Chapitre I

Le Machrek de 1919-1939

Nous avons vu que le Protectorat britannique imposé à l’Égypte le 18 décembre 1914 ne fut pas accepté par la population qui y vit un diktat. Ici, la revendication nationaliste qui était ancienne connut un considérable essor au lendemain du premier conflit mondial, à telle enseigne que la Grande-Bretagne fut obligée de reconnaître l’indépendance du pays dès 1922.

En Libye où les Italiens eurent bien du mal à s’imposer, la souveraineté de Rome ne fut en définitive exercée que durant quelques brèves années ; dès 1942 la Cyrénaïque et la Tripolitaine passèrent en effet sous domination britannique et le Fezzan devint zone d’occupation française.

I- L’émancipation de l’Égypte

Le 13 novembre 1918, le haut-Commissaire britannique, Sir Réginald Wingate, refusa de laisser partir une délégation parlementaire dirigée par Saad Zaghloul (1857-1927), qui souhaitait se rendre à la Conférence de la paix à Paris pour y plaider la cause de l’indépendance de l’Égypte. Le renouveau du nationalisme égyptien s’incarna dans l’opposition à ce refus.

Au mois de décembre 1918, des manifestations éclatèrent à l’appel du parti Wafd al-Misri (Parti de la délégation), plus communément désigné sous le nom de Wafd. Ce parti exigeait l’indépendance et incarnait les aspirations des nouvelles élites égyptiennes. Sa revendication immédiate était l’abolition de la déclaration unilatérale de protectorat de 1914 au nom de la doctrine définie par le président américain Wilson, ainsi que l’évacuation des troupes britanniques.

En 1919, le climat devint lourd et il aboutit, le 8 mars, à l’arrestation de Zaghloul et de deux de ses adjoints, suivie de leur déportation à Malte. Quelques jours plus tard, des militaires anglais furent assassinés et, partout en Égypte, des troubles éclatèrent. Les Égyptiens en parlent comme de la « Révolution de 1919 ». La répression britannique ne contribua pas à faire tomber la tension.

Afin de sortir de l’impasse, un nouveau haut-commissaire fut nommé en la personne du général Allenby, ancien commandant des forces britanniques en Palestine et vainqueur des Turcs en 1917-1918.

Avec pragmatisme, la Grande-Bretagne décida ensuite de réviser sa politique. C’est ainsi qu’une délégation égyptienne fut finalement autorisée à se rendre à Paris, puis à Londres où une négociation débuta au mois de juin 1920 pour s’achever en septembre. Ce fut un échec car la Grande Bretagne qui contestait la représentativité du Wafd, ne voulait négocier qu’avec le représentant du sultan.

Le 29 mars 1921, Saad Zaghloul, désormais appelé Zaghloul Pacha, rentra en Égypte où il fut accueilli triomphalement. Les incidents reprirent et au mois de mai 1921, ils firent de nombreuses victimes. Zaghloul Pacha fut une nouvelle fois arrêté et déporté, d’abord à Aden, puis aux Seychelles et enfin à Gibraltar. Le 28 février 1922, avec réalisme, les Britanniques renoncèrent à leur protectorat et ils accordèrent unilatéralement l’indépendance à l’Égypte avec néanmoins des « points réservés », en matière de défense. Zaghloul Pacha qui voulait une indépendance pleine et entière appela à la poursuite de la lutte. L’octroi unilatéral de l’indépendance ne calma donc pas les revendications des nationalistes et leur combat se fit à partir de ce moment pour l’abolition des « points réservés ».

Le 15 mars 1922, l’Égypte fut officiellement indépendante et Fouad Ier qui en était le souverain depuis le 9 octobre 1917, date de la mort de son frère aîné, le sultan Hussein, prit le titre de Fouad Ier, roi d’Égypte (1917-1936), renonçant à celui de sultan.

Au mois de mars 1923, Zaghloul Pacha fut libéré et au mois de septembre, il regagna l’Égypte où il reçut un nouvel accueil triomphal. À la tête du Wafd il remporta les élections législatives de décembre 1923 ; puis, au mois de janvier 1924, le roi Fouad lui demanda de constituer un gouvernement, le premier après l’indépendance du pays.

Peu à peu, le Wafd en vint à s’opposer au souverain et ce dernier en arriva à penser que le parti avait l’intention d’abolir la monarchie et de faire proclamer la République. Le Wafd fut alors combattu, ses journaux interdits, ses militants chassés de la fonction publique et ses dirigeants envoyés en prison. Pour tenter de l’affaiblir, le Palais favorisa la création d’un parti politique rival, le Parti du peuple (al Cha’b).

Le paradoxe de cette situation fut que le Wafd eut désormais la monarchie comme adversaire prioritaire et, pour mieux l’affronter, il n’hésita pas à se rapprocher des Britanniques alors qu’il avait été précisément constitué pour les combattre.

En deux ans, de 1928 à 1930, l’Égypte connut une succession de cabinets avec comme Premiers ministres successifs, Nahas Pacha le nouveau chef du Wafd, Mohamed Mahmud, Adli Yeghem et une nouvelle fois Nahas Pacha. En 1930, le roi désigna Ismail Sidqi qui se maintint aux affaires jusqu’au mois de septembre 1933. Devant ce coup de force, le Wafd boycotta les élections de 1931 et le parti al-Cha’b en sortit vainqueur par défaut.

La Grande-Bretagne assouplit ensuite sa position et le 26 août 1936, un traité anglo-égyptien fut signé qui prévoyait un partenariat et même une alliance remplaçant le régime d’occupation militaire. En cas de guerre, la Grande-Bretagne aurait la possibilité de se déployer en Égypte, d’utiliser les infrastructures militaires du pays et, dans l’immédiat, elle pouvait maintenir ses garnisons dans la zone du canal pour une durée de vingt ans. Signe symbolique, le Haut-Commissaire de Londres fut remplacé par un ambassadeur.

Le roi Farouk Ier (1936-1952) succéda à son père, le roi Fouad Ier, le 28 avril 1936. Comme il était mineur (il avait 17 ans), son règne débuta par une régence, le souverain n’exerçant la plénitude de ses droits qu’à partir de 1937.

Au mois de mai 1936, le Wafd fut le grand vainqueur des élections législatives et Nahas Pacha revint aux affaires. Néanmoins, le parti fut affaibli par plusieurs scissions et par le départ des nationalistes les plus intransigeants.

Le 4 mai 1937, l’Égypte poursuivit son chemin sur la voie de la totale indépendance avec la suppression, le 4 mai, des clauses restrictives imposées en 1922 par les Britanniques et l’entrée du pays à la SDN (Société des Nations). À la fin de l’année 1937, le roi Farouk procéda à la dissolution du Parlement. Il révoqua ensuite Nahas Pacha. Les élections qui eurent lieu au début de l’année 1938 virent la défaite du Wafd.

II- L’Impero italien de Libye

Au lendemain du premier conflit mondial, les Italiens eurent du mal à s’imposer en Libye580.

Le 25 octobre 1920 fut signé l’accord d’Ar-Rajmah qui partageait la Cyrénaïque en deux, le nord et le littoral revenant à l’Italie, le sud à l’émirat senussiste d’Idris As-Sanûsi qui devenait émir autonome dans la région des oasis, jusqu’à Koufra (cartes pages LXX et LXXI).

Entre 1921 et 1925, sous le gouverneur Giuseppe Volpi, Rome confia aux généraux Mombelli et Bongiovanni la mission de conquérir l’ensemble du territoire, mais la résistance des tribus fut opiniâtre.

En Cyrénaïque, la « guerre sainte » d’Omar al-Mukhtar de la tribu des M’naffa581 malmena les forces italiennes. Au début de l’année 1922, appuyé par les tribus Abidet, Barasa, Hasa, Dersa et Arfa (Santarelli et alii, 1981), il fut quasiment le maître de la région. Le 21 décembre 1922, Idris As-Sanûsi582 s’exila en Égypte après avoir nommé Omar al-Mukhtar commandant militaire.

Toujours en 1922, mais en Tripolitaine, la situation était alors différente dans la mesure où, soutenu par certaines tribus berbères du Djebel Nefusa, le général Badoglio réussit à écarter la menace pesant sur les villes du littoral.

L’offensive italienne reprit au début de l’année 1923, et le 26 février, Misurata (Misrata) fut prise. Au mois de février 1924, ce fut le tour de Ghadames583 et en novembre 1924, celui de Syrte. À cette date, l’Italie contrôlait tout le littoral Tripolitain. Elle voulut ensuite prendre le contrôle de l’ensemble du territoire, mais la conquête de l’intérieur de la Libye jusqu’aux oasis du Fezzan, se révéla laborieuse.

Au mois de juillet 1925, le général de Bono fut nommé à Tripoli avec pour mission la conquête de la Cyrénaique. Le 6 décembre 1925, la frontière entre la colonie italienne de Cyrénaïque et l’Égypte fut fixée par la signature d’un traité italo-égyptien. Sollum resta à l’Égypte mais, Al-Jaghbub siège de la Sanûsiya fut rattachée à la colonie italienne.

Durant l’hiver 1927-1928, les troupes italiennes réussirent leur jonction dans le golfe des Syrtes, à l’ouest d’Ajdebiya. À partir de ce moment, la Cyrénaïque et la Tripolitaine furent réunies.

Au mois de janvier 1928, le général Badoglio succéda au général de Bono et il poursuivit la poussée italienne. Le 18 juin 1929 il rencontra Omar al-Mukhtar et une trêve fut conclue que ce dernier rompit fin octobre.

Le général Graziani fut ensuite nommé vice-gouverneur et commandant des troupes à Benghazi avec pour mission de détruire la Sanûsiya, ce qui fut fait au mois de janvier 1931 avec l’occupation de Koufra qui lui retira sa profondeur africaine. Pour empêcher l’envoi de matériel depuis l’Égypte, Grazziani fit édifier une ligne fortifiée composée de fil de fer barbelé depuis le port de Bardia sur la frontière égyptienne, jusqu’à l’oasis d’Al-Jaghbub (al-Giarabub pour les Italiens).

Capturé le 11 septembre 1931 par des Libyens engagés dans l’armée italienne584, Omar al-Mukhtar fut pendu.

Le 24 janvier 1932, le maréchal Badoglio annonça la fin de la campagne. Entre 1911 et 1932, la conquête de la Libye s’était faite au prix de 8 898 soldats italiens tués585.

Au mois de décembre 1934, les deux territoires italiens de Tripolitaine et de Cyrénaïque furent unis dans la Colonie de Libye dont la capitale fut Tripoli. Le maréchal Italo Balbo qui en fut le premier gouverneur général divisa le territoire en quatre provinces (Tripoli, Benghazi, Darnah et Misrata), et en un Territoire militaire du Sud dont le chef-lieu était le poste de Hun. Puis les provinces côtières furent considérées comme faisant partie du territoire national italien tandis que le Sahara libyen conservait son statut de colonie.

L’Impero italien fut créé le 9 mai 1936. En 1937 le ministère de l’Afrique italienne remplaça l’ancien ministère des colonies, puis, le 9 janvier 1939 la colonie de Libye devint une province d’Italie sous le nom de « Quatrième Rivage ».

Au début des années 1930, la Libye italienne, étendue sur 1 800 000 km2, était un pays pauvre ne comptant que 700 000 habitants. En 1931, 44 000 civils italiens y vivaient. En 1939, ils étaient 120 000 sur une population de 751 000 habitants, soit 16 % du total. Tripoli comptait alors une population de 40 000 Italiens sur 113 000 habitants.

En Libye, l’Italie réalisa d’importants travaux d’infrastructure (routes, voies ferrées, ponts, aérodromes), mais le coût de cette colonisation apparut élevé pour la métropole586. En 1937, fut inaugurée la Balbia, route côtière longue de 1 800 km partant de Tripoli pour aboutir à Tobrouk et reliant ainsi Tripolitaine et Cyrénaïque.

D’énormes efforts furent entrepris en faveur de la population musulmane que Rome chercha à sédentariser dans des villages équipés d’écoles, d’hôpitaux, de mosquées.

Durant la période coloniale italienne (1911-1943), et à la différence de l’Algérie ou des protectorats de Tunisie et du Maroc, la Libye ne fut ni constituée en État, ni ne vit le renforcement de ses structures étatiques.

580. « La Libye, au lendemain de Grande Guerre, n’est plus le bastion avancé et détaché de l’Empire ottoman. La république d’Ataturk, turquiste et laïciste, cesse d’être une référence et un recours. La Libye devient un pays arabe colonisé, comparable à la Tunisie, au Maroc, à l’Algérie. À ce titre, elle paraît comme la marge orientale d’un Maghreb dominé par la France, l’Espagne, l’Italie face à un Machreq sous influence britannique » (Martel, 1991 : 141).

581. Né dans le Djebel Lakhdar dans l’arrière-pays de Benghazi, il enseigna le coran à Al-Baïda, la capitale spirituelle et intellectuelle de la Sanûsiya.

582. Pour l’histoire de la confrérie durant la période 1918-1933, voir Gazzini (2004).

583. Le 12 septembre 1919, la France et l’Italie avaient précisé la frontière tuniso-libyenne entre Ghadamès et Tummo. Trois jours plus tard, le 15 septembre, ce fut le tracé de la frontière égypto-libyenne qui fut défini. Solum et l’oasis de Siwa restèrent à l’Égypte contre un agrandissement de la Somalie italienne par rattachement du Jubaland dans le nord du Kenya. Al-Djarabud, coeur de la Sanûsiya, et Koufra dans le Fezzan étaient rattachés à la Libye italienne, ce qui provoqua de vives protestations du Caire à partir de 1922, date de l’indépendance de l’Égypte. Il faudra attendre 1932 pour que l’Égypte accepte officiellement ces délimitations frontalières.

584. Les Libyens ne se rangèrent pas unanimement dans le camp nationaliste. Loin s’en faut. Des Berbères du Djebel Nefusa se rallièrent en effet dès 1911 aux forces italiennes auxquelles ils fournirent une aide précieuse. Il en fut de même de plusieurs tribus arabes. Une illustration de cette réalité occultée a été donnée durant le second conflit mondial. À l’exception d’une fraction des sénoussistes qui suivit l’émir Idriss dans sa politique de collaboration avec les Britanniques et qui intégra la fantomatique Libyan arab force, la majorité de la population musulmane de Libye a soutenu les forces de l’Axe et nombreux furent les Libyens qui s’engagèrent alors dans l’armée italienne.

585. Pour les combats vus du côté de la résistance libyenne entre 1910 et 1930, on se reportera à Angelo Del Boca (2008) qui a publié les carnets de Mohammed ben Khalifa Fikini, issu de la tribu des Rajban du Djebel Nefusa et qui fut une figure de la résistance contre l’Italie.

586. En 1938, le budget colonial représenta 12,5 % du budget de l’État italien.