens lancèrent la cinquième croisade (1217-1219). Finalement, ce ne fut qu’en 1240 qu’un pouvoir fort s’installa au Caire avec Al-Malik al-Salih (1240-1249), arrière-petit-neveu de Salah al-Din.
La Nubie sous les Ayyubides
Après des alliances suivies et permanentes au temps des Fatimides, les relations entre l’Égypte et la Nubie se détériorèrent ensuite (Shaw, 1997 : 251-264).
En 1171, Salah al-Din qui avait chassé les Fatimides d’Égypte après avoir massacré leurs contingents de mercenaires nubiens mit un terme au bakt (voir plus haut note 224 page 129), ce qui revenait à reprendre les hostilités.
Entre 1172 et 1250 les Ayyubides étant au pouvoir au Caire, les conflits avec le sud chrétien furent incessants. Une fois l’ancien royaume Nobade conquis, deux grands royaumes nubiens subsistèrent, celui de Makuria au nord, avec Dongola pour capitale et celui d’Aloa au sud. Leurs limites de séparation étaient situées entre les 5e et 6e Cataractes (carte page XXIX).
En 1253, les tribus de pasteurs arabes qui, depuis le XIe siècle, s’étaient installées dans le désert oriental, entre Nil et mer Rouge, se révoltèrent. Les sultans d’Égypte firent alors avec elles comme l’avaient fait les Fatimides au XIe siècle avec les Beni Hillal, les engageant à poursuivre ailleurs leurs déprédations, et ils les poussèrent vers le sud, c’est-à-dire vers la Nubie qu’ils ravagèrent et islamisèrent.
La principale faiblesse de la dynastie ayyubide tenait à ses fortes structures claniques et familiales kurdes qui furent artificiellement plaquées sur la réalité sociale égyptienne. C’est ainsi que l’armée, composée de Turcs et de Kurdes et dont la subsistance était assurée par le système de l’ikta329 apparut comme une force d’occupation vivant aux dépens de la population égyptienne. Puis, les sultans décidèrent de ne fonder leur puissance que sur les seuls Mamelouks, une troupe blanche dont les membres étaient importés depuis l’Asie centrale – populations turques –, de la Russie méridionale (Slaves) et surtout du Caucase. Avec les mamelouks, l’Égypte disposa d’une armée particulièrement efficace.
En 1249, quand le roi de France Louis IX lança la sixième croisade en débarquant à Damiette, le sultan Al-Malik al-Salih venait de mourir et son successeur, Turanshah (1249-1250) était absent du pays. La situation était favorable aux Francs quand, près de Mansourah (carte page XXXVIII), les Mamelouks commandés par Baybars l’emportèrent sur l’armée croisée décimée par les fièvres et capturèrent le roi Louis IX.
Quand Turanshah rentra d’Irak, il comprit que les Mamelouks allaient se dresser contre lui. Pour tenter de les reprendre en main, il leur retira certaines de leurs possessions, mais les Mamelouks l’assassinèrent. Turanshah, le dernier représentant de la brève dynastie ayyubide une fois éliminé, le 12 novembre 1250, le chef mamelouk Koutouz fut proclamé sultan. Il fut le premier des quarante-cinq sultans mamelouks qui régnèrent sur l’Égypte durant deux cent cinquante-huit ans.
Koutouz, le premier sultan mamelouk (1250-1260), eut à affronter l’invasion mongole qui débuta en 1258 et qui déferla sur le Proche-Orient dès 1259. Les Mongols (ou Tartares, ou Tatars), qui surgirent de la steppe asiatique au début du XIIIe siècle, poussèrent jusqu’à la Méditerranée, provoquant d’immenses bouleversements politiques et causant partout la dévastation (Grousset, 1976)331.
Bagdad fut prise et pillée en 1258 et le calife abbasside Al-Mutasim (1242-1258) fut assassiné. L’empire abbasside était mort de son immensité, de ses divisions et de la dilution de son arabité dans un cosmopolitisme qui l’avait fragilisé :
« Effectivement, toutes sortes de peuples s’y pressaient, les Perses, les Turcs, les Azéris, les Caucasiens, les Afghans, les Indous. La natalité de ces populations était supérieure à celle des Arabes, leur loyauté était fragile, la présence de leurs ressortissants trop importante dans les armées et dans l’administration. […] le pouvoir s’était épuisé à maintenir ses positions au-delà des monts Zagros et du fleuve Karoun, contribuant ainsi à conserver la principale cause de ce qui le menaçait, le cosmopolitisme. C’est précisément dans la mesure où il était un empire, c’est-à-dire le contraire d’une nation, que l’ensemble abbasside allait être appelé à disparaître victime de la convoitise de l’une de ces hordes barbares dont l’Asie centrale est une véritable fabrique » (Saint-Prot, 1999 : 73).
Rien ne semblait pouvoir arrêter les Mongols quand, le 3 septembre 1260, non loin de Naplouse, en Palestine, les Mamelouks l’emportèrent et la tête du chef mongol, Kitbuga, fut portée au Caire. Comme en 1249 face à Louis IX, les Mamelouks avaient sauvé l’islam car les envahisseurs furent repoussés au-delà de l’Euphrate332.
Les Mamelouks étaient des esclaves guerriers exclusivement blancs d’origine slave, turque ou caucasienne. Les Noirs ou les Asiatiques ne pouvaient en aucun cas en faire partie (Ayalon, 1996 : 19). Les Mamelouks égyptiens furent d’abord importés depuis l’Asie centrale – populations turques –, puis de la Russie méridionale et surtout du Caucase.
Les Mamelouk qui venaient de la mer Noire, les Kipcak, étaient vendus par les Génois. À partir du moment où les Ottomans coupèrent les détroits, les Mamelouks du Khanat du Kipcak furent moins nombreux qu’auparavant et c’est au Caucase qu’ils furent désormais achetés ; c’est d’ailleurs pourquoi l’ethnie des Circassiens domina. Avec eux, l’ethnicisation de la caste mamelouke s’accentua.
La sélection qui précédait l’enrôlement était impitoyable, tant sur leur lieu de capture ou d’achat qu’au moment de la revente par les marchands spécialisés dans les pays d’utilisation333. Ibn Khaldoun écrit que les fournisseurs :
« […] choisissent la fine fleur des prisonniers : les garçons semblables à des pièces d’or et les filles semblables à des perles » (Ayalon, 1996 : 39).
Les fillettes esclaves destinées à devenir les épouses des Mamelouks étaient également choisies avec un grand soin et elles devaient obligatoirement avoir les mêmes origines « ethno-raciales » que les garçons. De plus, alors que la répudiation des épouses était très largement admise dans le monde musulman, les Mamelouks, n’avaient pas le droit de divorcer et leur descendance se devait, en théorie, de pratiquer l’endogamie :
« Le système mamelouk était fondé sur une évidente sélection raciale, puisqu’on ne recrutait pas les futurs Mamelouks dans n’importe quelle tribu nomade ni dans n’importe quelle région non musulmane. On allait les chercher essentiellement dans la vaste région qui s’étendait depuis l’Asie centrale jusqu’aux Balkans et à la mer Adriatique, c’est-à-dire dans la majeure partie de ce qu’on nomme généralement la steppe eurasienne » (Ayalon, 1996 : 90).
Le futur Mamelouk était donc d’origine montagnarde ou steppique et il était choisi parmi les plus robustes des enfants qui avaient été capables de résister aux terribles difficultés de leurs régions natales. Arrivé en Égypte et une fois admis dans une école (Hilqa ou Tibaq) destinée à en faire un Mamelouk, le jeune captif était placé sous la responsabilité d’un instructeur qui allait devenir le responsable de sa formation militaire (al-Furusiyya) et, sous sa supervision, plus qu’une éducation, il subissait un dressage particulièrement rigoureux :
« Pendant la durée de son entraînement le Mamelouk infidèle y était transformé en croyant ; de garçon, il devenait adulte, d’une recrue on faisait un soldat prêt à combattre ; d’un esclave, un affranchi […]. L’école […] y ajoutait un élément dont on ne saurait assez souligner l’importance, à savoir une nouvelle famille pour remplacer celle qu’il avait perdue » (Ayalon, 1996 : 24).
Une fois affranchi et devenu Mamelouk, le jeune guerrier était automatiquement assimilé à la « classe » supérieure, mais ce statut lui était lié et il :
« […] ne pouvait transmettre à sa descendance ni son rang ni sa qualité aristocratique. Il était un noble « à titre viager » et la société mamelouke, une noblesse limitée à une seule génération […] c’était une noblesse jaillie de l’obscurité, qui retournait à l’obscurité. Les fils étaient éliminés de la classe supérieure et se perdaient dans la population civile, même si le processus prenait un certain temps334 » (Ayalon, 1996 : 26).
Le prénom turc était un des signes distinctifs de l’appartenance à la caste guerrière. Les Mamelouks étaient en effet seuls à porter des prénoms turcs, même ceux qui n’étaient pas d’origine turque. Le cognomen du Mamelouk marquait son rattachement à la troupe d’un chef prestigieux qui l’avait sélectionné, acheté, formé, puis affranchi. C’est ainsi, par exemple que les :
« […] Mamluks d’As-Salih Nagm ad-Din Ayyub étaient désignés par le terme as-Salihiya (singulier as-salihi). Ceux d’al-Musizz Aybak se désignent par le terme al-Musizziya (singulier : Musizzi), ceux d’al-Mansur Qalawun s’appellent à titre singulier al-Mansurill » (Mansouri, 1992 : 24).
David Ayalon qui accorde une place considérable au phénomène mamelouk dans l’histoire de l’expansion musulmane estime que sans ces derniers, l’islam n’aurait jamais pu s’étendre comme il s’est étendu. En effet :
« L’islam reste neuf, jeune et puissant parce qu’il reçoit, génération après génération, des renforts constants de jeunes esclaves militaires provenant du territoire de la guerre » (Ayalon, 1996 : 49). Parmi les Mamelouks, une élite spéciale était constituée par le corps des mamelouks royaux. Composé de Mamelouk achetés, formés puis affranchis par le sultan lui-même, il tenait garnison dans la ville du Caire d’où, en quelques jours de marche, il pouvait intervenir partout où le service du sultan le réclamait. Le régime mamelouk nourrissait les intrigues et les complots car chaque sultan qui arrivait au pouvoir y était porté par son clan. Il s’empressait alors d’écarter de toutes les charges importantes les hommes de confiance de son prédécesseur, lesquels ne pensaient plus qu’à se venger. Vingt-deux sultans parvinrent ainsi au pouvoir par la violence sur les quarante-cinq de la période du sultanat mamelouk (Mansouri, 1992 : 31).
Le second sultan mamelouk, Baybars (1260-1277), assassina Koutouz335 et il incorpora la Syrie à l’Égypte, faisant du sultanat mamelouk d’Égypte la principale puissance musulmane de son temps. Triomphant des Croisés auxquels il enleva Jaffa, Césarée, Safad, le Krak (Al Karak) et Antioche ; il combattit également les Arméniens et les Nubiens chrétiens du royaume de Dongola (carte page XXXVIII).
Ce fut d’ailleurs pendant la période mamelouk que la grande offensive contre les royautés chrétiennes nubiennes débuta. Le royaume de Makuria fut alors en permanence attaqué par les Bédouins du désert oriental, ruiné et peu à peu transformé en vassal du sultanat mamelouk. Le sultan Baybars (1260-1277) somma Daoud, roi de Makuria de reprendre les versements du bakt, puis il l’attaqua, le captura et l’emmena comme otage en Égypte. Il le remplaça ensuite par Shakanda qui accepta la vassalisation et versa comme tribut annuel la moitié des revenus de son royaume. La Nubie devint alors « terre de razzia » (Shaw, 1996 : 254).
Baybars finança largement ses campagnes contre les derniers réduits croisés de Syrie en taxant de plus en plus lourdement les Coptes336. Son triomphe intervint en 1260 quand le dernier Abbasside survivant du massacre de Bagdad en 1258 arriva au Caire où il vint se placer sous sa protection. La présence au Caire du calife Commandeur des croyants rehaussa le prestige du nouveau sultan car le fugitif lui accorda son investiture.
La renaissance de l’empire arabe détruit par les Mongols se fit donc en Égypte. En 1263 et en 1264, le sultan envoya des artisans à Médine pour y restaurer la mosquée du Prophète et en 1269, à l’occasion du pèlerinage qu’il accomplit, il nomma un représentant à La Mecque. Auréolé de l’immense prestige que conférait la garde des Lieux saints, il était également le nouveau bénéficiaire des immenses revenus du pèlerinage. La prééminence des sultans mamelouks sur tous les autres états musulmans fut désormais réelle car le sultan d’Égypte donnant ou refusant son agrément pour les pèlerinages, les souverains musulmans devaient lui demander son autorisation, reconnaissant ainsi de fait sa tutelle.
En 1265, Abaka succéda à son père Hulagu à la tête des Mongols Ilkhan et l’Égypte redouta à nouveau l’éventualité d’une alliance mongolo-chrétienne. Aussi, en 1266, afin de conjurer ce danger, Baybars attaqua-t-il le royaume arménien de Cilicie (région d’Alexandrette, carte page XXXVIII) qui s’était déjà allié aux Mongols en 1259-1260. Durant l’été 1266, les Arméniens furent écrasés et plusieurs dizaines de milliers d’entre eux furent vendues sur les marchés d’esclaves. Les villes arméniennes de la côte, dans la région d’Alexandrette, furent détruites. Puis, en 1268, Baybars ayant décidé de prendre les dernières villes franques, Jaffa fut rasée. La puissante citadelle de Château-Beaufort, dans l’actuel Liban, défendue par vingt-deux Templiers et cinq cents hommes d’armes résista durant une dizaine de jours. Baybars voulut ensuite en finir avec Bohémond, comte d’Antioche et prince de Tripoli, qui avait combattu aux côtés des Mongols avec son beau-père, Héthoum, roi d’Arménie. Au mois de mai 1268, Antioche fut assiégée. Sans eau et sans vivres, ses huit cents défenseurs se rendirent contre la promesse d’avoir la vie sauve, mais Baybars les fit mettre à mort avec tous les habitants mâles de la ville. Seuls furent épargnés les jeunes gens et les jeunes filles qui furent distribués aux vainqueurs, puis Antioche fut pillée en totalité et toutes les églises rasées.
La succession chez les Mamelouks ne se faisait pas de père en fils ; or Baybars qui voulait voir son fils aîné Saïd Berke lui succéder, l’avait désigné de son vivant alors qu’il n’était encore qu’un jeune enfant et il le maria à la fille de Kalaoun, afin de sceller l’union des deux principaux clans mamelouks.
En 1277, Saïd Berke qui avait dix-neuf ans succéda à son père mais il abandonna le pouvoir dès 1279 ou dès 1280 au profit de l’un de ses frères, âgé de moins de dix ans. Trois mois plus tard, ce dernier fut déposé par Kalaoun (1279 ou 1280-1290). Ayant à son tour à faire face aux Mongols, et ne voulant pas devoir affronter une éventuelle coalition, il écarta le danger que représentaient les dernières possessions des Croisés en signant une trève de dix années avec Bohémond de Tripoli et les deux principaux ordres militaires, à savoir les Hospitaliers et les Templiers. Il se tourna ensuite vers les forces d’invasion mongoles commandées par Mangoutimour qui avait reçu le renfort des troupes arméniennes du roi Léo III ainsi que de contingents géorgiens. En octobre 1281, devant Homs (carte page XXXVIII), les Arméniens firent plier les Mamelouks, mais la fortune des armes changea de camp au moment où Mangoutimour fut blessé, ce qui provoqua le repli de l’armée mongole qui repassa l’Euphrate.
Libre à l’est, Kalaoun décida de châtier l’Arménie, ce qui fut fait en 1283, puis il voulut régler le problème des Francs en dépit de l’accord signé avec eux. En 1285, il enleva ainsi la puissante citadelle de Markab – dans l’actuelle Syrie –, après un siège de trente-huit jours. À la fin du mois d’août 1287, Lattaquié fut prise. Au mois de février 1289, au moment où le siège de Tripoli commença, Génois et Vénitiens évacuèrent la ville qui fut enlevée dès le premier assaut. Les hommes furent tous passés au fil de l’épée tandis que les femmes et les enfants furent distribués aux vainqueurs. Tripoli fut ensuite rasée et une nouvelle ville construite un peu plus loin.
Kalaoun voulut ensuite en finir avec Saint-Jean-d’Acre, dernière possession des Francs en Terre sainte. Au début du mois de novembre 1290, son armée quitta ses casernements du Caire et marcha vers la Palestine. Malade, Kalaoun, qui sentait la mort venir, fit jurer à ses principaux officiers qu’ils reconnaîtraient le pouvoir de son fils Khalil et le 11 novembre 1290, il rendit l’âme.
Au mois de mars 1291, Khalil (1290-1294), reprit la campagne contre Saint-Jean-d’Acre. Dans la ville, les quinze mille défenseurs se préparèrent à livrer l’ultime combat. Le siège dura six semaines et le 18 avril, après avoir ouvert des brèches dans les fortifications, l’armée du sultan pénétra en force dans la ville. Les défenseurs se battirent avec l’énergie du désespoir, mais la population, prise de panique, se rua vers le port à la recherche d’embarcations. Après la chute de la ville, les derniers points d’appui337 chrétiens furent pris ou évacués. Le prestige de Khalil fut alors immense mais en 1294, alors qu’il était au sommet de la gloire, il fut assassiné.
Un des fils de Khalil, Nasir Mohammed ibn Kalaoun (1294-1340) n’avait qu’une dizaine d’années quand il fut proclamé sultan. La réalité du pouvoir fut alors exercée par un Mongol nommé Kitbuga qui se proclama sultan en 1295338. En 1296, Ladjin, un Mamelouk, caucasien qui était son naib (bras droit) le renversa et se proclama sultan. Au mois de janvier 1299 il fut assassiné. Les Mamelouks remirent alors Nasir Mohammed ibn Kalaoun sur le trône, mais le pouvoir fut exercé par deux fortes personnalités, Rukn al-Din Baybars et Sayf al-Din Safar.
À la fin de l’année 1299, avec leurs alliés arméniens, les Mongols franchirent une nouvelle fois l’Euphrate. À la bataille de Homs, une armée mamelouke fut vaincue puis Alep et Damas tombèrent. La contre-attaque mamelouke se fit au mois d’avril 1303 et les Mongols furent écrasés à la bataille de Mardj al-Saffar, dans la région de Damas. Les vainqueurs décidèrent ensuite d’en finir avec les Arméniens. En 1303 et en 1304, l’Arménie occidentale fut alors ravagée et les troupes mameloukes pénétrèrent loin à l’intérieur du royaume du roi Héthoum, puisqu’elles prirent Malatya, en Anatolie. Le royaume d’Arménie fut contraint de verser un tribut considérable et il sortit ruiné et épuisé de cette guerre. Son déclin fut désormais irréversible, ce qui facilita la conquête turque un siècle plus tard.
En 1309, Nasir Mohammed ibn Kalaoun abdiqua et l’un des deux hommes forts du moment, Rukn al-Din Baybars, un Caucasien de Circassie, fut élu sultan sous le nom de Baybars II. Mais Nasir Mohammed ibn Kalaoun changea d’avis et il entra en campagne contre lui, appuyé par les gouverneurs mamelouks de Syrie et par Sayf al-Din Safar. Baybars II abdiqua mais il fut mis à mort. Nasir Mohammed ibn Kalaoun fit également exécuter Sayf al-Din Safar afin de se dégager de sa tutelle.
Le sultan qui remontait ainsi pour la troisième fois sur le trône accédait au pouvoir dans un contexte totalement nouveau puisque les États croisés n’existaient plus et que la menace mongole avait provisoirement disparu. En 1323, un traité de paix fut même signé entre Nasir Mohammed ibn Kalaoun et le Khanat mongol de Perse.
Sous Nasir Mohammed ibn Kalaoun, l’Égypte fut la première puissance musulmane régionale au point de vue militaire, politique et économique. Le développement de la ville du Caire fut à l’image de la prospérité du pays et elle se couvrit de constructions nouvelles. Nasir Mohammed ibn Kalaoun entreprit également une profonde réforme fiscale qui permit de moderniser la perception de l’impôt, ce qui provoqua bien des mécontentements. Comme son administration était largement composée de Coptes, un puissant mouvement antichrétien se développa au sein de la population.
Les Mamelouks et l’Afrique
Sous le sultan mamelouk Kalaoun (1279-1290), le royaume de Dongola avait relevé la tête et par trois fois, sous la direction de Chemamoun (Shamamun) son souverain, il s’était soulevé. Finalement vaincu, il disparut d’autant plus inéluctablement que depuis 1291, les Mamelouks qui n’avaient plus à lutter contre les États latins de Syrie, purent consacrer tous leurs efforts à conquérir les dernières chrétientés nubiennes.
En 1315 le sultan Nasir Mohammed ibn Kalaoun déposa Kérenbès (Karanbas), dernier roi chrétien de Dongola, l’emprisonna en Égypte et installa à sa place un musulman, Abdallâh Ibn Sanbou. Durant sa captivité, Kérenbès se convertit à l’islam. En 1317, la cathédrale de Dongola fut transformée en mosquée (Shaw, 1997 : 251-264).
Au XIVe siècle, les relations avec l’Afrique augmentèrent. Depuis l’installation des califes abbassides, Le Caire était devenu le centre religieux et culturel du monde musulman. Durant leur voyage vers La Mecque, et passant par l’Égypte, les souverains noirs recevaient parfois l’investiture du calife abbasside. En 1324, l’empereur du Mali, Mansa Musa transita ainsi par Le Caire et les relations commerciales transsahariennes commencèrent à changer de direction, les pistes occidentales, jusque-là orientées vers le Maroc, étant peu à peu délaissées par les transporteurs d’or au profit de celles qui aboutissaient en Égypte (Shaw, 1997) (carte page XLII).
327. L’origine du nom vient de Najm ad-Din Ayyub, père de Saladin.
328. Son patronyme entier est Al-Malek an-Nasir Salâh ad-Din Yusuf (Saladin).
329. Ce système qui était déjà en vigueur à l’époque fatimide répartissait les unités à travers le pays, à charge pour les régions ou villes de casernement d’en assurer la subsistance. Dans la réalité, chaque responsable militaire ou amir en percevait le revenu fiscal dont il gardait une partie pour l’entretien de sa troupe. Le reste était envoyé à l’autorité politique.
330. Pour tout ce qui concerne les Mamelouks, on se reportera à David Ayalon (1997).
331. Les Ilkhans descendent de Hulagu, petit-fils de Gengis Khan. Installés en Perse et convertis à l’islam, ils étaient en guerre à la fois contre les Mamelouks et contre les Khans de la Horde d’Or. Ces derniers, voisins de Byzance étaient les alliés des Mamelouks et leur territoire allait de la mer Noire à l’Asie centrale. On les désigne également sous le nom de Khan du Kipcak (actuelle Crimée) et leur chef, Berké (Barka), s’était, lui aussi, converti à l’islam.
332. Sans minimiser la victoire mamelouke, il importe cependant de bien voir que les Mongols étaient divisés. Durant l’été 1259, le chef suprême des Mongols, le Grand Khan Mongka, était mort en Chine et ses deux frères, Arik Boke et Kubilai, s’affrontaient ; or, Hulagu qui commandait l’armée d’invasion était partisan de Kubilai. Aussi, il repartit pour la Mongolie, laissant une partie de l’armée sur place sous le commandement de Kitbuga. L’autre grande chance des Mamelouks et donc de l’islam fut que les Francs et les Mongols n’aient pas réussi à mettre sur pied une offensive commune.
333. Baybars, qui avait un défaut à un œil, avait été acheté 40 dinars, soit l’équivalent de 160 grammes d’or. Quant à Kalaoun (1280-1290), qui était d’une beauté légendaire, son prix d’achat avait été de 1 000 dinars, d’où le surnom qui lui avait été donné de al-AIfi (le millième).
334. « Les fils de Mamelouks […] appartenaient à un régiment ou à une classe d’hommes libres […]. Ils constituaient une sorte de caste intermédiaire entre l’aristocratie mamelouke et la population civile […]. Leurs fils, eux, étaient déjà complètement assimilés aux citadins » (Ayalon, 1996 : 99).
335. Sur la question de la dévolution du pouvoir chez les Mamelouks, voir Holt (1975).
336. Quelques décennies plus tard, en 1319-1320, ces derniers seront pourchassés et massacrés par des foules fanatisées. Quasiment toutes les églises et tous les monastères d’Égypte furent pillés et certains détruits. À partir de cette époque, la culture copte s’arabisa et la langue copte devint une langue liturgique, c’est-à-dire une langue morte.
337. Tortose (Tartus), Beyrouth, etc.
338. En 1261, Baybars avait accordé l’asile à deux cents cavaliers et fantassins mongols qui s’étaient enfuis de Perse avec leurs familles. D’autres avaient suivi et ils furent intégrés dans l’armée. Kalaoun avait fait de même, puis, à la fin du XIIIe siècle, Kitbuga reçut une tribu entière, celle des Oirats qui était composée de dix mille tentes (Mansouri, 1992 : 31). Certains de ces nouveaux venus furent intégrés à la société mamelouke.