Toute l’Afrique fut concernée par la guerre, mais avec une intensité variable selon les régions. Les combats les plus acharnés se déroulèrent dans les colonies allemandes, notamment en Afrique orientale où la Schutztruppe du général Paul von Lettow-Vorbeck ne déposa les armes qu’après l’Armistice du 11 novembre 1918 (Lugan, 1990). L’Afrique du Nord fut également concernée, notamment l’Égypte, en raison de l’importance stratégique du canal de Suez, ainsi que la Libye où les Ottomans menèrent des combats de relative intensité.
Quand la Première Guerre mondiale éclata, les deux tuteurs de l’Égypte, l’Empire ottoman et la Grande-Bretagne, se trouvèrent rangés dans des camps opposés. L’Allemagne souhaitait voir la Turquie intervenir à ses côtés, mais La Porte, sachant qu’elle pouvait perdre gros en cas de défaite, hésita jusqu’à la fin du mois d’octobre 1914. Après un incident naval turco-russe intervenu le 29 octobre, ce fut le gouvernement du Tsar qui accula la Turquie à entrer en guerre alors qu’elle cherchait à demeurer étrangère au conflit.
Le 12 novembre 1914, après bien des hésitations, elle se rangea finalement dans le camp allemand, menaçant par le fait le dispositif britannique de protection du canal de Suez.
L’Empire ottoman étant entré en guerre, le représentant du sultan à Tripoli lança un appel au jihad contre la France, l’Angleterre et la Russie, mais non contre l’Italie puisque cette dernière faisait partie de la Triple entente. Cependant, profitant de la situation, la Sanûsiya attaqua tout de même les positions italiennes.
Dans la nuit du 27 au 28 novembre, elle prit Sebha où la garnison fut massacrée. Quelques jours plus tard, après deux semaines de siège, le poste d’Oubari fut enlevé. Le 6 décembre, les Italiens évacuèrent Mourzouk, Ghât, Brak et Ghadamès. Les garnisons de Ghât et de Ghadamès trouvèrent refuge en territoire français, la première à Djanet en Algérie et la seconde en Tunisie. Un point de résistance fut ensuite constitué à Sokna une oasis située à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Hun (carte page LXX); le 26 décembre, sous les assauts lancés par les Awlad Sulayman, les Italiens furent contraints d’abandonner la position pour se replier autour de Tripoli et de Homs. Le Fezzan et la Tripolitaine étaient donc perdus.
En Cyrénaïque, les positions italiennes furent plus solides puisque les villes de Benghazi, Merj, Dernah et Tobrouk purent être conservées.
Au mois de janvier 1915, le canal de Suez fut menacé par une puissante armée turque commandée par le général Djemal Pacha à la tête de quatre-vingt mille hommes. Partis de Damas, les Turcs avancèrent en direction du Sinaï, mais ils échouèrent et durent battre en retraite après un sévère échec subi le 3 février lors de la bataille de Toussoun, en Palestine.
En Cyrénaïque, au mois de février 1915, Nury Bey, le frère d’Enver Pacha, arriva à bord d’un sous-marin autrichien en compagnie d’une douzaine d’officiers turcs et allemands afin d’encadrer les combattants de la Sanûsiya. Nury Bey fut ensuite promu « pacha gouverneur de toute l’Afrique ottomane570 afin d’y coordonner les opérations » (Martel, 1991 : 96).
Au mois d’avril 1915, les Italiens tentèrent de reprendre les positions perdues à la fin de l’année précédente mais ils subirent plusieurs échecs à Bani Walid, à Tarhuna et Al Ghardabiya dans le désert des Syrtes.
Le 21 août 1915, renversant ses alliances, l’Italie entra en guerre aux côtés des Alliés. À l’automne 1915, à partir de la Cyrénaïque, et encadrée par des officiers turcs, la Sanûsiya lança une attaque en Égypte. Le 25 décembre, ses forces furent à 25 km de Marsa Matrouh mais les Britanniques bloquèrent leur progression. Puis, le 28 février 1916, une contre-attaque les mit en déroute et ils perdirent Solloum et Sidi Barrani. Vaincue, la Sanûsiya accepta de négocier et le 22 mars 1916, Ahmed As-Sanûsi remit la direction de la confrérie à Idris As-Sanûsi, son petit-fils, le futur roi Idriss.
Au mois de juin 1916, les Italiens lancèrent une offensive destinée à « aérer » leur périmètre de contrôle en Tripolitaine, mais ce fut un échec.
Le 18 octobre 1916, Suleiman el Baruni originaire du Djebel Nefusa débarqua à Misurata (Misrata) avec le titre de commandant en chef. Le renfort qu’il amenait avec lui était composé de deux officiers allemands, de trente-huit officiers et sous-officiers turcs, de quelques canons et de deux ou trois douzaines de mitrailleuses571.
Avec ces faibles moyens, Suleiman el Baruni et les cadres germano-turcs réussirent à tenir la Tripolitaine et le Fezzan, contraignant ainsi la France à immobiliser des troupes sur la frontière algéro-tuniso-libyenne. En 1915, certaines tribus de l’est tunisien avaient pris le parti de la Sanûsiya et la France avait été contrainte d’évacuer une partie ses postes, dégarnissant ainsi toute la partie méridionale de la frontière tuniso-libyenne. Au mois de juin 1916, les forces turco-sénussistes bombardèrent la Tunisie depuis le jebel Nefusa et la France dut engager son aviation.
Plus au sud, tout le flanc saharien français fut sérieusement menacé à partir du Fezzan. Au mois de décembre 1916, les Français abandonnèrent les postes du Tassili des Ajjer pour se replier sur fort Flatters (Bordj Omar Driss).
Contrainte de réduire ses effectifs afin de renforcer le front européen, la France relâcha le maillage de ses postes dans le Sahara et certains Touaregs en profitèrent pour se rebeller. Ce fut le cas de Kaoucen, un Ikaskazan (tribu touarègue du Niger) qui était entré en contact avec Sidi el Abed, le chef local de la Sanûsiya, lequel l’avait chargé d’attaquer les postes français de l’Aïr et de prendre Agadès. Le moment était favorable car, et nous venons de le voir, les Italiens avaient évacué Ghât en abandonnant une importante quantité d’armes et de munitions et les Français avaient perdu Djanet (cartes pages LI et LXIX).
Kaoucen mit le siège devant Agadès durant près de trois mois, du 17 décembre 1916 au 3 mars 1917 (Salifou, 1972 : 193-195). Finalement, le 3 mars, une colonne partie de Zinder réussit à dégager le poste.
Rapidement repris, Djanet devint la base d’une offensive française sur Ghât prévue pour le début du mois de juin 1916. Elle fut finalement abandonnée afin de ne pas froisser les Italiens. La position ayant donc perdu son intérêt, et comme elle se trouvait trop éloignée des lignes françaises, elle fut abandonnée et sa garnison repliée sur Fort Flatters.
Afin de contrer l’offensive turco-senussite, le général Laperrine reçut le commandement de l’ensemble du secteur saharien depuis le sud de la Tunisie jusqu’à l’actuel Niger.
Au même moment, les Turcs mirent au pas la Sanûsiya car certains de ses membres s’étaient attirés l’hostilité des tribus locales en raison de leurs exactions572, et ils décidèrent de prendre le contrôle des opérations.
Au mois de janvier 1917, la situation évolua au profit des alliés. Les Italiens battirent Soleiman el Barouni et au mois d’avril 1917, conscient que les Alliés allaient être les vainqueurs du conflit, Idris As-Sanûsi entama des négociations avec Londres et Rome. Les pourparlers débouchèrent le 17 avril 1917 sur le Pacte d’Acroma573 par lequel l’Italie reconnut l’autonomie de la Cyrénaïque sous l’autorité de l’émir Idris As-Sanûsi, qui accepta de fait la présence italienne en Tripolitaine.
Le 18 décembre 1914, les Britanniques profitèrent de l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés de l’Allemagne pour mettre un terme à la suzeraineté nominale que le sultan turc exerçait sur l’Égypte en imposant leur protectorat au pays.
Le 19 décembre, le khédive Abbas II protesta, mais il fut déposé et remplacé par un de ses oncles, Hussein Kamel (1914-1917), second fils du khédive Ismaïl qui reçut le titre de sultan. Le fait que l’Égypte avait désormais à sa tête un sultan revenait à rompre tous les liens d’allégeance avec la Porte. La couronne britannique fut représentée par un Haut-commissaire et le premier titulaire de cette charge fut Sir Arthur Henry Mac Mahon.
Au Maghreb, l’Algérie ne fut pas directement touchée par la guerre, à l’exception d’un bombardement naval effectué par deux croiseurs allemands, le Breslau et le Goeben au début du mois d’août 1914.
Le pays demeura calme, même si, en 1916, des troubles sporadiques agitèrent les Aurès. La mobilisation à grande échelle effectuée au sein de la population française eut d’importantes conséquences car les cadres et les colons une fois mobilisés, le maillage européen de l’Algérie intérieure se relâcha. Dans les zones de colonisation les plus récentes, l’on assista même à un repli vers les centres urbains de nombre de familles européennes isolées dans le bled.
Ces départs furent souvent définitifs, ce qui fit que le premier conflit mondial marqua le début de la décrue du processus de colonisation terrienne en Algérie, phénomène qui accentua encore davantage la concentration des Européens dans les centres urbains.
Au Maroc, la déclaration de guerre intervint à un moment particulièrement difficile car la « pacification » y était alors loin d’être achevée puisque les troupes françaises n’occupaient effectivement qu’une partie du pays574.
Le Résident général Lyautey reçut des ordres très clairs : replier vers la côte les unités qui tenaient les contreforts de l’Atlas afin de pouvoir envoyer le maximum de troupes sur le front européen. Comme un tel repli aurait entraîné une révolte générale qui aurait pu avoir des conséquences dans tout le Maghreb, Lyautey réussit à rallier le gouvernement à une autre option qu’il baptisa d’une manière imagée « politique de la langouste » : « j’ai vidé la langouste mais j’ai gardé la carapace », entreprenant de « vider l’œuf sans briser la coquille 575». Il confia la défense du sud et du haut Atlas aux grands féodaux, il mobilisa les colons et il engagea 4 000 territoriaux. Ainsi, aucune position avancée ne fut abandonnée, les troupes de première ligne qui les tenaient étant remplacées par des réservistes. Le dispositif resta donc le même sur le terrain, du moins en apparence.
La Division Marocaine sur le front de France
La Division de Marche d’Infanterie Coloniale du Maroc fut formée au mois d’août 1914 et elle prit le nom de Division Marocaine. Elle fut placée sous le commandement du général de Division Humbert auquel succéda au mois de septembre 1914 le général de Division Blondat. Cette unité était composée de deux brigades :
1- La première Brigade du Maroc était quasi exclusivement composée de troupes européennes576 à savoir :
– Un Régiment Mixte d’Infanterie Coloniale composé de trois bataillons créé à Rabat au début du mois d’août 1914 et devenu Régiment de marche d’Infanterie Coloniale au mois de décembre 1914, puis Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc (RICM) le 9 juin 1915. C’est lui qui reprit le fort de Douaumont le 24 octobre 1916,
– Le Régiment de marche de Zouaves (Français d’Algérie),
– Les deux Régiments de Marche du premier et du deuxième Régiment Étrangers qui fusionnèrent au mois de novembre 1915 pour prendre le nom de Régiment de Marche de la Légion Étrangère,
– La seule unité spécifiquement marocaine de cette brigade fut le quatrième Régiment de Marche de Tirailleurs.
2- La deuxième Brigade du Maroc était à environ 50 % composée de Marocains :
– Deux Régiments de Tirailleurs du Maroc Occidental et du Maroc Oriental, qui fusionnèrent en octobre 1914 pour former le septième Régiment de Marche de Tirailleurs,
– Les premier et deuxième Régiments Mixtes de Zouaves et de Tirailleurs (Français d’Algérie et soldats marocains) ;
– Huitième Régiment de Marche de Zouaves (Français d’Algérie).
Les unités venues du Maroc ou rattachées à la Division Marocaine se distinguèrent sur le front de France où elles subirent de lourdes pertes. La brigade marocaine forte de cinq mille hommes et qui fut envoyée sur la Marne n’en comptait plus que sept cents en revenant du front577.
Pour maintenir le moral, Lyautey accrédita le fait que les Allemands soutenaient et finançaient la rébellion et qu’il existait donc un « front marocain » qu’il fallait tenir comme celui de France578.
Ministre de la guerre durant quelques mois, de décembre 1916 à mars 1917579, Lyautey démissionna dès le 14 mars 1917. Ses désaccords avec l’état-major, en particulier sur l’offensive Nivelle qui déboucha sur l’hécatombe du « Chemin des Dames », et son manque de souplesse face aux « comédies parlementaires » lui furent fatals (Lugan, 2010). Le cabinet Briand fut renversé après ce psychodrame et le 25 mars, Alexandre Ribot devenu le nouveau président du Conseil, réintégra Lyautey dans le poste de Résident général au Maroc.
Rentré à Rabat après quelques semaines pendant lesquelles le général Gouraud l’avait remplacé, il entreprit immédiatement de tronçonner la zone insurgée en séparant le bloc zaïan au sud, des Ghiata et des beni Ourain au nord. Cette stratégie réussit au début du mois de juin 1917 quand, parti de Meknès et de sa base avancée d’El-Hajeb, le général Jean-François Poeymirau coupa à travers le Moyen Atlas par Azrou et Midelt pour déboucher dans la haute Moulouya où il fit sa jonction avec le colonel Doury qui était parti de Boudenib sur la frontière algérienne (cartes pages LV et LVI).
570. Au début de l’année 1918, il fut remplacé par le Georgien Ishaq Pacha.
571. Tout au long de la guerre, des sous-marins allemands et autrichiens ravitaillèrent les forces turques à partir du port de Misrata.
572. Au mois d’août 1917, les Turcs pendirent Kaoucem qui avait largement basculé dans le banditisme.
573. Il s’agit d’un village du nord est de la Libye situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Tobrouk orthographié également Ikrimah ou Akramah.
574. Pour tout ce qui concerne le Maroc et le premier conflit mondial, on se reportera à Bekraoui (1987).
575. Selon l’expression de la journaliste et romancière américaine Edith Wharton, grande admiratrice de Lyautey.
576. En janvier 1918 la Brigade reçut le renfort de la Légion Russe et, au mois de juillet, du douzième Bataillon de Tirailleurs Malgaches.
577. Sur le rôle de la brigade marocaine lors de la bataille de la Marne, voir le livre du maréchal Juin (1964). Durant le premier conflit mondial, 7,8 millions de Français métropolitains furent mobilisés. L’outre-mer dans son ensemble fournit 457 000 hommes, soit 8 % de l’effectif total, l’Algérie en fournissant à elle seule 251 000, dont 73 000 Français d’Algérie. 25 000 Algériens et 22 000 Français d’Algérie, soit un peu plus d’1/3, furent tués.
Le 2e Corps colonial engagé à Verdun en 1916 était aux 2/3 européen. Il était composé de 16 régiments venus du Maghreb, dont 10 régiments de Zouaves formés de Français d’Algérie mobilisés et du RICM, totalement européen. En 1917, aucune mutinerie ne se produisit dans les régiments coloniaux, qu’ils fussent composés d’Européens ou d’Africains (Faivre, 2006 : 6).
578. À aucun moment les combats ne cessèrent au Maroc où les pertes furent importantes durant toute la durée de la guerre.
579. Pour regagner la France, le 18 décembre 1916, Lyautey embarqua secrètement à bord d’un sous-marin français qui mouillait à Fédala et qui le conduisit à Gibraltar où il rencontra le général Gouraud qui partait pour assurer son intérim au Maroc.