Au lendemain de la mort du sultan saadien Ahmed El-Mansour survenue en 1603, les fils du défunt s’entre-déchirèrent et le Maroc connut une période de dissociation, plusieurs Saadiens régnant en même temps sur des fractions du Maroc, notamment à Marrakech (Hajji, 1977 et 1983). La guerre civile ravagea le royaume, provoquant son éclatement en cinq zones : le centre avec la zaouia (confrérie) de Dila, le nord avec pour capitale Chaouen, la « république » corsaire de Salé dont l’autorité s’étendait à une partie de la Chaouia ; le sud-ouest, contrôlé par la zaouia d’Illigh avec pour cœur le Souss et enfin le Tafilalet.
Dans ce climat anarchique apparut la dynastie alaouite qui refit l’unité du pays après une longue lutte contre la zaouia de Dila dont la base ethnopolitique était composée des Berbères du Maroc central.
Originaires de la région de Yanbo, dans le Hedjaz, en Arabie, les Alaouites sont des chérifs puisqu’ils descendent de Hassan, fils de Fatima, elle-même fille du Prophète Mohammed et de Ali son gendre ; c’est pourquoi ils sont également désignés sous le nom de Hassaniens.
Ce fut sous le règne d’Abou Yakoub Youssef (1286-1307), le second sultan mérinide, que l’ancêtre des Alaouites arriva dans le Tafilalet (carte page XXVIII)425. Leur pouvoir se constitua contre les zaouias ou confréries religieuses qui cherchaient à étendre leur influence par le contrôle de vastes ensembles territoriaux, accélérant ainsi la dissociation.
Deux grandes zaouias dominaient à l’époque, chacune dans une région différente (carte page XLIII) :
- Le nord-ouest du Maroc, et plus particulièrement le Rharb, était le domaine d’un marabout d’origine arabe nommé El Ayachi (Al Ayachi) qui avait fondé sa popularité en luttant contre les places portugaises et espagnoles du Maroc. C’est ainsi qu’il harcela La Mamora occupée par les Espagnols depuis 1614, ainsi que Larache et Tanger. Cependant, son pouvoir heurta les tribus berbères et inquiéta la zaouia de Dila qui l’élimina en 1641.
- La zaouia de Dila qui recrutait dans plusieurs tribus berbères du groupe sanhaja426 avait été créée au début du XVe siècle dans la région de Midelt, au cœur du Moyen Atlas. Sous la direction de Mohammed el Hajj, elle se rendit maîtresse du Tadla, des cols de l’Atlas et de la route Fès-Marrakech. Assise sur la puissance démographique des tribus berbères de l’Atlas, elle reprit à son compte, mais en l’organisant, le mouvement séculaire poussant les montagnards vers les basses terres fertiles s’étendant entre l’Atlas et l’Atlantique.
En 1638, le sultan saadien de Marrakech, Mohammed ech-Cheikh el-Asghar es-Sghir, tenta de la refouler, mais il fut battu et il abandonna l’intérieur du Maroc au Dilaites (partisans de la zaouia de Dila). À partir de ce moment, ces derniers entamèrent une véritable conquête territoriale, d’abord, et nous l’avons vu, en éliminant El Ayachi, puis en s’emparant de Fès, de Meknès et enfin de Salé en 1651.
Mohammed el Hajj lutta ensuite contre deux adversaires. Au nord, contre les partisans d’El Ayachi désormais commandés par Rhailan et dont les troupes étaient essentiellement composées de tribus arabes et au sud, dans le Tafilalet, contre la force montante des Alaouites.
En 1631, menacés par l’expansion de la zaouia de Dila, les habitants du Tafilalet avaient confié leurs destinées à Moulay Chérif, chef de la famille alaouite. Au bout de cinq ans, en 1636, ce dernier renonça427 et les habitants du Tafilalet choisirent pour lui succéder un de ses fils, Moulay Mohammed (1636-1664) homme d’une résistance physique légendaire.
Comprenant qu’il représentait un danger mortel pour eux, les Dilaites décidèrent de l’éliminer et en 1646, ils prirent et pillèrent Sijilmassa. Moulay Mohammed contre-attaqua et il tenta de porter secours à Fès-Jdid soulevée contre la zaouia, mais, trop loin de ses bases, il dut se replier. Il choisit ensuite de lancer une offensive vers le nord-est, en direction de Tlemcen et du littoral méditerranéen afin de contrôler de bout en bout le commerce en provenance de l’Afrique sud-saharienne. Cependant, après avoir conquis Oujda et Tlemcen, il dut faire face à l’armée turque et il se replia. Recentré sur son fief du Tafilalet, Moulay Mohammed reprit une expansion régionale dans la direction de la Moulouya au nord et du Draa au sud, en s’appuyant sur les tribus arabes.
Son frère cadet Moulay Rachid (1664-1672)428, réussit en moins de dix années à imposer son autorité à tout le Maroc. Il commença par prendre le contrôle de la voie caravanière qui, de Sijilmassa à la basse vallée de la Moulouya, permettait de relier la Méditerranée aux confins sahariens. Contrôlant donc l’itinéraire marocain du commerce transsaharien, il en perçut les profits, ce qui lui permit d’armer ses troupes.
Étant désormais en mesure d’achever son plan de conquête, il attaqua la zaouia de Dila. En 1668, le cœur même de la confrérie, l’agglomération de Dila, fut prise puis rasée. L’année suivante, la ville de Marrakech fut conquise. Politiquement, l’État marocain était reconstitué après une longue période d’anarchie.
Moulay Rachid n’eut cependant pas le temps de consolider son œuvre car il trouva la mort dans un accident de cheval. Il avait quarante-deux ans.
Gouverneur de Meknès, Moulay Ismail était le demi-frère de Moulay Mohammed et de Moulay Rachid. Dès son avènement, il fut confronté à la révolte de son neveu Ahmed ben Mahrez, fils de Moulay Rachid. Durant quatorze années, l’oncle et le neveu se combattirent. Moulay Ismail eut également à lutter contre certains groupes berbères au sein desquels était née la zaouia de Dila.
En 1692-1693, Moulay Ismail donna l’assaut au réduit montagnard rebelle qui fut disloqué puis détruit. Vingt ans après son accession il avait donc réussi à refaire l’unité politique du Maroc.
Ces campagnes intérieures n’empêchèrent pas Moulay Ismail de poursuivre la « guerre sainte » contre la présence militaire chrétienne au Maroc. En dix ans, et à l’exception de Mazagan qui demeura portugaise jusqu’en 1769, les dernières fronteiras lusitaniennes ainsi que les places fortes anglaises furent récupérées : Mehdiya en 1681 ; Tanger en 1684429 ; Larache en 1689 et Arzila en 1691. Sur le littoral de la Méditerranée, les Espagnols réussirent cependant à conserver Ceuta (Sebta), Melilla, Alhucemas et Vêlez, arc-boutés sur leurs défenses. Durant vingt-sept ans, le sultan mit le siège devant Ceuta qui résista.
Moulay Ismail entreprit en 1701 une expédition contre les Turcs de la Régence d’Alger, mais ce fut un échec. Il mit ensuite la frontière orientale du Maroc à l’abri derrière des fortifications et des kasbahs défensives en constituant un dispositif militaire centré sur Taza.
Afin de pouvoir mener à bien ces expéditions tant intérieures qu’extérieures, Moulay Ismail réorganisa l’armée (Morsy, 1967 : 97-122) et il en fit un redoutable outil composé de trois éléments : les contingents noirs ou abids (Meyers, 1977 : 427-442), les unités fournies par les tribus guich, c’est-à-dire les tribus qui, en échange du service militaire, recevaient des terres, et enfin les renégats.
Avant Moulay Ismail les Saadiens avaient tenté l’expérience d’une armée comportant de forts contingents de renégats chrétiens, c’est-à-dire de chrétiens islamisés, ou de chrétiens mercenaires. Le système avait montré ses limites, surtout en cas de conflit avec d’autres puissances chrétiennes car les exemples de désertion avaient été nombreux.
C’est parce qu’ils « étaient devenus trop puissants et trop peu fiables » (Nolet, 2008 : 109) que Moulay Ismail décida de limiter leur place dans l’armée. Les écrits de l’un d’entre eux, l’Anglais Thomas Pellow (Morsy, 1983 ; Nordman, 1986), nous apprennent qu’ils constituaient une partie de l’encadrement des armes techniques comme l’artillerie ou le génie ou bien encore qu’ils étaient utilisés comme unités-choc que le sultan exposait au feu sans tenir compte de leurs pertes430.
Moulay Ismail élargit d’autre part le petit noyau d’esclaves noirs, les abids qui lui servaient de gardes du corps et il en fit une véritable armée. Avec les abids, il constitua un corps de mercenaires en théorie totalement dévoués à sa personne431, mais qui, à leur tour, posèrent bien des problèmes à ses successeurs. Cette armée noire eut des effectifs assez considérables pour l’époque puisque, selon les auteurs, elle aurait compté entre 30 000 et 150 000 hommes à la fin du règne432.
Si l’essentiel de l’armée de Moulay Ismail fut composée d’abids, les tribus guich n’en fournissaient pas moins de précieux contingents répartis à travers le royaume.
Sous les Alaouites, la pratique administrative fut fondée sur le déplacement régulier des sultans accompagnés de leur makhzen et de leur armée, la mhalla, ce qui permettait un pouvoir direct et une perception des impôts. Le souverain passait peu ou pas du tout dans les régions dans lesquelles son autorité s’exerçait (bled makhzen) pour se consacrer aux provinces qui posaient problème (bled siba). Plus qu’une arme, la mhalla était un « moyen de pression sur les populations récalcitrantes » (Michel, 1994 : 114).
Sous le règne de Moulay Ismail, le Maroc fut pour l’Europe un partenaire commercial important, même si les transactions se firent souvent sous la forme d’une active contrebande. Le royaume fut d’abord un acheteur d’armes, de poudre, d’étoffes de coton ainsi que d’instruments divers. Au retour, les navires chrétiens embarquaient des cuirs, du miel, des amandes, des plumes d’autruche, etc. Les navires chrétiens arrivaient quotidiennement à Safi ou à Salé (Ennaji, 1992 : 107-111).
Des commerçants européens s’installèrent à demeure dans les principaux ports marocains, mais le plus grand nombre résida à Salé et à Tétouan. Parmi eux, les protestants et en particulier les huguenots français furent nombreux. Les principales nations européennes étaient représentées au Maroc par des consuls.
La politique extérieure de Moulay Ismail fut très active en direction du sud, c’est-à-dire du Bilad al-Sudan. C’est ainsi que, sous son règne, l’actuelle Mauritanie devint de fait un protectorat marocain et il nomma un gouverneur à Chinguetti. Les populations maures du Trarza comme celles de Mauritanie considéraient Moulay Ismail comme leur chérif. Tout le long de l’axe commercial transsaharien reliant le Maroc à la vallée du fleuve Sénégal et à la boucle du fleuve Niger, les transactions reposaient sur la monnaie et sur les unités de poids et de mesures marocaines.
En 1673, le sultan envoya des troupes recrutées chez les Arabes Maqil au secours des Maqil du Sahara occidental, à savoir les Oulad Delim. En 1678, il épousa la fille de l’émir des Brakna et son autorité s’étendit alors jusqu’au fleuve Sénégal où des soldats marocains menacèrent le comptoir français de Saint Joseph. En 1724, le sultan envoya un contingent d’abids à l’émir du Trarza pour lui permettre d’attaquer les Français installés sur la rive gauche du fleuve Sénégal, notamment le fort Saint-Joseph433.
Moulay Ismail, Louis XIV et la course salétine (carte page XLV)
Durant des décennies, et nous l’avons vu page 255 et suivantes, les corsaires marocains434 écumèrent la Méditerranée, le détroit de Gibraltar et l’Atlantique 435.
En 1671, l’amiral Jean d’Estrées reçut le commandement d’une escadre destinée à une opération de représailles. Le 27 mai, le comte de Château-Renaud surprit trois corsaires au large de la Mamora et il les détruisit. Le 18 juillet, l’amiral d’Estrées arriva à son tour sur zone. La campagne se termina au mois d’août.
En 1673, le comte de Château-Renaud reçut le commandement d’une autre escadre (Coindreau, 1948 : 205), mais les corsaires salétins ne cessèrent pas leurs activités.
En 1681, une nouvelle campagne fut lancée sous le double commandement de Jean Bart et de Château-Renaud. Quatre corsaires furent détruits et trois cents marins faits prisonniers, ce qui poussa les Marocains à négocier. À La Mamora, le chevalier Lefebvre de la Barre, commandant un des navires, signa une trêve le 1er juillet 1681, puis un traité le 13 juillet avec le caïd Omar ben Haddou.
Comme il fallait le faire ratifier par Louis XIV, Moulay Ismail envoya un ambassadeur, El Hadj Mohammed Temim, qui embarqua le 21 septembre sur le navire commandé par le chevalier de La Barre. Moulay Ismail chercha alors à se rapprocher de la France436 car il voulait pousser cette dernière à entrer en guerre contre l’Espagne aux côtés du Maroc, ce que Louis XIV ne voulut jamais envisager (Harakat, 2001 : 18).
Le 4 janvier 1682, à l’occasion d’une audience solennelle au château de Saint-Germain-en-Laye, Louis XIV désigna deux secrétaires d’État, le marquis Colbert de Croissy et le marquis de Seignelay pour mettre au point un nouvel accord car il ne voulait pas ratifier le traité du 13 juillet 1681 qui l’obligeait à rendre plus de deux cents prisonniers faits lors de la campagne (Bookin-Weiner, 1992 : 163-191).
Un nouveau traité fut signé le 29 janvier 1682 à Saint Germain-en-Laye qui prévoyait le rétablissement des relations entre les deux pays, le rachat des captifs à 300 livres par homme, des passeports et des certificats pour les navires français et pour les corsaires marocains (Caillé,1960 : 46-47). Ce traité ne fut pas ratifié par le sultan et la guerre reprit.
En 1685, Mohammed Temim fut à nouveau, envoyé en France, mais par le seul caïd de Tétouan. Comme il n’avait pas les pouvoirs du sultan, Louis XIV refusa de le laisser venir jusqu’à Paris.
Ensuite, les relations se dégradèrent à nouveau entre le Maroc et la France car les corsaires de Salé ne respectèrent pas davantage les navires français qu’avant la signature du traité du 29 janvier 1682 et la France ne libéra pas les prisonniers faits en 1681.
Aussi, au mois de mai 1686, Louis XIV ordonna-t-il à l’amiral d’Estrèes d’intervenir ; puis, en 1687, le duc de Mortemart, général des galères, reçut l’ordre de donner la chasse aux corsaires marocains. Parmi ceux-ci, Abdallah ben Aïcha437 se distinguait par son audace.
Les instructions données à Mortemart, le 9 mai 1687 lui enjoignaient de faire aux Salétins « la plus rude et la plus continuelle guerre qu’il sera possible », et il lui était adjoint pour cela une escadre de cinq vaisseaux commandés par Château-Renaud. Le 4 août, Mortemart malade remit son commandement au chevalier de Tourville qui reçut pour mission de faire « […] une guerre vive et continuelle aux corsaires d’Alger et de profiter des occasions d’en faire semblable aux corsaires du Maroc » (Coindreau, 1948 : 207, 209). Prudents, ces derniers restèrent au port et attendirent le départ de la flotte française.
Durant deux années, de 1686 à 1688, tout commerce avec le Maroc fut interdit en France, mais les contacts diplomatiques furent néanmoins maintenus et, en 1689, Louis XIV envoya à Moulay Ismail une ambassade conduite par Pidou de Saint-Olon. Elle fut solennellement reçue à Meknès, mais son résultat fut nul car le traité du 29 janvier 1682 ne fut pas ratifié, Moulay Ismail attendant d’une éventuelle alliance française une aide qui lui aurait permis d’en finir avec les places fortes espagnoles du Maroc. Or, et comme nous l’avons dit, Louis XIV ne voulait aucunement se voir impliqué dans une guerre contre une nation chrétienne aux côtés du Maroc musulman. Des discussions informelles se poursuivirent néanmoins et en 1691, Moulay Ismail envoya une lettre à Louis XIV dans laquelle il demandait l’établissement de relations directes et non par le biais d’agents consulaires commerçants.
Jusqu’en 1698, les contacts entre les deux monarques demeurèrent infructueux et à la fin du mois de mai 1698, une puissante escadre forte de dix-huit navires fut confiée au chevalier de Coëtlogon. Sa mission était double : détruire les corsaires marocains et tenter d’ouvrir des négociations.
Fin 1698, une ambassade marocaine conduite par le célèbre corsaire Ben Aïcha embarqua à bord du Favori, un navire français commandé par le marquis de Château-Renaud438. Le 16 février 1699 elle fut reçue à Versailles et Louis XIV désigna comme négociateurs Colbert de Croissy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, et le comte de Maurepas, fils et adjoint de Pontchartrain, le secrétaire d’État à la Marine. Les négociations durèrent du 26 février au 4 mai 1699.
Ce fut un nouvel échec car les positions des deux souverains demeurèrent contradictoires : Moulay Ismail faisait de l’aide française contre l’Espagne le préalable susceptible de le pousser à prendre des mesures pour mettre un terme aux activités des corsaires marocains. Louis XIV, de son côté, voulait certes que cesse la course contre les navires français, mais il refusait toujours de combattre aux côtés d’une nation musulmane contre une nation catholique.
Un autre sujet d’opposition fut la question des captifs. Ben Aïcha voulut bien accepter leur rachat, mais la France devait libérer en échange la totalité des corsaires marocains devenus rameurs sur ses galères, ce qui aurait eu pour conséquence de dégarnir les équipages des galères royales (Coindeau, 1948 : 213).
Ben Aïcha embarqua à Brest le 25 mai à bord de la frégate La Dauphine (Caillé, 1960 : 50-51) et le 10 juin il était de retour à Salé. Au début du mois de juin, le comte de Relingue reçut le commandement de six navires chargés de lutter contre les corsaires salétins.
Puis le contexte franco-marocain changea. En 1700, le nouveau roi d’Espagne fut Philippe V, le petit-fils de Louis XIV. Désormais, Moulay Ismail ne pouvait donc plus proposer à Louis XIV une alliance contre l’Espagne. Entre le Maroc et la France, les relations furent alors interrompues durant une quarantaine d’années439. Les marchands français quittèrent le royaume, suivis en 1710 du consul de France à Salé, puis, en 1712 par celui de Tétouan. En 1718, les relations avec le Maroc furent rompues par le régent Philippe d’Orléans pour le plus grand profit des Anglais qui, durant des décennies, s’implantèrent commercialement dans le pays. Désormais, les captifs français ne purent plus compter pour leur délivrance que sur les rachats effectués par les Frères de la Merci (ou Mercédaires) et par les Trinitaires (Cocard 2007)440.
Trente années d’anarchie (1727-1757) suivirent le long et glorieux règne de Moulay Ismail. Comme un siècle auparavant après la mort du sultan saadien Ahmed El-Mansour, le Maroc entra en effet dans une période de dislocation largement due à l’armée qui, au gré de ses intérêts, fit ou défit les sultans. Cependant, en dépit de cette crise gravissime, la dynastie alaouite ne fut jamais remise en question ; les soldats renversèrent certes les sultans, mais pour toujours les remplacer par de nouveaux choisis au sein de la famille alaouite.
Durant trente années, sept fils de Moulay Ismail se combattirent pour le trône. À eux sept, ils eurent douze règnes441 puisque certains, après avoir été renversés revinrent au pouvoir442. Durant ces trente années, les abids et le corps arabe des Oudaias vidèrent les coffres de l’État, la dévastation entraîna la ruine, puis les crises alimentaires et même un début de famine.
Souverain pacificateur, Sidi Mohammed ben Abdallah rétablit l’ordre, restaura l’autorité chérifienne et reconstruisit un pays ravagé.
En 1757, à la mort de son père le sultan Moulay Abdallah, Sidi Mohammed ben Abdallah qui était son khalifa (représentant) à Marrakech avait déjà été reconnu comme son héritier. C’est donc dans ce contexte de légitimité incontestée que son règne débuta.
Pour le nouveau sultan, la priorité fut de mettre au pas les abids. Pour être en mesure d’y parvenir, il s’appuya, comme son père avant lui, sur les tribus arabes maqil établies dans la région du Sous. Grâce à ces dernières, il brisa la puissance des mercenaires noirs qu’il fit massacrer à plusieurs reprises, n’en gardant finalement que 15 000 répartis en plusieurs garnisons, flanqués par des contingents berbères ou des recrues guich.
La réorganisation militaire du royaume fut ensuite totale. Le sultan fit fortifier les villes côtières qu’il équipa d’artillerie car, ayant décidé d’en finir une fois pour toutes avec la présence chrétienne sur certains points du littoral marocain, il se prépara à riposter à de probables représailles maritimes443. Voulant développer la course et reconstituer une véritable marine, Sidi Mohammed ben Abdallah chercha à se procurer des équipements en Suède et en Turquie, mais ses projets n’aboutirent pas.
L’affaire de Larache (27 juin 1765)
En raison de la piraterie :
« Chaque année, l’armement français perdait beaucoup de navires avec leur cargaison ; chaque année, des équipages tombaient en esclavage, et leur rachat exigeait des sommes considérables ; les assurances croissaient en proportion. Mettre ces navires marchands en état de se défendre entraînait une dépense supplémentaire, sans être vraiment efficace. Entretenir des bâtiments de guerre d’escorte n’était pas moins coûteux, et imposait de naviguer en convois. Aussi, les négociants français préféraient-ils souvent confier leurs marchandises aux pavillons anglais ou hollandais pour les transporter à Lisbonne, à Cadix, ou même dans nos possessions d’Amérique » (Dessertenne, 1987 : 5).
En 1764, Versailles décida de négocier avec le Maroc sur la base du traité non ratifié conclu en 1682 entre Louis XIV et Moulay Ismail (voir plus haut page 276). Devant la lenteur des négociations, Choiseul, secrétaire d’État à la marine, persuada le roi Louis XV de la nécessité d’une importante démonstration destinée à détruire les ports servant de base aux corsaires marocains. L’expédition fut placée sous le commandement du comte Louis du Chaffault et elle fut composée de vingt navires, tant vaisseaux que frégates, chebecs ou galiotes.
Fin mai 1765, les navires corsaires mouillés dans le port de Larache furent canonnés et plusieurs détruits, mais l’essentiel de l’opération se déroula au mois de juin.
Salé fut bombardée les 2, 8, et 11 juin, puis, le 25 juin, la flotte mouilla devant Larache où il y avait encore quatre navires en état de prendre la mer, dont une frégate et un chebec de vingt-quatre canons chacun. Il fut donc décidé de débarquer afin de les détruire. Le 27 juin, vers cinq heures de l’après-midi, afin d’échapper à la barre, et après un intense bombardement, un corps de débarquement sous les ordres du commandant de Beauregard prit place à bord de seize chaloupes et canots et il se dirigea vers la ville. À six heures du soir, la frégate était en flammes mais il restait encore le chebec de vingt-quatre canons mouillé dans un étroit bras de la rivière enfoncé à l’intérieur des terres. Les embarcations s’y engagèrent, mais elles furent prises sous le feu de tireurs embusqués sur la terre ferme. Les Français purent néanmoins s’emparer du navire qui fut détruit mais, avec le renversement de la marée, le chemin du retour fut fermé. La chaloupe de tête qui ne put remonter le courant fut prise d’assaut et l’artillerie qui tentait de couvrir le repli en coula une autre. Au total, les Français perdirent cinq chaloupes ou canots avec les trois cents hommes qui les montaient, dont le commandant de Beauregard. Il n’y eut que quarante-neuf survivants qui furent réduits en esclavage.
Durant les mois de juillet à septembre, la flotte française fit le blocus des ports marocains. Puis, les négociations reprirent après une proposition marocaine de suspension des hostilités durant une année. Le 10 octobre, à Mogador, la trêve fut effectivement signée et tous les captifs français détenus au Maroc, dont les marins capturés à Larache, soit au total deux cent trois personnes, furent rachetés. Un traité fut conclu le 28 mai 1767 qui marqua quasiment la fin de la course marocaine444.
Le sultan réussit à élargir le nombre des partenaires commerciaux du Maroc. C’est ainsi qu’il signa de nombreux traités de commerce et d’amitié notamment, mais pas exclusivement, avec les puissances issues de la Réforme445. En 1767, la paix fut signée avec l’Espagne et un traité de commerce conclu avec la France.
En 1769, pensant qu’il avait refait la puissance militaire marocaine, Sidi Mohammed ben Abdallah tenta de reconquérir les dernières possessions chrétiennes sur le littoral de son royaume. Il mit ainsi le siège devant Mazagan et les Portugais, considérant l’inutilité de cette possession et le coût de sa défense, choisirent alors de l’évacuer. Réaliste, le sultan comprit qu’il était hors de ses moyens d’attaquer Ceuta, mais en 1774, il tenta de prendre Melilla ; ce fut un échec446 et l’Espagne conserva ses possessions marocaines.
En 1777, un an après leur déclaration unilatérale d’indépendance, les États-Unis d’Amérique furent reconnus par le Maroc. Dix ans plus tard fut signé le traité de Paix et d’Amitié, le plus ancien du genre dans l’histoire des États-Unis d’Amérique447.
Sidi Mohammed ben Abdallah eut d’ambitieux projets. Il voulut ainsi concentrer la plus grande partie du commerce extérieur du Maroc dans un port qu’il pourrait facilement contrôler.
La baie de Mogador paraissant le lieu idéal, il fit appel à un captif français, François Théodore Cornut, originaire de Toulon auquel il confia cette tâche. Le Français était ingénieur et il avait été fait prisonnier lors du désastre de Larache en 1765 (Dessertenne, 1987). Avec l’aide de 400 prisonniers chrétiens, il édifia la plus grande partie de la ville et de ses fortifications. La partie nord de Mogador fut probablement l’œuvre d’Ahmed El Eulj, un renégat anglais. La ville de Mogador-Essaouira avait un quartier réservé aux commerçants étrangers et son plan fut tracé sur le modèle européen. La politique d’ouverture extérieure pratiquée par le sultan se traduisit également par la modernisation et l’équipement du port de Dar el Beida (l’actuelle Casablanca).
Quand il écrivait aux souverains européens, le sultan Sidi Mohammed ben Abdallah signait, entre autres « souverain de Gao et de Guinée », ce qui reflétait la réalité, nombre de tribus sahéliennes reconnaissant son autorité. De plus, sous son règne, la prière était dite en son nom à Tombouctou.
Preuve que son pouvoir s’exerçait effectivement dans la région du Sahara occidental, après que, dans la nuit du 26 au 27 décembre 1775, le navire marchand la Louise eut fait naufrage dans la région du Cap Bojador et que les vingt survivants eurent été vendus comme esclaves, ce fut Sidi Mohammed ben Abdallah qui les fit libérer 448.
Le sultan mourut en 1790, laissant un pays reconstruit mais dans lequel les ferments de division subsistaient. De 1776 à 1782, le Maroc avait été affecté par une sécheresse, puis, en 1797, une épidémie de peste éclata qui dura jusqu’en 1800. Famine et mortalité résultèrent de ces deux catastrophes et la moitié de la population marocaine aurait succombé en vingt-cinq années avec pour conséquence l’abandon des villes et l’exode des populations à la recherche de régions moins affectées par ces fléaux,
Moulay Yazid succéda à son père pour un bref règne de deux années (1790-1792) qui fut marqué par une guerre contre l’Espagne. Dans le sud du pays, un des frères du sultan se proclama à Marrakech cependant qu’un autre entra en rébellion dans le Tafilalet. Moulay Yazid réprima avec férocité ces deux soulèvements et Marrakech fut livrée au pillage. Alors qu’il supervisait la répression, Moulay Yazid reçut une balle en pleine tête.
424. Sur l’histoire de la dynastie alaouite, il sera utile de se reporter à Jacques Benoist-Méchin (1994).
425. C’est pourquoi ils sont également désignés sous le nom de Filaliens ou originaires du Tafilalet.
426. Les Sanhaja du Moyen Atlas se comportèrent durant plusieurs règnes comme d’intraitables opposants et ils furent très près de conquérir le Maroc, abrités derrière la façade religieuse constituée par la zaouia de Dila.
427. Moulay Chérif mourut en 1659, âgé de quatre-vingts ans.
428. Moulay Rachid est considéré comme le premier véritable souverain de la dynastie alaouite.
429. La ville de Tanger faisait partie de la dot que le roi du Portugal donna à l’Infante Catherine de Bragance quand elle épousa le roi Charles II d’Angleterre en 1662. Durant vingt ans, les Anglais occupèrent la ville après l’avoir fortifiée. Ils construisirent des forts à l’extérieur de l’enceinte afin de protéger le port. En 1680, les Marocains réussirent à s’emparer des forts extérieurs et des sources alimentant la ville en eau. Désormais assiégée, la garnison eut du mal à maintenir ses positions et en 1684, Londres décida d’évacuer la ville après en avoir détruit les fortifications ainsi que le môle.
430. On lira à ce sujet Henri Terrasse (1926), ainsi que D. Nordman (1996 c: 75-100) et Magali Morsy (1983) également sur Thomas Pellow.
431. Afin de s’assurer leur fidélité, Moulay Ismail fit prêter serment à ces hommes sur le recueil de Traditions de l’imam Al Bokhari, ce qui explique pourquoi ils étaient également désignés sous le nom d’abid al Bokhari ou Bouakhar. Les abids sont à l’origine de la célèbre Garde Noire marocaine.
432. Le problème du recrutement n’était pas insurmontable puisque l’autorité marocaine s’exerçait jusqu’aux fleuves Sénégal et Niger.
433. Thomas Pellow (Morsy, 1983 et Nordman, 1986) participa à une expédition partie de Meknès et qui rallia l’oued Noun, la Saquia al-Hamra, puis Chinguetti où résidait un caid nommé par le sultan et qui levait l’impôt pour lui jusqu’au fleuve Sénégal. Pellow parle de la relève de cette expédition, ce qui montre que le mouvement des militaires marocains était régulier. Lui-même raconte qu’il est allé trois fois jusqu’au fleuve Wadnil (Sénégal).
434. Sur les corsaires marocains, les captifs et les campagnes de rachat, nous disposons d’une très abondante bibliographie. Pour tout ce qui concerne la course salétine, on se reportera à Coindreau (1948) et à Bookin-Weiner (1992) ; l’étude la plus récente concernant Salé et ses corsaires est la thèse de Leila Maziane publiée en 2007. Pour ce qui est des campagnes de rachat on consultera Arnaux et Héron (1654), Larquie (1992), Lafaye et alii (2000), Nolet (2008). Au sujet des captifs, voir Penz (1944), Larquie (1992) et Ter Meetelen (1992). Certains captifs ont laissé des mémoires, notamment Germain Mouette (1683 et 2002), Samuel Pepys (1985) et Thomas Pellow (Morsy, 1983 et Nordman, 1986).
435. Entre octobre 1670 et fin mai 1671, les corsaires de Salé prirent six navires français (Coindreau, 1948 : 203).
436. Son but était de nouer une alliance avec Versailles afin de pouvoir lutter contre l’Espagne et l’Angleterre qui occupaient des points d’appui ou des places fortes sur le littoral marocain. La volonté de rapprochement entre le roi « Très Chrétien » et le « Commandeur des Croyants » est connue par une correspondance relativement abondante et par des projets de traités. Mal traduits et mal interprétés, ils ont conduit à une incompréhension suivie de ressentiment. Pour Moulay Ismail, la course était une affaire licite, légitime et lucrative, tandis que, pour Louis XIV, il s’agissait tout simplement de piraterie (Aboualfa, 2003).
437. Sur Abdallah ben Aïcha, voir l’article de Brahim Harakat (2001). Capturé en 1680 par un navire anglais, Ben Aïcha (ou Ibn Aïcha), descendant d’une famille morisque, demeura prisonnier durant trois ans. En 1684, le sultan le nomma Général des vaisseaux de Salé et plaça ainsi le jihad maritime sous son autorité directe, même si la Course s’auto-finançait sans grande aide de la part de l’État marocain. De 1691 à 1698, ben Aïcha fut le commandant général de la flotte marocaine. « L’admiration de Moulay Ismaïl pour l’amiral Ibn Aïcha le pousse à confier aussi à ce dernier le poste de Caïd des deux rives (Rabat-Salé), ce qui lui permettait de superviser l’ensemble des services vitaux (douane, mouvement des bateaux, import-export) et le contrôle des activités des consuls, ainsi que les contacts diplomatiques avec le corps consulaire » (Harakat, 2001 : 21).
438. Il s’agit du neveu du comte de Château-Renaud qui avait commandé les escadres de 1672 et de 1687.
439. En 1577, sous Moulay Abd el-Malek, la France avait eu son premier agent qui la représenta officiellement en la personne de Guillaume Bérard, médecin du sultan qu’il demanda à Henri III d’accréditer en qualité de consul (Caillé, 1960 : 42)
440. Sous Moulay Ismail, les esclaves furent presque tous regroupés à Meknès alors qu’auparavant ils étaient gardés à Fès ou à Marrakech (Mouette, 2002) pour y être employés dans les grands travaux. En 1653, les esclaves enfermés à Marrakech étaient une trentaine ; en 1672 ils étaient 250 à Salé et 300 à Fès ; parmi eux, Mouette compta 134 Français. La mission de Rédemption de 1681 qui se fit à Meknès permit le rachat de 135 Français sur un total d’environ 1 000 captifs chrétiens de toutes nationalités.
En 1708 le total de tous les captifs chrétiens détenus au Maroc était de 800 dont 200 Français. En 1727, Moulay Ahmed, le successeur de Moulay Ismail, décida de vendre tous les esclaves chrétiens au père Dominique Busnot de l’ordre de la Sainte Trinité de la Merci. En 1736, tous les esclaves français, à savoir 75 individus, furent rachetés et les missions de Rédemption cessèrent. En 1816, le sultan Moulay Slimane libéra les derniers captifs (Koehler, 1928 : 182-183 ; Nolet, 2008 : 106).
441. Les 12 règnes des fils de Moulay Ismail furent les suivants : Moulay Ahmed ed-Dehbi (1727-1728) ; Abd-el-Malik (1728) ; second règne de Moulay Ahmed ed-Dehbi (1728-1729) ; Moulay Abdallah (1729-1735) ; Ali en-Aarej (1735-1736) ; second règne de Moulay Abdallah (1736) ; Mohammed ben Arbiya (1736-1738) ; Al-Mostadi (1738-1740) ; troisième règne de Moulay Abdallah (1740-1745) ; Zin al-Abidin (1745) et enfin quatrième règne de Moulay Abdallah (1745-1757).
442. Moulay Abdallah fut ainsi cinq fois intronisé et renversé.
443. Sur le Maroc et l’extérieur au XVIIIe siècle et notamment pour tout ce qui concerne le règne de Sidi Mohammed ben Abdallah, voir Lourido (1989).
444. Le sultan Sidi Mohammed ben Abdallah tenta bien de faire réarmer quelques navires corsaires, mais en 1773, cinq d’entre eux furent mis en déroute par une frégate toscane qui en captura un et mit les autres en fuite dont deux qui s’échouèrent.
445. En 1757, traité avec le Danemark qui obtint le monopole du commerce de Safî ; en 1760, traité avec l’Angleterre ; en 1763, traité avec la Suède et en 1765 avec Venise et une nouvelle fois avec l’Angleterre.
446. Le siège dura deux ans, de 1774 à 1775, dirigé par le sultan en personne à la tête d’une armée de 40 000 hommes. La garnison perdit un cinquième de son effectif, mais elle résista (Dollot, 1952).
447. En 1789, George Washington, le premier président des États-Unis, adressa au sultan Sidi Mohammed ben Abdallah une lettre de remerciement pour les interventions marocaines ayant permis de faire libérer des marins américains gardés prisonniers à Tripoli.
448. Au mois d’avril 1776, le chargé d’Affaires de France au Maroc, Louis de Chénier, père d’André, apprit que les naufragés se trouvaient dans la région de l’oued Noun (dans la région de Guelmin-Goulimine dans le nord du Sahara), et il agit auprès du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah. Ce dernier y envoya une mission qui réussit à les faire libérer contre rançon ; puis, au mois de janvier 1778, le sultan les rapatria en France avec une ambassade dirigée par le caïd Tahar Fennich et tous embarquèrent à Tanger sur un navire français, l’Automne. Cette ambassade fut reçue en audience solennelle (Caillé, 1960 : 57-59). Sur le consulat de Chénier au Maroc voir Caillé (1951, 1956a et 1956b).