Chapitre I

L’Égypte de 1340 à la fin du XVIe siècle

La lente décadence du sultanat mamelouk se fit parallèlement à la montée en puissance des Turcs ottomans. Le conflit avec ces derniers éclata en Cilicie, dans le sud de l’actuelle Turquie, aux marches septentrionales d’un empire mamelouk miné par les querelles de succession et les rivalités claniques.

I- Le sultanat mamelouk entre déclin et renaissance

En 1340, à la mort du sultan Nasir Mohammed Ibn Kalaoun, l’Égypte sombra dans le chaos. De son vivant, le sultan avait désigné son fils Abou Bakr (1340-1341) pour lui succéder, mais ce dernier se montra à ce point odieux et cruel qu’il fut vite déposé. Au total, six des fils du défunt se succédèrent en six années. Débauchés ou incapables, tous furent renversés ou assassinés.

Le seul fils de Nasir Mohammed Ibn Kalaoun qui réussit à se maintenir au pouvoir fut An-Nasir al-Hasan qui régna de 1347 à 1351, puis de 1354 à 1361. Il fut proclamé sultan quelques mois avant le début de la Grande Peste (ou Peste Noire), qui dévasta l’Égypte en 1348 et en 1349339. Le pays perdit alors plus de la moitié de sa population et le corps des Mamelouks une grande partie des siens.

En 1354, An-Nasir al-Hasan, qui avait été déposé quelques années auparavant au profit de Salih, un autre de ses frères, remonta sur le trône. Cette même année, les Ottomans commencèrent à franchir les Dardanelles et à prendre pied en Europe.

En 1361, à la mort du sultan An-Nasir al-Hasan, deux petits-fils de Nasir Mohammed ibn Kalaoun, Al-Mansur Salah ad-Din Mohammed (1361-1363) qui fut déposé, puis son cousin Chaban el-Achraf (1363-1376) se succédèrent.

En octobre 1365, sous le règne du second, un débarquement chrétien se produisit à Alexandrie sous les ordres de Pierre de Lusignan, roi de Chypre, de Guillaume de Turenne et de Philippe de Mézières. Cette nouvelle croisade se transforma en une entreprise de maraude quand, après avoir pris Alexandrie, les troupes chrétiennes se livrèrent au pillage et au massacre (Ribémont, 2007).

Les Mamelouks ne prirent pas part aux combats340 car leurs chefs pensaient que cette opération n’était qu’une diversion cachant une entreprise bien plus importante. Au bout d’une semaine, après en avoir longuement débattu, et considérant la disproportion des forces, les chrétiens décidèrent de rembarquer, laissant derrière eux une population copte désemparée qui paya les conséquences de ces terribles journées341.

Après l’assassinat de Chaban el-Achraf en 1376, une période d’anarchie débuta durant laquelle plusieurs sultans se succédèrent. Au même moment, sous le commandement de Timour Leng (Tamerlan), un Mongol turcisé, les Mongols recommencèrent à menacer la région.

En 1399, le sultan Barkouk342 qui, avec plusieurs interruptions, avait régné de 1382 à 1399, mourut et son successeur fut l’un de ses fils, Faradj (1399-1412)343, un demi-fou sanguinaire. À l’automne 1400, Tamerlan entra en Syrie et prit Alep, puis il se dirigea vers Homs et Baalbeck avant de marcher vers Damas qui fut prise et mise à sac. À la mi-mars 1401, il quitta la ville, laissant derrière lui un champ de ruines et la célèbre mosquée des Omeyyades dévastée par l’incendie. Bagdad qui fut prise en juillet 1401 subit un sort encore plus terrible que Damas. Puis, au moment où l’Égypte s’attendait à une attaque, Tamerlan se tourna contre les Ottomans qu’il écrasa à Tchubuk, près de l’actuelle ville d’Ankara. Cette victoire mongole donna un répit d’un demi-siècle à la ville de Constantinople car il fallut en effet près de trente ans aux Ottomans pour refaire leur puissance.

En 1412, après la mort de Faradj, aucun des clans mamelouks n’étant en mesure de s’imposer, leurs chefs décidèrent de choisir comme sultan le calife abbasside dont la famille avait trouvé refuge au Caire en 1260 (voir plus haut page 198). Proclamé sous le nom de Moustain, il ne régna que quelques mois car, cette même année 1412, un chef mamelouk d’origine circassienne prit le pouvoir sous le nom de Muayyad (1412-1421). Il rétablit l’ordre et les finances de l’État, puis il se lança dans une expédition militaire en Anatolie et en Cilicie afin de rétablir la frontière nord du sultanat sur le Taurus.

Sa succession fut chaotique et au mois d’avril 1422, après bien des rebondissements, Barsbay (1422-1437) fut proclamé sultan. C’était un homme à la forte personnalité et sous son règne, le sultanat mamelouk connut une véritable renaissance. Son œuvre fut immense. Il commença par conquérir Chypre, ce qui se fit en deux temps. Une première expédition permit aux Égyptiens de prendre Limassol en août 1425, mais cette conquête fut rapidement abandonnée. La seconde entreprise fut plus importante, d’autant plus que Barsbay savait que la chrétienté ne voulait ou ne pouvait venir au secours du roi Janus. Ni Venise, ni Gênes n’avaient en effet l’intention de se brouiller avec leur principal partenaire commercial, elles qui avaient des comptoirs à Alexandrie et dans les autres ports du sultanat. Quant à l’Europe, à l’époque en proie à de multiples conflits qui absorbaient toutes ses forces, elle n’avait pas les moyens de voler au secours d’une chrétienté insulaire oubliée en Méditerranée orientale.

L’armée du roi de Chypre ne pesa pas d’un grand poids face au corps expéditionnaire de plus de cinq mille hommes embarqué à bord de cent quatre-vingt-six navires. Le 4 juillet 1426, les Mamelouks s’emparèrent une seconde fois de Limassol qu’ils pillèrent de fond en comble. Le 7 juillet, l’armée chypriote fut mise en déroute et la capitale du royaume, Nicosie, prise et mise à sac. Le roi Janus tomba entre les mains des Mamelouks et deux mille captifs furent vendus comme esclaves en Égypte. Janus fut ensuite libéré contre une forte rançon et après avoir accepté de devenir le vassal du sultan mamelouk.

L’autre grande affaire du règne de Barsbay fut la reprise de contrôle des Lieux saints de l’Islam qui étaient passés sous l’autorité du chérif de La Mecque344.

En Nubie, Barsbay eut à combattre les tribus bédouines. Vers 1360, ces dernières avaient été envoyées afin de saccager les royaumes chrétiens de Nubie, mais elles s’étaient ensuite affranchies de l’autorité égyptienne, coupant la piste menant de Qusayr, sur la mer Rouge, au Nil, interrompant donc l’arrivée des épices et des soieries asiatiques, contraignant ainsi le commerce à se faire par Eilat et le Sinaï.

Barsbay réagit en s’appuyant dans un premier temps sur les Berbères Zaghawa pour chasser les Bédouins de Haute-Égypte. Puis il rétablit les finances du sultanat en étatisant le commerce des épices entrant en mer Rouge à partir d’Aden. Djeddah, qui était possession mamelouk, devint alors le principal port de la mer Rouge et les marchandises venues d’Asie y furent désormais débarquées pour y être inventoriées, taxées, puis commercialisées (carte page XXXVIII).

Libérés des menaces extérieures, maîtres sans rivaux de leur zone, les Mamelouk s’épuisèrent ensuite dans d’incessantes et sanglantes luttes internes.

En 1437, à la mort de Barsbay, le royaume mamelouk d’Égypte était puissant mais ruiné car les guerres avaient coûté cher et la population avait été constamment mise à contribution pour les financer. Le déclin commença dès après la mort du sultan, quand son fils, Yousouf, âgé de quinze ans, lui succéda. Moins d’un an plus tard, en 1438, il fut déposé et remplacé par Tchakmak (1438-1453), un Mamelouk de soixante-cinq ans qui tenta de prendre l’île de Rhodes, puissamment protégée par sa citadelle et défendue par ses chevaliers. Un débarquement eut lieu en juillet 1444, mais, à l’automne, les Mamelouks qui n’avaient pas progressé rembarquèrent. Le sultan mourut au début de l’année 1453. Son fils Osman qu’il avait choisi pour successeur se révéla être un désaxé et il fut déposé au bout de quelques mois.

Le nouveau sultan fut Inal (1453-1461), qui avait commandé la flotte égyptienne en 1444 lors de l’expédition de Rhodes, et qui était âgé plus de soixante-dix ans au moment de sa proclamation. Sa succession paraissait bien assurée en la personne de son fils Ahmed (1453-1461) mais, comme ce dernier voulut réformer en profondeur l’État mamelouk, il se fit de nombreux ennemis et il fut déposé au profit de Kouchkadam (1461-1467).

En 1467, à la mort de ce dernier, un de ses fils fut proclamé et presque immédiatement renversé, ce qui provoqua de sanglants affrontements jusqu’à ce que débute le long et grand règne de Kaitbay (1468-1496) durant lequel les Mamelouks affrontèrent les Ottomans sur la frontière anatolienne345.

En juillet 1496, épuisé par les années (il avait au moins quatre-vingt-six ans), Kaibay abdiqua au profit de son fils Mohammed (1496-1498). S’ouvrit alors une période noire pour l’Égypte car les factions mameloukes s’entre-déchirèrent. Cinq sultans se succédèrent ainsi en moins de cinq années et tous furent renversés ou assassinés. Finalement, au printemps 1501, Kansouh al-Ghouri (1501-1516) fut proclamé. Au moyen de nouveaux impôts particulièrement impopulaires, il réussit à rétablir pour un temps les finances du sultanat, ce qui lui permit de moderniser l’armée, mesure urgente car le danger ottoman se précisait.

Les Mamelouks méprisaient l’usage des armes à feu et ce ne fut que dans les dernières décennies du sultanat qu’ils décidèrent de se doter d’une artillerie. Insuffisante et mal utilisée, elle fut toujours surclassée par celle des Ottomans. Plus généralement :

« Jusqu’à la fin […], l’arquebuse ne fut confiée que très rarement à des Blancs, moins encore à des Mamelouks. Manier cette arme fut toujours considéré comme une tâche dégradante pour un Blanc. À l’extrême fin de l’Empire, elle devint même le monopole exclusif des esclaves noirs, les hommes des dernières places de l’échelle sociale. On surnommait les unités d’arquebusiers la « fausse armée », l’« armée bigarrée », méprisée et tenue à l’écart. Ses hommes recevaient leur solde un jour différent de ceux des autres armes, qui ne voulaient pas être mêlées à cette horde méprisable » (Clôt, 1999 : 185).

Parallèlement à la montée en puissance des Ottomans, un nouveau danger menaça le sultanat. Maritime et commercial tout à la fois, il résultait de la présence portugaise dans l’océan Indien. Après la découverte de la route du cap de Bonne Espérance, les Portugais, maîtres des routes maritimes de l’océan Indien tentèrent en effet de fermer les marchés asiatiques aux commerçants musulmans.

En 1506, Afonso de Albuquerque et Tristan da Cunha prirent et occupèrent l’île de Socotora et l’année suivante, en 1507, Ormuz passa sous souveraineté portugaise. Pour l’Égypte et pour Venise, son partenaire, la situation fut alors grave car une grande partie de leur fortune provenait des recettes générées par le commerce de la mer Rouge et de l’océan indien.

Le sultan Kansouh al-Ghouri décida alors de lancer une offensive maritime contre le Portugal, afin de le chasser de l’océan Indien. Aidée à la fois par Venise et par les Ottomans, l’Égypte se mit alors à construire des navires.

Au mois de mars 1508, Lourenço de Almeida, fils du vice-roi portugais des Indes, Francisco de Almeida, fut tué lors de la bataille de Diu en Inde, où la flotte portugaise fut détruite par une armada turque composée de galères qui avaient été démontées à Alexandrie puis transportées jusque sur les rivages de la mer Rouge où elles avaient été remontées.

La réaction de Lisbonne ne se fit pas attendre et le 3 février 1509, toujours au large de Diu, les 18 navires Francisco de Almeida envoyèrent par le fond une flotte turco-égyptienne forte de 100 vaisseaux346. Poussant leurs avantages, les Portugais s’emparèrent ensuite de Barein, de Mascate et de la ville de Qatar. Ils contrôlèrent alors les espaces maritimes océaniques et le commerce avec l’Asie.

II- La confrontation entre Mamelouks et Ottomans

En 1512, le sultan ottoman Bayezid mourut et son fils Sélim Ier (1512-1520), lui succéda. Au printemps 1514, il écrasa l’armée perse dans la région du lac de Van. Sélim Ier se tourna ensuite contre les Mamelouks et au mois d’août 1516, la bataille décisive eut lieu dans la région d’Alep. L’armée égyptienne, forte de soixante mille hommes dont douze mille Mamelouks se battit avec fougue, bousculant même à deux reprises les Ottomans. Puis, une partie des Mamelouks, sous le commandement de Khayr Bey, rallia le camp ottoman et le front égyptien fut rompu347.

Au Caire, un nouveau sultan fut proclamé en la personne de Touman (1516-1517), mais les Ottomans se rapprochèrent de la ville où les Mamelouks livrèrent leurs derniers combats. Le 23 janvier 1517 ils réussirent à faire plier un moment les Turcs, puis l’on se battit dans la ville même, rue par rue, bientôt maison par maison. Sa capitale prise, le sultan Touman s’enfuit vers les oasis de l’ouest où il fut capturé. Le 13 avril 1517, il fut pendu348.

En janvier 1517, le sultan ottoman Sélim Ier imposa aux Mamelouks la reconnaissance de son autorité politique et spirituelle en échange de quoi, il maintint leur régime et leurs privilèges. L’Égypte sous la domination des Ottomans continua donc à être dirigée par les Mamelouks car Sélim Ier plaça le pays sous l’autorité de Khayr Bey qui fut nommé gouverneur (pacha) jusqu’à sa mort en 1522.

Le titre de sultan mamelouk ayant été supprimé, le responsable politique de la province égyptienne de l’Empire ottoman fut désormais désigné par la Porte en la personne du vice-régent (Wali ou pacha) assisté de deux ensembles souvent opposés et parfois alliés :

- l’Odjak, c’est-à-dire les troupes impériales et leurs officiers qui dépendaient en théorie directement de la Porte ;

- les vingt-quatre beys du Sandjak, chefs des provinces (districts), qui furent quasiment tous Mamelouks et qui avaient chacun leurs propres unités mameloukes349.

Ces vingt-quatre beys du Sandjak constituaient le diwan (ou divan), qui était en quelque sorte le gouvernement de l’Égypte. Il était présidé par le pacha nommé par le sultan ottoman pour une durée de trois années et dont l’autorité fut rapidement contestée.

À l’époque ottomane les principes de l’institution mamelouke changèrent radicalement puisque cette aristocratie guerrière à titre viager se transforma peu à peu en caste dominante héréditaire.

Maîtres de l’Égypte, les Ottomans s’employèrent à lutter contre la présence portugaise dans l’océan Indien. C’est ainsi que le Wali d’Égypte, Suleiman Pacha, prit Aden en 1538, puis les Ottomans s’installèrent à Massawa, en mer Rouge, afin de contrôler le plus étroitement possible le commerce avec l’Asie.

339. Il y eut de violents retours de l’épidémie durant la fin du XIVe siècle et une grande partie du XVe siècle, notamment en 1403-1404, en 1430 et en 1460, etc. En 1492, le tiers des Mamelouks périt de la peste.

340. L’action contre Alexandrie fut suivie de plusieurs autres, notamment celle de 1403 organisée par Janus, le roi de Chypre, les chevaliers de Rhodes et le maréchal Boucicaut.

341. Au XIVe siècle les chrétiens d’Égypte subirent une véritable persécution due au fait que les Mongols avaient été, comme nous l’avons vu, soutenus dans leur offensive par les chrétiens arméniens. Ceci entraîna des destructions d’églises en Égypte suivies de mesures vexatoires comme le port de vêtements de couleur bleue (jaune pour les juifs), l’interdiction d’exercer des emplois dans la fonction publique, l’interdiction des montures autres que les ânes, la destruction des maisons chrétiennes dont la hauteur était supérieure à celles des musulmans, etc. Après le débarquement et le sac d’Alexandrie en 1365, les mesures discriminatoires furent encore amplifiées (Mansouri, 1992 : 57-59).

342. À partir de Barkouk, les sultans furent choisis au sein de l’ethnie caucasienne des Circassiens.

343. Il eut deux règnes. Le premier, en 1399, ne dura que quelques mois et le second dura sept années, de 1405 à 1412.

344. Le chérifat de La Mecque avait été créé au Xe siècle. Il était destiné à garantir le libre accès aux Lieux saints pour les musulmans de toutes origines et de toutes tendances.

345. La cause de ces guerres entre Ottomans et Mamelouks tenait au fait que Mehmed II (ou Mehmet II) (1444-1481) avait eu deux fils, Bayezid, l’aîné, et Djem, le cadet. En 1481, à la mort de leur père, Bayezid prit le pouvoir, mais Djem, qui ne l’entendait pas ainsi, proposa un partage territorial que son frère refusa. Une guerre fratricide éclata et Djem, battu, se réfugia en Cilicie, à Tarsus, se plaçant sous protection du sultanat mamelouk ; puis il se rendit à Alep où il demanda officiellement à Kaitbay de lui accorder l’asile. Celui-ci accepta et au mois de septembre 1481, il l’accueillit au Caire avec tous les honneurs, puis il le soutint dans sa tentative de conquête du pouvoir, mais ce fut un échec.

346. Les Portugais disposaient d’artillerie.

347. Le sultan Kansouh al Ghouri mourut le lendemain : suicide ou crise d’apoplexie ?

348. Pour tout ce qui concerne la conquête ottomane de l’Égypte, voir l’importante contribution de Benjamin Lellouch et Nicolas Michel (2013).

349. Sur l’Égypte ottomane, voir Jane Hathaway (1997) et Rudolf Vesely (1998 : 120-141).