Chapitre I

L’Afrique du Nord durant la première moitié du XIXe siècle

Durant le demi-siècle qui va de 1798, date du début de l’expédition de Bonaparte à 1848, l’Égypte devint un authentique État-nation, la « question d’Orient » fut posée, les Ottomans reprirent le contrôle de la Régence de Tripoli cependant que la Régence de Tunis vit d’un bon œil l’installation de la France en Algérie. Quant au Maroc, il se trouva peu à peu entraîné, et cela contre son gré, dans l’aventure algérienne qui acheva de l’affaiblir.

I- La parenthèse française en Égypte (1798-1801)

L’expédition conduite en Égypte par le jeune général Bonaparte suivie de l’occupation du pays par les Français dura un peu plus de trois années, de juillet 1798 à septembre 1801, mais ses conséquences à long terme furent considérables. L’Égypte connut en effet au cours des années suivantes, un remarquable réveil correspondant à la première irruption de la modernité dans le monde musulman traditionnel449.

Vainqueur en Italie, le général Bonaparte inquiétait le Directoire car il bénéficiait des faveurs de l’opinion. Nommé commandant de l’armée d’Angleterre, il constata, dans un rapport du 23 février 1798, le caractère très aléatoire, en l’absence de la maîtrise de la mer, d’un débarquement dans les îles Britanniques; c’est pourquoi il conseilla de frapper l’adversaire directement dans le Hanovre ou, indirectement, en Égypte.

Le 3 juillet 1797, Talleyrand exposa devant l’Institut les avantages que la France pourrait tirer de la conquête de nouvelles colonies, dont l’Égypte. L’ancien évêque d’Autun récidiva devant le Directoire en janvier 1798. Tablant sur la disparition à moyen terme de l’Empire ottoman, il admettait que ses dépouilles européennes reviendraient à l’Autriche et à la Russie, mais il revendiquait pour la France la possession de l’Égypte, la Crète et une partie de l’Égée.

Dans l’immédiat, l’objectif égyptien était largement hors de portée et le seul transport par mer du corps expéditionnaire apparaissait des plus risqués. La conquête de l’Égypte présentait même un caractère proprement extravagant pour ne pas dire suicidaire :

« … Embarquer les meilleurs soldats et les meilleurs généraux de la République sur une flotte que risquaient à tout moment de couler les Anglais et alors que la menace d’une nouvelle coalition européenne contre la France se précisait sur le continent ; prendre pour prétexte la nécessité de posséder des colonies alors que l’on proclamait par ailleurs le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; attaquer un pays sans déclaration de guerre en couvrant cette intervention d’un alibi scientifique ; débarquer enfin en Égypte au mois de juillet, en période de forte chaleur, avec des équipements nullement adaptés au climat : tout incitait en 1798, à s ‘interroger sur une tentative aussi suicidaire » (Tulard, 1983 : 30).

Quand, le 5 mars 1798, le Directoire autorisa finalement Bonaparte à entreprendre la conquête de l’Égypte, le vainqueur de Rivoli dut relever le défi que représentait le rassemblement rapide d’une flotte de près de trois cents navires, capables de transporter un corps expéditionnaire de trente-huit mille hommes doté d’un millier de pièces d’artillerie, à un moment où la Marine française sortait très éprouvée des années révolutionnaires450.

Une expédition également scientifique

Outre les objectifs, militaires, politiques et économiques qu’elle était censée atteindre, l’expédition devait également accomplir une mission scientifique qui faisait aussi d’elle un grand voyage d’exploration et de découverte, comparable à ceux qui avaient été conduits dans le Pacifique, en Amérique du Sud ou en Sibérie au cours du XVIIIe siècle.

Une commission des sciences et des arts devait ainsi accompagner l’armée et former l’Institut d’Égypte. On note, parmi ses animateurs et ses membres, la présence du mathématicien Monge, du chimiste Berthollet, du géomètre Fourier, du géologue Dolomieu, du naturaliste Geoffroy Saint-Hilaire, de l’archéologue Jomard, du médecin Desgenettes, du chimiste et aérostier Conté, d’artistes comme Vivant Denon et Redouté…

Le secret de l’expédition devant rester absolu, ses préparatifs furent rapides et discrets. La tâche était donc immense mais Bonaparte sut s’en acquitter en l’espace de moins de trois mois, sans que les Anglais fussent informés de la destination de la flotte rassemblée à Toulon, avant d’être renforcée en cours de route par des bâtiments venus de Gênes, de Corse et de Civitavecchia. Les mouvements et l’embarquement des troupes s’effectuèrent sans encombre, au prix d’une planification minutieuse.

Parti de Paris dans la nuit du 3 au 4 mai 1798, Bonaparte arriva à Toulon le 9 mai et il embarqua le 18 mai sur L’Orient, qui appareilla le lendemain avec l’ensemble des vaisseaux pour rejoindre l’escadre légère et la flotte de transport sorties de la rade depuis la veille.

Par chance, le mistral avait dispersé les navires de Nelson déployés à hauteur des îles d’Hyères et l’amiral anglais avait dû se replier sur le port italien de San Pietro pour réparer ses avaries. Le 9 juin la flotte française fut devant Malte où elle rejoignit le convoi amené la veille par Desaix depuis Civitavecchia. Les Français s’emparèrent de l’île de Malte sur laquelle ils laissèrent une garnison de trois mille hommes et ils reprirent la mer le 16 juin en direction du sud-est. Le 1er juillet, la flotte fut devant Alexandrie d’où Nelson venait de partir deux jours plus tôt à sa recherche.

Dans la nuit du 1er au 2 juillet, quatre mille hommes débarquèrent dans la baie du Marabout (Tour des Arabes), située à l’ouest d’Alexandrie (carte page XLVII), rapidement rejoints par leur général qui ordonna de marcher immédiatement sur la grande cité voisine451. Une fois le jour levé, la chaleur et la soif furent au rendez-vous et la progression des colonnes Bon, Kléber et Menou s’avéra plus pénible que prévu. Mais, dès onze heures du matin, le 2 juillet, la ville fut aux mains des Français après n’avoir opposé qu’une courte résistance. La victoire fut obtenue au prix d’une quarantaine de tués et, dès le 6 juillet, l’armée se remit en marche. Bonaparte laissa quelques milliers d’hommes à Alexandrie et à Rosette sous les ordres de Kléber et de Menou qui avaient été blessés.

L’amiral Brueys ne put utiliser la rade d’Alexandrie, trop peu profonde, et il installa sa flotte à Aboukir. Chargée de munitions et de vivres, une flottille confiée au capitaine de vaisseau Perrée fut constituée pour remonter le Nil en suivant, à partir de Ramanieh, la marche des troupes à pied (carte page XLVII). L’objectif fut atteint le 10 juillet. Toutes forces réunies après la jonction avec la flottille du Nil, l’armée reprit sa marche le 12 juillet. Deux jours plus tard, le combat de Chebreis, livré à douze cents Mamelouks engagés par Mourad Bey tourna à l’avantage des Français formés en carrés dont les feux de salve furent très meurtriers pour les assaillants.

Le 20 juillet, l’armée fut à une journée de marche du Caire. De son côté, Mourad Bey rassembla toute la cavalerie mamelouk renforcée d’escadrons et de fantassins arabes, ainsi que du millier de Janissaires constituant la garde du pacha représentant le sultan ottoman en Égypte. Mourad Bey établit son camp sur la rive gauche du Nil entre Le Caire et les pyramides de Gizeh. Mises en mouvement le 21 juillet à deux heures du matin, les cinq divisions françaises furent en vue de l’ennemi au lever du jour. Les charges des Mamelouks se brisèrent sur les carrés formés par les divisions Desaix, Reynier et Dugua, alors que les divisions Bon et Menou emportaient la redoute d’Embabeh. Mourad Bey, blessé, abandonna la lutte et se retira vers le sud avec trois mille Mamelouks alors que, sur la rive droite du fleuve, Ibrahim Bey, l’autre chef mamelouk, se repliait. La victoire qui était totale n’avait coûté qu’une centaine de tués et de blessés aux Français, mais les cadavres ennemis jonchaient le sol par milliers.

Alors que le pacha représentant le sultan avait également pris la fuite, Bonaparte, qui avait installé son quartier général à Gizeh, négocia avec les notables du Caire. Le 24 juillet, il entra dans cette ville de trois cent mille habitants après y avoir fait circuler une proclamation rédigée en arabe et destinée à rassurer la population sur ses intentions.

Kléber fut chargé de l’administration du Delta, Desaix se vit confier la Haute-Égypte, alors que Bonaparte se réservait Le Caire et la Moyenne-Égypte. Partout, les notables locaux furent appelés à coopérer.

Prisonnier de la conquête

La victoire remportée au pied des Pyramides fut compromise par la destruction de la flotte de l’amiral Brueys qui attendait la confirmation de la prise du Caire pour faire voile vers Corfou.

Installé dans une position difficile en rade d’Aboukir, il fut surpris le 1er août par Nelson. L’amiral Brueys fut tué à bord de L’Orient qui explosa. La flotte française qui perdit onze vaisseaux sur les treize engagés et deux frégates sur quatre compta plus de trois mille blessés ou tués sur les huit mille hommes d’équipage, des pertes quatre fois supérieures à celles subies par les Anglais.

Privée de communications avec la France et du soutien qu’aurait pu apporter la flotte lors d’une marche éventuelle vers la Syrie, l’armée d’Égypte se retrouva prisonnière de sa conquête.

Bonaparte ne se découragea pas pour autant et il voulut à la fois en finir avec Ibrahim Bey qui s’était replié vers le nord-est et poursuivre Mourad Bey en direction du sud.

À Salahieh, le 11 août, les troupes d’Ibrahim bey se firent étriller par les Français et le 24 août Desaix s’embarqua à Boulak, un petit village situé au nord du Caire, pour aller, avec trois mille hommes, pacifier la Haute-Égypte. Le 7 octobre, les Mamelouks de Mourad Bey subirent une nouvelle défaite. Desaix l’emporta encore à Damanhour, puis les troupes françaises remontèrent la vallée du Nil jusqu’à Assiout, à 800 km au sud du Caire, contraignant ainsi Mourad Bey à chercher refuge dans le désert.

Pendant ce temps, Bonaparte organisa sa conquête, donna des fêtes pour séduire la population du Caire et ne perdit jamais une occasion de manifester sa sollicitude pour la religion musulmane. Mais l’armée française restait une armée d’occupation et la déclaration de guerre du sultan ottoman d’une part (le 9 septembre 1798), les rumeurs répandues par la propagande anglaise de l’autre, expliquent l’insurrection qui se déclencha au Caire le 21 octobre.

Des Français isolés furent assassinés, les ingénieurs des ponts et chaussées Thévenot et Duval furent tués en défendant la maison du général Caffarelli. Le général Dupuy, qui n’avait pas évalué l’ampleur de la révolte, fut tué mais le général Bon fit dégager au canon les rues principales et contraignit les insurgés à se replier sur la mosquée d’al-Azhar.

Le 22 octobre, l’insurrection fut méthodiquement brisée. Elle avait coûté la vie à trois cents Français – parmi lesquels Suikowski, l’aide de camp préféré de Bonaparte – mais quatre mille rebelles avaient été tués. Le vainqueur n’eut pas d’autre choix que la conciliation et, une fois la répression terminée, il accorda son pardon et ne fit châtier que les auteurs de crimes de sang et les pillards avérés.

La relative mansuétude de Bonaparte porta ses fruits, d’autant qu’il poursuivit – avec l’aide de l’Institut d’Égypte constitué dès le 22 août – la vaste entreprise de transformation et de « régénération » du pays, qu’il s’agisse de travaux d’irrigation, d’aménagements routiers, de construction d’hôpitaux ou d’installation de fabriques diverses. Bonaparte se préoccupa aussi de maîtriser les problèmes d’effectifs de son armée en constituant des unités auxiliaires telles que la Légion copte, la Légion grecque et un bataillon de chasseurs d’Orient composé d’Égyptiens.

La campagne de Palestine

L’entrée en guerre du sultan ottoman ouvrit entre-temps un nouveau « front » et, le 10 février 1799, Bonaparte quitta Le Caire pour marcher sur la Syrie, avec treize mille hommes formant quatre divisions d’infanterie (Kléber, Bon, Reynier et Lannes), et une division de cavalerie (Murat).

Dans la nuit du 14 au 15 février, la division Reynier infligea, à hauteur d’El Arish, un cuisant revers aux troupes du pacha turc d’Acre et, dès le lendemain, le fort voisin capitula. Gaza fut prise le 25 février, Jaffa fut enlevée le 7 mars et, rendus furieux par l’assassinat d’un parlementaire, les Français y firent un grand massacre. Quatre jours plus tard, la peste, déjà signalée à El Arish, commença à décimer la troupe malgré les mesures préventives imposées par le médecin Desgenettes.

Pour rétablir le moral de ses soldats, Bonaparte se rendit auprès des malades, fournissant ainsi à Gros le sujet de l’un de ses plus célèbres tableaux. Le 18 mars, l’armée campa au pied du mont Carmel, en vue de Saint-Jean-d’Acre défendue par le général turc Djezzar Pacha452 et Phelippeaux453 appuyés par les canons de la flotte du commodore Sydney Smith. Le 6 avril, Junot l’emporta – à un contre cinq – lors du combat de Nazareth.

Le 16 avril, la division Kléber fut dégagée, après une journée de combat, par l’arrivée de Bonaparte qui avait abandonné pour quelques heures le siège d’Acre, infligeant aux troupes du pacha de Damas la lourde défaite du Mont Thabor. Un nouvel assaut fut lancé contre Saint-Jean-d’Acre le 24 avril ; il n’aboutit pas et coûta la vie au général Caffarelli. Un ultime effort échoua du 8 au 10 mai et la retraite devint inévitable, même si les tentatives de sortie des assiégés avaient été brisées.

Dans la nuit du 21 mai, la petite armée engagée en Syrie se replia vers l’Égypte où l’on craignait un prochain débarquement des troupes turques. Le 14 juin 1799, les Français étaient de retour au Caire454 mais, cinq mille hommes sur les treize mille partis en février, avaient trouvé la mort. Bonaparte n’eut plus alors que dix-huit mille hommes disponibles, la moitié de l’effectif débarqué un an plus tôt et il n’avait aucun espoir de recevoir le moindre soutien du Directoire, confronté à une nouvelle coalition européenne.

Le 14 juillet, informé du débarquement en rade d’Aboukir de vingt mille Turcs, il rassembla l’armée française à Alexandrie. Le 25 juillet, les forces turques furent mises en pièces et le 2 août, les derniers défenseurs turcs repliés dans le village d’Aboukir furent contraints de se rendre. Les Français ne comptaient qu’une centaine de tués.

La victoire était totale mais Bonaparte avait pris connaissance des événements qui se déroulaient en Europe. La défaite de Jourdan à Stokach, celles de Scherer, de Moreau et de MacDonald en Italie faisaient que la France risquait de se trouver de nouveau menacée d’invasion, ce qui incita le commandant du corps expéditionnaire à envisager son retour.

Bonaparte prépara son départ dans la plus grande discrétion, prétextant une visite d’inspection à Damiette. Parti du Caire le 17 août avec une quinzaine de ses subordonnés les plus proches, il embarqua le 23 août sur la frégate La Muiron. Dans les instructions laissées à Kléber qui lui succéda à la tête de l’armée, il autorisait ce dernier, si la situation se dégradait trop, à conclure la paix avec le sultan ottoman « quand bien même l’évacuation de l’Égypte devrait en être la clause principale ».

Le 29 octobre 1799, le commodore Sydney Smith débarqua à l’embouchure du Nil sept mille Janissaires appuyés par les cinquante-trois bâtiments de sa flotte. C’était compter sans la réaction du général Verdier qui commandait à Damiette et qui, avec seulement un millier d’hommes, rejeta à la mer les unités turques. Le 24 janvier 1800, Kléber signa à El Arish une convention – négociée avec les Ottomans par Desaix et Poussielgue – prévoyant le repli des forces françaises sur Alexandrie, Rosette et Aboukir en vue d’un rapatriement en France.

Sur ordre du gouvernement de Londres, Sydney Smith s’opposa à ce compromis et exigea une reddition pure et simple. Le général en chef refusa de telles exigences et fit savoir que « l’on ne répond à une telle insolence que par la victoire ».

La situation n’était pourtant guère encourageante car le Grand Vizir ottoman avançait depuis El Arish à la tête d’une armée de soixante-dix mille hommes. Aussi, laissant derrière lui la ville du Caire de nouveau révoltée, Kléber marcha au-devant de lui avec les dix mille hommes qui lui restaient. Ce fut la victoire d’Héliopolis.

La victoire d’Héliopolis décrite par le général Boyer

« Le 25 mars à la pointe du jour, nos colonnes s’ébranlèrent et attaquèrent avec fureur l’armée ottomane. Son avant-garde, forte de dix mille hommes fut d’abord enfoncée, dans sa retraite, elle se précipite sur le restant de l’armée, campé et retranché dans les ruines d’Héliopolis. Nous arrêtons rapidement ce mouvement, soixante pièces de canon jetèrent bientôt l’épouvante et la mort dans ces multitudes qu’aucun ordre et aucune tactique ne gouvernent, mais que la frayeur domine. En une heure de temps, tout est confusion, désordre et déroute, nos soldats sont las de tuer, nos canons répandent partout la terreur et la mort, le vizir est en fuite, son armée n’existe plus, elle se jette dans les terres labourées et cherche son salut en abandonnant tous ses camps, son artillerie, ses bagages, ses munitions. Mourad, notre fidèle allié, offre au vainqueur son bras vengeur de toutes les avanies qu’il a éprouvées de la part de la Porte, Kléber ne veut pas partager la gloire de vaincre, il refuse toute participation à la victoire, mais il abandonne les fuyards aux cimeterres des vautours au carnage […]. Les Arabes, pour avoir plus de certitude d’exterminer toute l’armée du vizir lui enlèvent ses chameaux chargés du transport de l’eau à travers les déserts […]. Alors plus d’espoir, le désert est jonché de cadavres qui servent encore de jalons pour indiquer la route aux caravanes, à peine mille cinq cents hommes s’échappent du désastre à Héliopolis et le Grand Vizir lui-même ne dut son salut qu’à l’amour de sa propre conservation et à la résolution qu’il prit de fuir le premier du champ de bataille » (Boyer, 2001 : 28).

Cette victoire à peine remportée, Kléber se retourna contre Le Caire et y écrasa l’insurrection avec l’aide de Mourad Bey, devenu désormais un allié fidèle.

Faute de pouvoir l’emporter sur les Français, les Ottomans et les Anglais eurent recours à d’autres méthodes et Kléber fut assassiné le 14 juin 1800. Quelques jours avant sa mort, dans son dernier rapport au Directoire, il avait écrit que « Quoique l’Égypte soit soumise en apparence, elle n’est rien moins que soumise en réalité ».

Le plus ancien dans le grade le plus élevé, le général Abdallah Menou455 – qui avait épousé une Égyptienne et s’était converti à l’islam –, succéda à Kléber, mais il n’avait pas ses qualités de chef de guerre.

Le 8 mars 1801, la flotte anglaise débarqua à Aboukir les seize mille hommes du général Abercrombie. Le 23 mars Menou arriva devant Canope, à mi-chemin entre Alexandrie et Aboukir, avec neuf mille six cents hommes. Il révéla alors ses limites et la bataille tourna à l’avantage des Anglais, même si leur général fut tué au cours de l’action.

Menou, qui avait perdu plus du tiers de son effectif s’enferma vainement dans Alexandrie. Le 27 juin 1801, le général Belliard demeuré au Caire accepta de négocier avec les représentants anglo-turcs et il signa l’acte de capitulation. Treize mille Français et sept cents Coptes, Grecs ou Mamelouks de leurs unités auxiliaires quittèrent Le Caire sans rien emporter – à l’exception de la dépouille de Kléber – et se dirigèrent vers Damiette pour y être embarqués et rapatriés. Après avoir vainement attendu l’arrivée d’hypothétiques secours, Menou capitula à son tour le 2 septembre, trois ans et deux mois après la prise d’Alexandrie qui avait marqué le début de l’aventure égyptienne.

Les conséquences de la campagne d’Égypte

Conclue sur un échec, l’expédition française fut cependant bien autre chose qu’une vaine campagne militaire, qu’une page parmi d’autres de l’épopée napoléonienne. Apparu dès la fin du XVIIIe siècle, l’intérêt pour l’Égypte fut démultiplié par une expédition dont la dimension scientifique ne fut pas la moins importante. Savants et archéologues furent alors les pionniers de la redécouverte du monde pharaonique et c’est la pierre de Rosette, exhumée en août 1799 par l’officier du génie Pierre François Xavier Bouchard, qui permit plus tard à Champollion de percer le mystère des hiéroglyphes.

François Charles-Roux (1936) a esquissé le bilan des trois années d’occupation française : dès l’été 1798 la création de quatre hôpitaux militaires prépara, sous l’impulsion de Desgenettes et de Larrey, le développement ultérieur de la médecine scientifique dans le pays. Sur le plan administratif, un recensement de la population fut entrepris, l’impôt fut réparti équitablement en fonction de l’extension et de la qualité des terres et les Égyptiens échappèrent ainsi pour la première fois à l’arbitraire fiscal imposé par les Mamelouks. La confiscation de leurs biens, l’affermage des douanes, l’amélioration de l’irrigation, les travaux préparatoires de l’ingénieur Lepère en vue du creusement d’un canal permettant de joindre la Méditerranée à la mer Rouge à travers l’isthme de Suez visaient, sous l’égide de l’Institut d’Égypte, à une modernisation et à un développement rapide du pays456.

Malgré sa très courte durée, l’occupation française a constitué une étape décisive de l’Histoire égyptienne, préparant le réveil que connut le pays sous Méhémet Ali.

II- L’Égypte de Méhémet Ali (1801-1848)457 (carte page XLIX)

Au lendemain du départ des Français, un gouverneur turc nommé Khosreu Pacha, fut nommé au Caire. L’Égypte était donc redevenue une province de l’Empire ottoman et non plus un État indépendant, comme à l’époque du sultanat mamelouk. Or, ce statut juridique ne convenait plus à des élites ayant une réelle conscience nationale. Méhémet Ali exploita habilement cette situation pour en arriver à incarner le nationalisme égyptien (Fargette, 1996 ; Sinoué, 1996).

Né en 1769 à Ravala, en Macédoine, Méhémet Ali, sujet turc d’origine grecque, fut envoyé en Égypte comme officier d’un régiment albanais par le sultan ottoman désireux d’y rétablir son autorité. Quand il y débarqua, au mois de mars 1801, les deux principaux chefs mamelouks, Oçman Bardisi et Mohammed el-Alfi étaient entrés en rébellion contre Kosreu Pacha qui avait été vaincu. Méhémet Ali profita de la situation et, s’alliant aux Mamelouk, il se fit élire pacha du Caire au mois de mai 1804, avant de s’auto-proclamer gouverneur de l’Égypte en 1805. Impuissante, La Porte entérina ce coup de force et le 18 juin 1805, en échange d’un dédommagement financier, elle le nomma pacha.

Méhémet Ali chercha à nouer de bonnes relations avec la France et même à s’appuyer sur elle. Cette volonté provoqua l’hostilité de l’Angleterre qui voulut l’écarter.

Au début de l’année 1807, les Russes ayant occupé la Moldavie afin d’y défendre les Roumains contre les Turcs, la Porte leur déclara la guerre. Comme l’Angleterre était alliée à la Russie, elle se trouva donc engagée dans le conflit. Par voie de conséquence, Paris et Istanbul se rapprochèrent.

La crainte des Anglais fut alors, que Napoléon tente une nouvelle aventure en Égypte avec l’appui du sultan ottoman cette fois. Ne voulant courir aucun risque, le 19 mars 1807, ils prirent le port d’Alexandrie, puis ils tentèrent de s’emparer de celui de Rosette, mais les troupes de Méhémet Ali les repoussèrent. Le 21 avril 1807 ils décidèrent de rembarquer, abandonnant Alexandrie. Cette victoire remportée sur une armée européenne moderne renforça d’une manière considérable le prestige du nouveau pacha.

Au même moment, Mahmoud II (1808-1839), le sultan ottoman qui venait juste d’accéder au pouvoir ne fut pas en mesure de rétablir l’autorité de la Porte en Arabie où les tribus qui se réclamaient du wahhabisme (wahabisme) s’étaient soulevées458. En 1808, il demanda donc à Méhémet Ali, son représentant en Égypte, d’entreprendre une expédition en son nom.

Or, les Turcs devaient absolument réagir car l’anarchie gagnait l’ensemble de leurs possessions arabes. Partout, le sultan ottoman voyait en effet son pouvoir contesté et, comme il n’avait pas les moyens militaires d’intervenir, il demanda donc à son « vassal » d’Égypte de le faire à sa place. Méhémet Ali se fit prier et le sultan lui promit en échange de son intervention, le gouvernement de la Syrie. Le pacha d’Égypte étant toujours hésitant, au mois de janvier 1811, Mahmoud II, lui offrit la possession héréditaire de l’Égypte, ce qui entraîna alors son adhésion.

Méhémet Ali qui avait donc accepté la demande du sultan Mahmoud II d’intervenir en Arabie, profita du départ de l’armée pour tendre un piège aux Mamelouks et en finir avec eux. En 1810, un traité de paix avait été conclu entre Méhémet Ali et ceux des beys mamelouks qui n’avaient pas encore été soumis. Aux termes de ce traité, les beys avaient obligation de venir résider au Caire et de payer l’impôt foncier, en échange de quoi leurs propriétés, qui leur avaient été confisquées, leur seraient restituées. Ils rentrèrent alors tous, furent bien accueillis et reçurent même de somptueux cadeaux de bienvenue de la part du pacha d’Égypte.

Durant ces événements, les préparatifs de la campagne d’Arabie battaient leur plein et Toūsoūn, fils aîné de Méhémet Ali reçut le commandement de l’expédition qui devait quitter Le Caire en grande pompe le 1er mars 1811. Ce fut à cette occasion qu’eut lieu le massacre des Mamelouks.

Le massacre des Mamelouks décrit par le général Boyer

« Le départ de Toūsoūn pacha était fixé, il allait recevoir la pelisse d’investiture et traverser la ville en grande pompe pour se rendre au camp par la porte des Victoires. Toutes les autorités civiles et militaires furent informées du moment de la cérémonie ; la veille au soir on invita particulièrement les chefs et les mamelouks à y assister en grand costume.

Le 1er mars 1811 au matin, tous montèrent à la citadelle […] présenter leurs devoirs au vice-roi qui les attendait dans sa grande salle de réception. Il leur fit servir le café et s’entretint avec eux. Lorsque tout le cortège fut rassemblé, on donna le signal du départ ; chacun prit le rang qui lui avait été assigné par le maître des cérémonies. […] La tête de la colonne eut ordre de se diriger vers la porte d’Azab. […] Le chemin qui y conduit est taillé dans le roc, il est étroit, difficile et escarpé, des angles saillants empêchent deux cavaliers de passer de front dans certains endroits. Saieh Koch fit fermer la porte et communiqua à sa troupe l’ordre du vice-roi d’exterminer tous les Mamelouks […]. Les Albanais se retournèrent à l’instant et gravirent le sommet des roches qui domine le chemin pour se mettre à l’abri de leurs adversaires et les frapper plus sûrement. […] Les Mamelouks […] ne pouvant manier leurs chevaux à cause de la position difficile dans laquelle ils étaient engagés et voyant que beaucoup des leurs étaient déjà morts ou blessés, mirent pied à terre et résolurent de se défendre. Les troupes qui faisaient feu sur eux étaient à couvert dans l’intérieur des maisons, personne ne se présentant devant eux, ils succombaient le sabre à la main maudissant leurs assassins. […] Aucun mamelouk n’échappa au massacre. […]

Après le massacre, les bandes de soldats albanais et turcs descendirent de la citadelle, se répandirent dans la ville, saccagèrent les maisons des malheureuses victimes, violant les femmes, arrachant leurs vêtements et se vengeant sur un sexe sans défense. […] Les meurtres et le pillage continuèrent pendant plusieurs jours après ces jours de malheurs. […] On continuait de rechercher les Mamelouks […] aucun d’eux n’obtenait grâce, plusieurs d’entre eux qui étaient centenaires, subirent le même sort que leurs camarades.

Le vice-roi avait écrit aux commandants des provinces d’arrêter et de mettre à mort tous les Mamelouks épars dans les villages ; leurs têtes étaient envoyées au Caire et exposées à la vue du public. […] On écorcha toutes les têtes […] et on les envoya à Constantinople. […] Cent soixante-quatorze Mamelouks pris dans les provinces furent enchaînés et conduits au Caire où on les fit mourir à la lueur des flambeaux, leurs têtes exposées et leurs corps jetés dans le Nil.

Ainsi fut anéantie cette milice turbulente et courageuse, cette vaillante race d’hommes d’armes qu’aucune force loyale ne put vaincre et amener à soumission, que la valeur et la tactique françaises » (Boyer, 2001 : 185-187).

Une double offensive fut lancée. Au nord, les troupes ottomanes chassèrent les wahhabites d’Irak tandis qu’au sud, Méhémet Ali entreprit une véritable campagne militaire en Arabie. En 1812, deux des fils de Méhémet Ali, Toûsoûn et Ibrahim, prirent Médine puis Djeddah et enfin La Mecque. L’offensive fut poursuivie dans le Hedjaz (carte page XLIX). Les insurgés furent écrasés lors de la bataille de Taef en 1815, et leur nouveau chef, Abdallah fut fait prisonnier459. Les survivants des ibn Saud se replièrent alors en plein désert, à Dir’Aijab, près de Riyad où ils se firent provisoirement oublier460.

À partir de 1820, Méhémet Ali se tourna vers le Soudan dont il confia la conquête à son troisième fils, Ismael. À la veille de cette dernière, le plus important des États nubiens était celui des Funj, dont la capitale était Sennar et qui fut conquis en 1820-1821. Arrivés dans la région de Fachoda, les Égyptiens se heurtèrent aux Shilluk qui résistèrent avec détermination et en 1822, Ismaël périt, brûlé vif lors d’un accrochage.

Cette même année 1822, Mehémet Ali reçut un nouvel appel à l’aide de Mahmoud II qui ne parvenait pas à mâter ses sujets grecs et crétois révoltés461. Acceptant de voler au secours du sultan, en 1823, il envoya une escadre en Crète ainsi que plusieurs régiments. La révolte de la Crète fut pour un temps réprimée.

Mahmoud II lui demanda ensuite d’intervenir en Morée (le Péloponnèse) et dans les îles Cyclades. Le corps expéditionnaire placé sous le commandement d’Ibrahim, second fils de Méhémet, et de son adjoint, Soliman Pacha462 s’assura la maîtrise du Péloponnèse que les Égyptiens occupèrent de 1824 à 1828, mais les insurgés grecs parvinrent à se maintenir à Hydra. Le 29 octobre 1827, à Navarin (carte page XLIX), la flotte ottomane composée de quatre-vingt-neuf navires égyptiens et de quarante navires turcs aux équipages hétéroclites et peu entraînés fut détruite par une escadre franco-anglaise463.

Pour prix de son aide en Arabie, en Crète et en Grèce, Méhémet Ali demanda le gouvernement de la Syrie, ce que Mahmoud II refusa. Aussi, en 1831, rompant avec ce dernier, il envahit la Palestine, puis confia à son fils Ibrahim la mission de conquérir la Syrie. Le 8 avril 1832, les Égyptiens prirent Tripoli (en Syrie) et ils marchèrent sur Homs d’où ils repoussèrent les forces ottomanes. La Russie et la France imposèrent alors aux belligérants de cesser les hostilités et leur firent signer la Convention de Kutâhyeh (14 mai 1833) par laquelle la victoire de Méhémet Ali était reconnue puisqu’il obtenait la possession de toute la Syrie.

Pour la Porte, ce diktat était inacceptable et en 1839, poussée par Londres, elle entra à nouveau en guerre contre Méhémet Ali, mais le 24 juin, son fils Ibrahim écrasa l’armée turque. En 1840, Palmerston, ministre anglais des Affaires étrangères, réussit à retourner la situation en constituant une coalition destinée à imposer à Mehémet Ali l’abandon de la Syrie.

La politique anglaise vint encore obscurcir la «question d’Orient» désormais ouvertement posée. Elle provoqua même une grave crise internationale car Adolphe Thiers, Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères français depuis la fin du mois de février 1840, soutenait clairement Méhémet Ali. Le fond du problème était que Palmerston considérait que l’Égypte et la France avaient partie liée. Il ne voulait donc pas d’une présence égyptienne en Syrie car Paris possédant déjà l’Algérie, sa place en Méditerranée risquait de devenir dominante. De plus, Palmerston voulait éviter une coupure en deux de l’Empire ottoman avec le risque d’en voir une partie passer sous influence russe et l’autre, autour de l’Égypte, entrer dans l’orbite française.

Thiers refusa de discuter avec les autres puissances et il tenta une négociation directe entre le sultan ottoman et Méhémet Ali. Palmerston décida alors de brusquer les choses et le 15 juillet 1840, la Convention de Londres fut signée par l’Angleterre, la Prusse, la Russie, l’Autriche et la Porte. La France avait été tenue à l’écart des pourparlers.

Aux termes de cette convention, Méhémet Ali obtenait à titre héréditaire le pachalik d’Égypte464, et à titre personnel non transmissible, donc viager, la Syrie méridionale. Il devait en revanche évacuer sans délais toutes ses autres possessions, dont la Crète et les villes saintes d’Arabie. Il avait dix jours pour accepter ces propositions ; en cas de refus, il en perdrait les avantages et les flottes anglaise et autrichienne mettraient un blocus devant les ports égyptiens. De fait, il était donc quasiment imposé à l’Égypte de redevenir une province de l’Empire ottoman.

L’ultimatum étant dépassé, le 15 septembre 1840, le sultan ottoman déposa Méhémet Ali et nomma un autre pacha au Caire. Cette décision provoqua une nouvelle crise internationale car, par la voix d’Adolphe Thiers, son ministre des Affaires étrangères, la France intervint vigoureusement auprès du gouvernement britannique, soulignant que l’équilibre en Méditerranée orientale passait par le maintien à la fois du pouvoir du sultan ottoman et du Vice-Roi d’Égypte. Au même moment, plusieurs révoltes anti-égyptiennes éclatèrent en Syrie et les forces turques, renforcées par un corps expéditionnaire anglais passèrent à l’offensive tandis que la marine anglaise mettait le blocus devant les côtes égyptiennes.

Afin de ne pas acculer la France, et parce qu’il ne souhaitait tout de même pas que la Turquie se renforce trop, Palmerston demanda alors au Sultan de renommer Méhémet Ali comme pacha d’Égypte. Entre-temps, le chef du corps expéditionnaire anglais, le commodore Henry Napier, avait entamé une négociation directe avec ce dernier qui avait accepté de retirer ses troupes de Syrie en échange de la reconnaissance de son titre de souverain héréditaire d’Égypte.

Le sultan ottoman qui ne pouvait que s’incliner devant la décision anglaise posa cependant deux conditions : que l’armée égyptienne soit ramenée à un effectif de dix-huit mille hommes et que l’Égypte augmente le tribut annuel qu’elle lui versait.

La crise était donc réglée au profit de l’Angleterre qui avait provisoirement réussi à garantir le statu quo en Méditerranée orientale tout en y affirmant davantage sa présence et en y faisant reculer la France.

Au mois de mars 1848, Méhémet Ali, malade, fut écarté du pouvoir au profit de son fils Ibrahim nommé pacha par un décret de la Sublime Porte. Le règne de ce dernier ne fut que de sept mois puisqu’il mourut le 10 novembre 1848, donc avant son père, lui-même mort le 2 août 1849.

Méhémet Ali avait voulu que l’Égypte devienne indépendante tout en maintenant des liens avec l’Empire ottoman, tandis qu’Ibrahim désirait couper tout lien avec ce dernier, avant de le supplanter et de faire ensuite de l’Égypte le centre d’un nouvel empire musulman moderne.

III- Les Régences ottomanes de Tripoli et d’Alger

Durant cette période, les régences de Tripoli et d’Alger connurent des destins différents. En 1835, après une longue parenthèse de quasi-indépendance, la première fut directement reprise en mains par La Porte ottomane cependant que la seconde fut occupée par la France à partir de 1830.

La Régence de Tripoli jusqu’en 1835

Yusuf Karamanli (1796-1832) reçut d’Istanbul le titre de beylerbey, mais il mena une politique contraire à celle de La Porte puisqu’il s’allia à Bonaparte qui était en guerre contre elle.

Puis il eut à faire face à une expédition américaine, la Guerre de Tripoli (The Barbary Coast War), 1801-1805, qui fut la première guerre que menèrent les États-Unis d’Amérique après leur indépendance. Elle fut dirigée contre les Régences turques de Tripoli, de Tunis et d’Alger, mais ce fut contre celle de Tripoli que porta l’essentiel des combats.

La raison de ce conflit tenait dans l’obligation qu’avaient les navires de commerce de payer tribut s’ils ne voulaient pas être capturés par les corsaires et voir leurs équipages vendus sur les marchés d’esclaves. Les États-Unis signèrent ainsi des traités avec Tunis et Alger, mais la Régence de Tripoli augmenta d’une manière considérable le montant de la somme que devaient verser les États-Unis pour garantir la « protection » de leurs navires de commerce. En 1801, ces derniers refusèrent le chantage et les trois Régences leur déclarèrent la guerre.

En conséquence de quoi, une flotte américaine composée d’une dizaine de navires dont des transports de troupe, fut envoyée en Méditerranée. Malgré la disproportion des forces, la flotte des trois Régences étant en effet composée de plusieurs dizaines de navires, la guerre tourna à l’avantage des Américains. Le 4 juin 1805, un traité fut signé avec la Régence de Tripoli aux termes duquel les navires américains ne seraient plus soumis à l’obligation de payer un « droit de protection ». Méfiants, les États-Unis maintinrent cependant une escadre sur zone, ce qui fut une sage précaution car, en 1815, une autre expédition fut nécessaire, contre Alger cette fois (London, 2005 ; Smethurst, 2007). Dans la Régence de Tripoli, la course prit fin en 1815.

Le retour des Ottomans

Yusuf Karamanli se rapprocha ensuite de La Porte. Entre 1821 et 1829, il fournit ainsi à cette dernière une aide lors de l’expédition menée contre les Grecs soulevés.

À Tripoli, la contestation politique et fiscale prit de l’ampleur et en 1832, Yusuf Karamanli fut contraint d’abdiquer en faveur d’un de ses fils, Ali Karamanli. Puis, le contexte international ayant changé, l’Empire ottoman s’intéressa de nouveau à l’actuelle Libye. Après une longue période de quasi-indépendance, cette dernière fut alors directement reprise en mains cependant que la Tunisie, protégée par la présence française en Algérie, échappait au retour du sultan khalife.

Les raisons du retour turc en Libye

La guerre russo-turque de 1828-1829 eut pour cause le soutien russe aux insurgés grecs révoltés contre les Ottomans. La victoire russe contraignit ces derniers à demander la paix qui fut conclue à Andrinople le 14 septembre 1829. La Russie en obtint de grands avantages territoriaux, notamment en Georgie, sur le littoral oriental de la mer Noire et dans les bouches du Danube, cependant que la Serbie se voyait reconnaître l’autonomie.

En 1833, Constantinople étant menacée par Méhémet Ali, le sultan turc Mahmoud II fut dans l’obligation de faire appel aux Russes et Nicolas Ier lui envoya un corps expéditionnaire. Le 8 juillet, Russes et Ottomans signèrent le traité d’Unkiar-Skelessi par lequel les deux puissances se garantissaient une assistance mutuelle en cas de guerre contre une tierce puissance et réglaient la question des détroits à l’avantage de la Russie.

L’Empire ottoman voyait donc sa décomposition s’accélérer. L’Égypte lui avait échappé et voulant profiter de la présence française en Algérie, les Husseinites de Tunis pensaient à une véritable indépendance. Or, un tel délitement de la puissance ottomane menaçait les intérêts britanniques, Londres redoutant que la flotte russe en profite pour s’ouvrir un passage en Méditerranée. L’intégrité de l’empire ottoman étant vitale pour elle, il lui fallait donc empêcher que se constitue un axe français partant de l’Égypte et allant jusqu’au Maghreb et qui aurait réduit le poids de ses deux points d’appui de Gibraltar et de Malte ; ce fut pourquoi la Porte, encouragée par Londres, décida de revenir sur l’autonomie de fait de la Libye.

Au XIXe siècle, l’actuelle Libye, tant littorale que saharienne, fut au cœur de la nouvelle géopolitique européo-méditerranéenne. Entre 1835 et 1918, placée à la charnière du Maghreb et du Machreq, elle fut pour la Porte, une possession avant tout militaire, sorte d’avant-poste du dar el islam face à l’impérialisme français puis italien.

Le 26 mai 1835, Mahmoud II (1809-1839) étant sultan, une expédition turque composée de vingt navires transportant 3 500 hommes et commandée par Mustapha Najib (Najib Pacha), lieutenant général et ministre de la guerre ottoman, se présenta devant Tripoli. Le 27 mai, les troupes turques débarquèrent et prirent la ville. Le 28 mai, Ali Karamanli fut embarqué à bord d’un navire de la flotte et exilé en Turquie. Un débarquement turc eut lieu à Misrata mais, à la différence de Tripoli, la résistance y fut vive.

Le territoire redevint alors une province ottomane placée sous administration directe d’Istanbul465 avec deux gouverneurs, l’un à Tripoli et l’autre à Benghazi.

La Libye et le commerce des esclaves

Avec la conquête arabe, la Libye devint le point d’aboutissement d’une grande partie du commerce des esclaves en provenance de l’Afrique sud-saharienne. De la région sahélo-tchadienne à la Méditerranée, l’itinéraire le plus court était en effet celui qui empruntait les pistes de l’ouest du Fezzan via Ghat et Mourzouk, évitant ainsi les déserts du Tibesti à l’est et du Ténéré à l’ouest. Cette traite longtemps ignorée a été étudiée dès 1982 par le R. P. François Renault.

Si les chiffres concernant la traite transitant par l’actuelle Libye sont partiels, ils permettent tout de même de nous faire une idée de son volume. À l’époque des voyages d’Henri Duveyrier (1859-1860), il entrait annuellement à Mourzouk entre 2 500 et 3 000 esclaves. Ce marché aux esclaves a été décrit par G.F Lyon qui le visita en 1820.

Selon Jacques Thiry, de 750 à 1800, la seule route du Fezzan occidental aurait vu passer 2 800 000 esclaves. Comme, pour la même période 5 000 esclaves étaient vendus sur le seul marché de Kano au Nigeria, 5 250 000 esclaves auraient transité par le Fezzan (Thiry, 1995 : 511-512).

À Mourzouk, de retour d’expédition, les Arabes donnaient le quart des esclaves au sultan et les trois-quarts à la troupe, les cavaliers recevant le double de ce qu’obtenaient les fantassins. Les esclaves étaient divisés en trois lots : un tiers restait au Fezzan pour y devenir domestiques, un tiers partait en Tripolitaine et un dernier tiers prenait les chemins des marchés aux esclaves d’Égypte.

Le long des routes qui menaient au sud du Sahara, la mortalité était extrême et les voyageurs européens ont décrit les cadavres desséchés ou les squelettes qui les jalonnaient. Dans le Sahara libyen, G.F Lyon parle de bambins de cinq ans obligés de marcher quinze heures par jour et quand l’enfant tombait, épuisé, il était abandonné sur place aux chacals. À Al-Qatrum, en 1820, un nourrisson orphelin dont la mère venait de mourir sur la route valait un bol de dattes (Thiry, 1995 : 533). La description la plus atroce et la plus émouvante d’un raid a été décrite par Gustave Nachtigal au Baguirmi, État musulman au sud-est du Tchad.

« Les attaquants-parmi lesquels des esclaves, qui n’étaient pas les moins sanguinaires-opérant au nom de l’Islam, coupaient la tête des résistants, arrachaient leurs entrailles, hachaient leurs membres ; les mères préféraient tuer leurs enfants plutôt que de les voir réduits en esclavage ; lors du partage, les petits enfants incapables de marcher étaient tout simplement donnés à qui voulait les prendre. En d’autres occasions, ils étaient jetés (…) Les sévices sexuels étaient fréquents, même à l’encontre de toutes jeunes filles. Les Toubou semblent avoir traité leurs esclaves plus cruellement que ne le faisaient les Arabes et les Touareg, ajoutant encore à leur souffrance en les obligeant à porter des marchandises, limitant ainsi le nombre de chameaux. Il était rare qu’une fille de six ou sept ans parvienne au terme de son voyage sans avoir été déflorée par les Toubou : une telle conduite était réprouvée avec dégoût par les Touareg » (Thiry, 1995 : 525 et 534).

L’esclavage ne fut supprimé que tardivement, avec la colonisation. Cette dernière tarit les sources d’approvisionnement en occupant les zones traditionnelles de chasse à l’esclave de la région tchado-sahélienne. À partir de ce moment, le Fezzan dont c’était la seule richesse, entra en léthargie466.

La Régence d’Alger jusqu’en 1830

Dans la Régence d’Alger, les années qui précédèrent le débarquement français de 1830, virent Turcs et Kabyles s’opposer, cependant que les rapports entre Paris et Alger se détérioraient.

Entre 1807 et 1813, les guerres contre Tunis favorisèrent un rapprochement entre Turcs et Kabyles mais, en 1813, l’échec d’Omar Agha devant Tunis fut attribué à la trahison des contingents kabyles ; certains de leurs chefs furent alors décapités, ce qui provoqua un soulèvement. Menacés, les Turcs résistèrent grâce à l’aide que leur prodiguèrent deux tribus, les Flissa Oum Ellil et les Aït Ouaguenoun.

En 1817, le Dey Ali Kodja (1817-1818), lassé de leur indiscipline et réceptif aux plaintes de la population qui avait à subir leur arrogance, décida de mettre au pas les Janissaires, mais ces derniers se mutinèrent. Il fit alors appel aux Kouloughli et à deux tribus, les Be’ni Zamoun et les Zaoua467. Plus d’un millier de Janissaires furent tués dans les combats et les survivants capitulèrent puis ils furent en majorité rapatriés en Turquie. À partir de ce moment, la milice Janissaire ne fut plus qu’un contingent d’appoint au service du Dey qui perdit avec elle l’essentiel de sa force de frappe, ce qui lui fera cruellement défaut lors du débarquement français au mois de juillet 1830.

En 1824, la partie orientale de la Kabylie se souleva. Les Mezzaïa attaquèrent Bougie cependant que les Beni Abbès coupèrent la route Alger-Constantine. Enfin, à la veille de la conquête française, les Ouaguenoun et les Aït Djennad furent en rébellion contre Alger.

Les rapports entre Paris et la Régence d’Alger se détériorèrent sous la Restauration quand le Dey chercha à récupérer la « créance Bacri ». La France devait en effet 7 millions de francs à son Trésor car, durant la période révolutionnaire, Alger lui avait livré de grandes quantités de blé. Les intermédiaires, qu’il s’agisse des Bacri ou des Busnach, représentants de riches familles de négociants juifs de la Régence, ou encore du ministre Talleyrand, y avaient beaucoup gagné, mais la dette n’avait jamais été payée. Paris et Alger avaient longtemps discuté, transigé. Finalement, en 1820, Louis XVIII avait remboursé la moitié de la créance, mais la somme avait été consignée dans l’attente d’un arbitrage. Comme rien n’avait été versé à son trésor, le Dey d’Alger soupçonna le consul Deval de détournement et il demanda à Charles X son rappel.

La réponse française n’était pas arrivée quand, le 30 avril 1827, se produisit l’« incident Deval ». Étonné de voir encore figurer cet affairiste à la réputation discutable parmi les représentants des nations étrangères accréditées à Alger, le Dey Hussein (1818-1830) le congédia. Se voulant méprisant, il lui notifia qu’il devait se retirer de sa vue au moyen du chasse-mouches qu’il tenait à la main. Il n’y eut jamais de soufflet donné à Deval, mais le prétexte était tout trouvé pour un régime français aux abois et qui escomptait un regain de popularité d’une victoire en terre d’Afrique.

Le Dey refusant de présenter des excuses, la France considéra qu’il y avait casus belli (Péan, 2004)468, aussi, dès le mois de juin, deux missions furent envoyées à Alger. La première fut chargée d’évacuer le consul et les ressortissants français, la seconde remit un ultimatum transmis par le consul de Sardaigne. Le Dey avait 24 heures pour présenter des excuses, arborer le pavillon français sur tous les bâtiments officiels, faire saluer ce dernier par cent un coups de canon. Enfin, tous les principaux officiers de la Régence, à l’exception du Dey, se rendraient à bord du vaisseau La Provence mouillé en rade d’Alger pour y présenter des excuses au consul Deval.

Le Dey Hussein rejeta cet ultimatum insultant et la marine française mit le blocus devant Alger. Le 17 juin 1829, plusieurs chaloupes appartenant aux frégates Duchesse de Berry et L’Iphigénie tentèrent de détruire un navire corsaire mouillé près de Dellys. La mission fut réussie, mais trois chaloupes s’échouèrent et les quatre-vingts marins qui les montaient se retrouvèrent encerclés. Après une résistance désespérée, une cinquantaine réussit à regagner les trois autres embarcations, mais vingt-deux matelots et deux officiers furent massacrés et leurs têtes furent vendues à Alger.

Le 3 août 1829, la France fit cependant un geste d’ouverture en levant le blocus et en envoyant des parlementaires mais leur navire fut bombardé. Dès lors, l’expédition fut lancée à partir d’un plan de débarquement qui avait été dressé en 1808 par un officier du génie, Vincent-Yves Boutin (Marchioni, 2007).

Le 14 juin 1830, le corps expéditionnaire français fut mis à terre sur la plage de Sidi Ferruch, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Alger. Placé sous le commandement du maréchal de Bourmont, il s’agissait officiellement de libérer les populations du joug des Turcs. Reprenant le discours de Bonaparte aux soldats de l’expédition d’Égypte, le commandant en chef adressa une proclamation en ce sens aux hommes placés sous ses ordres, leur annonçant qu’ils seraient accueillis par les indigènes comme des libérateurs.

Une première bataille se déroula à Staoueli le 19 juin, puis une seconde à Sidi Khalef le 24 juin. Le 3 juillet débuta le bombardement d’Alger et le siège du Fort l’Empereur.

Les défenses d’Alger furent prises à revers, par la voie de terre, l’artillerie turque étant tournée vers la mer. La ville capitula le 5 juillet.

En 1830, les autorités de Tunis accueillirent avec joie la prise d’Alger car d’une part la France les débarrassait d’une rivale et d’autre part, elles n’auraient plus à craindre un retour ottoman469. Le Bey Hussein (1814-1837) adressa même ses félicitations au général en chef français, le comte de Bourmont et un Te Deum fut célébré dans l’église de Tunis. Symboliquement, il céda à la France l’emplacement même de la mort du roi de France Louis IX, lors de la 8e croisade, qui s’était déroulée à Tunis en 1270, afin qu’y soit édifié un monument. Le 25 août 1841, sous le règne d’Ahmed Bey, une chapelle commémorative y fut consacrée. Du port de la Goulette à Byrsa, deux cents soldats de l’armée beylicale tirèrent le chariot transportant la statue du roi, le Bey ayant déclaré au consul de France que s’il en avait eu la force, il aurait lui-même porté cette dernière.

IV- Les incertitudes marocaines (1792-1822)

Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, le Maroc fut durement affecté par une sécheresse qui dura de 1776 à 1782, puis, entre 1797 et 1800, par une épidémie de peste. La moitié de la population succomba durant ces vingt-cinq années. Ces calamités ne furent pas étrangères à la poussée des tribus berbères montagnardes en direction des plaines atlantiques.

Le bref règne de Moulay Yazid (1790-1792)470 fut marqué par une guerre contre l’Espagne, puis, le sud du Maroc se souleva contre le sultan et les insurgés proclamèrent un de ses frères à Marrakech. Dans le Sous et dans le Tafilalet, un autre frère de Moulay Yazid entra lui aussi en rébellion. Réagissant avec vigueur, le souverain reprit Marrakech qui fut mise au pillage mais, lors d’une contre-attaque rebelle, il fut tué d’une balle reçue en pleine tête comme nous l’avons vu plus haut.

Moulay Slimane et la tentative fondamentaliste (1792-1820)

Moulay Slimane (1792-1822), un autre fils de Sidi Mohammed ben Abdallah, se proclama sultan à la mort de son frère Moulay Yazid. Il eut à combattre deux autres de ses frères, Moulay Hicham reconnu sultan par une partie du sud du Maroc et Abderamane reconnu par le Tafilalet, berceau de la famille alaouite. Moulay Slimane triompha finalement, mais tous les problèmes ne furent pas réglés pour autant puisque trois nouvelles crises apparurent : une crise religieuse, une crise montagnarde et berbère et enfin une crise dynastique qui fut la synthèse des deux précédentes.

Moulay Slimane ayant adopté les idées wahhabites venues d’Arabie, il voulut donc ramener l’islam à sa pureté originelle. Il décida alors de limiter les cultes rendus aux saints et de faire interdire les moussems, ces immenses rassemblements annuels se faisant autour de leurs tombeaux. Il justifia ainsi sa décision :

« Ô Croyants, je vous en adjure par Dieu, le Prophète (qu’il répande sur lui la bénédiction et lui accorde le salut) a-t-il consacré un «moussem» à son oncle, le premier des martyrs ? Le premier chef de notre communauté, Abou Bekr, a-t-il consacré un moussem au Prophète ? Un seul de ceux qui ont suivi le Prophète a-t-il songé à le faire ? Je vous en adjure encore une fois, par Dieu, décorait-on, du temps du Prophète, les mosquées ? Ornait-on les tombeaux de ses compagnons ou ceux de la génération qui les a suivis ? Vous me dites au sujet de ces moussems, de la décoration des mosquées et d’autres innovations : «C’est ainsi que faisaient nos pères et nous suivons leur trace.» C’est là l’argument des idolâtres La voie droite est le Coran et la Tradition du Prophète. La voie droite n’implique pas de nombreuses bannières, des réunions nocturnes où se coudoient femmes et enfants, la déformation des règles du droit divin par les innovations et les nouveautés, la danse rythmée par les battements de mains ainsi que d’autres pratiques toutes entachées de vice et de bassesse… »

Cette interdiction dressa une partie du peuple contre lui tandis que la crise montagnarde qui couvait depuis des années éclata, tant dans le Rif que dans le moyen et le haut Atlas.

Moulay Slimane vint à bout des Rifains qu’il battit en 1811 et en 1813, mais avec les tribus de l’Atlas, la situation fut différente. En 1816, les Aït Atta prirent le contrôle d’une partie du Tafilalet, puis ils furent repoussés avant d’opérer un retour offensif en direction de Sijilmassa qu’ils pillèrent. Dans le moyen Atlas un conflit éclata entre Berbères sédentarisés dans les plaines de la région de Meknès (Zemmour, Aït Yemmou et Guérouanes), et Berbères montagnards (Zaïans et Béni Mguild) encore nomades et désireux de s’établir à leur tour dans les basses terres. Vaincus par les premiers, les seconds firent appel au sultan qui intervint à leurs côtés ; en vain, puisque les Zaïans et les Béni Mguild, rejoints par les Guérouanes, remportèrent deux victoires, l’une en 1811 à Sefrou et la seconde l’année suivante à Azrou. Bientôt, toutes les tribus sanhaja et zénètes du moyen Atlas s’unirent autour du chef des Aït Sidi Ali, Abou Bekr Amhaouch. Les Aït ou Malou, les Béni Mguild, les Aït Youssi, les Marmoucha et les Aït Serhouchen se trouvèrent ainsi coalisés contre le sultan et ils furent rejoints par les Zemmour.

En 1818, l’armée royale fut battue, Moulay Slimane fait prisonnier et son fils, Moulay Brahim tué. Les insurgés libérèrent le souverain au bout de quatre jours. Battu et capturé comme sultan, Moulay Slimane fut traité avec respect comme descendant du Prophète. De plus, les rebelles ne remirent pas en question la dynastie alaouite.

Le caractère berbère de la révolte a donc peut-être été exagéré par certains historiens, et notamment par Henri Terrasse qui écrivit que :

« La rébellion était dirigée contre tout ce qui parlait arabe au Maroc ; elle devenait ouvertement une révolte berbère » (Terrasse, 1949, tome II : 310).

Quoi qu’il en soit, le chef des révoltés, Abou Bekr Amhaouch, fut désormais le vrai maître de la montagne berbère et il décida de marcher sur la ville de Fès où il entra en 1820. Il y rencontra les chefs de la confrérie d’Ouezzane également en guerre contre le sultan parce que ce dernier avait cherché à diminuer le pouvoir des zaouias. Alliée aux confréries religieuses 471 qui combattaient Moulay Slimane, la « révolte berbère » menaça alors d’emporter le trône chérifien.

La crise dynastique (1820-1822)

La crise dynastique fut la synthèse de ces événements puisque, de la rencontre de Fès entre les chefs des confréries et Abou Bekr Amhaouch, sortit en 1820 la décision de déposer Moulay Slimane.

Les conjurés choisirent de remplacer le sultan par un fils de Moulay Yazid et Moulay Saïd fut donc proclamé. Cependant, soutenu par les tribus arabes, dont les beni Maqil installés dans la région depuis l’époque des Almohades, Moulay Slimane lança une contre-attaque et il écrasa les partisans de Moulay Saïd. Le Maroc arabe l’emporta alors sur le Maroc berbère, mais ce ne fut cependant qu’un répit pour le sultan car, en 1822, il fut une nouvelle fois battu. Son vainqueur, le chef de la zaouia cherrardiya, lui rendit la liberté mais, épuisé et ayant perdu tout prestige le souverain rentra à Marrakech où il abdiqua après avoir choisi comme successeur Moulay Abderrahmane ben Hicham, fils de son frère Moulay Hicham, qui règna sous le nom de Moulay Abderrahmane (1822-1859).

Bled Makhzen et bled Siba

Bled el Makhzen et bled es Siba furent des notions en partie déformées de leur sens durant la période du Protectorat quand certains y virent ou voulurent y voir une réalité figée et intangible sous-tendant une opposition de « nature » quasi déterministe entre un Maroc « arabe » ou « arabisé » obéissant au sultan et un Maroc « berbère » refusant son autorité. Or, dans l’histoire du Maroc, la dissidence fut autant « arabe » que « berbère ».

Ceci étant, la constante dans l’histoire marocaine, comme d’ailleurs dans toute histoire nationale, est que, quand le pouvoir est fort, il se fait obéir sur tout le territoire alors que, quand il est faible, les tendances centripètes s’exacerbent.

Au XIXe siècle le Maroc entra dans un processus de décadence, ce qui fit que le pouvoir des sultans se rétracta territorialement. Aussi, à la veille de l’instauration du protectorat français, la situation était la suivante :

« Deux pays coexistent, en s’ignorant presque, sur le même territoire : le bled el Makhzen et le bled es Siba. Le bled el Makhzen, c’est la partie du Maroc qui obéit au gouvernement central, lequel perçoit l’impôt, signe essentiel de sa souveraineté.

Le bled es Siba, c’est le territoire de l’insoumission, […] dans l’ensemble, le bled el Makhzen est celui de la plaine […] celui du « Chraa », du droit malékite, des cadis. Le bled es Siba est celui de la montagne […] c’est le pays des « jemaas », assemblées appliquant le droit coutumier berbère. Mais c’est aussi parfois un pays de « chraa ».

Définition trop simple, car le territoire du bled es Siba est mouvant […], telle fraction du bled el Makhzen passe en Siba – dissidence – puis renoue avec le Makhzen, un accomodement trouvé […]. Entre les confins du bled el Makhzen et ceux du bled es Siba, il y a une sorte de « no man’s land » où le sultan n’exerce qu’une autorité limitée et précaire, et dont la largeur varie selon l’humeur des tribus. Cette zone sert d’écran, entre la plaine, qui est à peu près le domaine Makhzen et la montagne qui est essentiellement le bled es Siba […].

Cette mosaïque anarchique de clans berbères autonomes échappe complètement à l’autorité du Makhzen, tout en reconnaissant le sultan comme chef spirituel, prêts à lui envoyer des combattants pour la guerre sainte, contre les infidèles, mais ne tolérant chez eux aucun rouage makhzen et le payant aucun impôt […], la dissidence, dans le temps et dans l’espace étant mouvante selon les événements du moment [car] le bled el Makhzen est fait d’îlots mouvants » (Méraud, 1990 : 31-32).

449. Dans l’immensité de la bibliographie concernant la campagne d’Égypte, on retiendra : La Jonquière (1899-1905) ; Hanotaux (1934) ; Charles-Roux (1936) ; Benoist-Méchin (1966) ; Spillmann (1969) ; Thiry (1973) ; Laurens (1989) ; Brégeon (1991) ; Laissus, (1998) ; Tranié et Carmignani (1988) ; Cuoq (1979) et Goby (1979).

450. Il faudra les bâtiments confisqués à Venise pour former et équiper l’armada nécessaire.

451. De nombreux récits de la campagne ou recueils de correspondance rédigés par des témoins ont été publiés. Parmi eux, certains ont une valeur documentaire exceptionnelle. Ainsi : Jean-Pierre Doguereau, Journal de l’expédition d’Égypte, La Vouivre, 1997 ; Général Morand, Lettres sur l’expédition d’Égypte, La Vouivre, 1998 ; Général P.-F.-X. Boyer, Historique de ma vie (1772-1851), 2 volumes, La Vouivre, 2001 ; Laurens, H., La Correspondance de Kléber en Égypte (1798-1800), 4 tomes, Paris, IFAO, 1988-1996.

452. Djezzar = boucher. Ce général turc d’origine bosniaque avait été ainsi baptisé par ses propres hommes.

453. Émigré français servant dans l’armée anglaise et ancien condisciple de Bonaparte à l’École militaire.

454. Le 11 août 1799, Le Caire réserva au vainqueur un accueil triomphal. Trois mille prisonniers turcs et une centaine d’étendards – parmi lesquels celui à trois queues de Mustapha Pacha qui comptait au nombre des captifs – avaient de quoi impressionner les habitants de la ville.

455. De son vrai nom Jacques-François de Menou, baron de Boussay (1750-1810).

456. Certains musulmans éclairés surent également mesurer ce que pouvait avoir de positif l’irruption des Français sur les rives du Nil. Le Journal d’un notable du Caire publié en 1979 par le R. P. Joseph Cuoq constitue sur ce point une source précieuse. Abd-al-Rahman al Jabarti avait fui la ville lors de l’arrivée des Français mais, séduit par les promesses de Bonaparte, il y revint rapidement et fit partie du troisième divan institué par les autorités occupantes. Il crut que cette présence étrangère allait débarrasser le pays de la plaie que constituaient les Mamelouks et préparer sa modernisation. Cependant il n’était pas représentatif de l’ensemble de la population, dont les conditions de vie se détériorèrent du fait du blocus anglais qui fit monter les prix des produits importés par la Méditerranée.

457. Sur Méhémet Ali, on pourra consulter Fargette (1996) et Sinoué (1996).

458. La question d’Arabie était née au XVIIIe siècle quand Mohamed ibn Abdel Wahab, un prédicateur arabe considérant que l’islam était devenu décadent et que les responsables politiques hachémites ayant la charge des Lieux saints de l’islam étaient corrompus, lança un mouvement purificateur de régénération. Chassé de La Mecque, il fut accueilli dans le désert du Nedjd par un chef bédouin nommé Mohamed ibn Séoud (ou Saud) qui vit dans son message religieux un moyen d’étendre son pouvoir. Le wahhabisme allait alors servir de justification doctrinale à sa volonté conquérante. Ibn Séoud fut bientôt maître d’une grande partie de la péninsule arabe, puis il poursuivit ensuite son offensive vers le nord, affirmant qu’il voulait libérer les Arabes de la tutelle ottomane. Son rêve se brisa en Irak, lors de la prise de Kerbela en 1801, quand ses Bédouins profanèrent le tombeau d’Hussein, ce qui eut pour résultat de faire des chiites ses adversaires déterminés.

459. Envoyé à Istanbul, Mahmoud II le mit en cage et le fit promener durant trois jours dans les rues de sa capitale avant de le faire décapiter publiquement devant Sainte Sophie.

460. C’est de là que le Wahhabisme ressurgit de ses cendres en 1902 et qu’il s’étendit ensuite sur toute l’Arabie.

461.L’insurrection éclata en Grèce en 1821 ; en 1822, le congrès d’Epidaure proclama l’indépendance. La réaction turque fut brutale et les forces ottomanes reprirent Missolonghi et Athènes. En 1827, la France, la Grande Bretagne et la Russie intervinrent. La Russie qui était entrée en guerre obtint l’indépendance de la Grèce par le traité d’Andrinople en 1829. En 1830, cette indépendance fut confirmée par le traité de Londres, la Grande-Bretagne, la France et la Russie garantissant l’indépendance de l’État grec.

462. Soliman Pacha était un officier français du nom de Joseph Anthelme Sève. Né à Lyon en 1788, il avait fait la campagne de Russie. Durant les Cent Jours, il fut attaché à l’état-major de Grouchy en qualité de lieutenant. Il quitta l’armée sous la Restauration et partit pour l’Égypte où Méhémet Ali était à la recherche d’instructeurs européens afin de moderniser son armée.

463. Méhémet Ali qui avait perdu sa flotte regretta de ne pas avoir écouté les envoyés des Puissances qui avaient tenté de le dissuader d’intervenir en Grèce ; en 1828, il rapatria l’armée de Morée.

464. La reconnaissance par le sultan ottoman de la vice-royauté égyptienne de Méhémet Ali marquait une considérable évolution dans la mesure où la notion de nation arabe commençait à s’élaborer face à celle d’empire musulman ou califat.

465. Mahmoud II qui devait alors faire face à l’offensive de Méhémet Ali en Syrie utilisa ensuite le contingent débarqué à Tripoli pour tenter de prendre à revers les forces égyptiennes commandées par le Français Sève Pacha. De son vrai nom Joseph Anthelme Sève, né à Lyon le 17 mai 1788, mort au Caire le 11 mars 1860, cet ancien officier de la Grande Armée fut chargé de moderniser l’armée égyptienne à la tête de laquelle il s’illustra. Constantinople fut alors menacée mais l’Angleterre réussit à dresser les puissances contre Méhémet Ali et à sauver son allié turc. Voir à ce sujet Lugan (2002).

466. Jacques Thiry rapporte un proverbe qui illustre bien l’importance qu’avait la traite esclavagiste pour les populations de l’actuelle Libye : « Contre la gale, un seul remède : le goudron ; contre la misère, un seul remède : le Sudan », sous-entendu, la chasse à l’esclave au sud du Sahara (Thiry, 1995 : 541).

467. Ce qui entraîna en 1818-1819 le soulèvement des Ameraoua de la région du Sebaou, des Guechtoula et des Abid de la région de Boghni, trois tribus makhzen mécontentes de cette nouvelle alliance qui risquait de les marginaliser.

468. Contrairement à la croyance populaire française, la lutte contre la piraterie algéroise ne fut pas le motif de cette expédition car elle avait quasiment pris fin depuis une dizaine d’années, même si les Français délivrèrent tout de même 122 captifs du bagne d’Alger. Sur les raisons de l’expédition d’Alger, on se reportera à Amar Hamdani (1985).

469.. En 1835, quand la Porte reprit le contrôle de la régence de Tripoli et sembla manifester un intérêt renouvelé pour la Régence de Tunis, le projet n’eut pas de suite car le Bey ayant demandé la protection de Paris, une flotte française la contraignit à y renoncer.

470. Moulay Yazid qui avait été désigné comme l’héritier de Sidi Mohammed ben Abdallah se lança dans une série de révoltes, de rébellions contre son père et il mena une vie aventureuse, parfois même scandaleuse.

471. À l’exception de la Tijania.