En Tunisie les revendications nationalistes s’affirmèrent entre 1919 et 1939587. Les demandes étaient alors modérées puisqu’elles se limitaient à des réformes démocratiques et à une plus grande participation des Tunisiens aux affaires.
En Algérie, derrière l’unanimisme de façade et les fastueuses célébrations du centenaire de la présence française, ce fut durant cette période que la revendication nationaliste s’affirma.
Dès 1919, donc immédiatement après le premier conflit mondial, le courant nationaliste se structura autour de la revendication d’une Constitution, destour en arabe, demande faite dans un document rédigé par le cheikh Thaalbi588. Puis, en 1920, fut créé le Parti Libéral Constitutionnel désigné par la rue sous le nom de Destour dont la revendication n’était pas l’indépendance, mais la convocation d’une assemblée délibérante. Rapidement, une seconde grande originalité du mouvement nationaliste tunisien apparut avec la structuration d’une forte opposition née au sein du monde du travail autour de la CGTT (Confédération générale des travailleurs tunisiens).
En 1924 eut lieu un important mouvement de grève qui opposa parfois ouvriers tunisiens grévistes et ouvriers européens non grévistes, comme en 1925 à Hammam Lif (Julien, 1985 : 20). Le mouvement prit une tournure religieuse quand certains voulurent interdire l’inhumation de Tunisiens naturalisés français, notamment des anciens combattants, dans les cimetières musulmans.
Au mois de mai 1933, alors que le ministre des Affaires étrangères dont il dépendait était le socialiste Paul Boncour, le résident François Manceron signa le décret de dissolution du Destour. Le 29 juillet, Paris nomma un nouveau résident, Marcel Peyrouton589 qui donna au protectorat une marque répressive.
Au mois de mars 1934, lors du congrès de Ksar-Hellal, le Destour éclata en deux fractions. Le « Vieux-Destour », conservateur et construit autour de la personne du bey n’allait plus jouer de rôle déterminant. Le nationalisme tunisien allait en revanche être incarné par le Néo-Destour, dont Habib Bourguiba, un jeune avocat largement influencé par les idées de la révolution française de 1789 prit la tête.
Le Néo-Destour qui était animé par des cadres ayant milité en France au sein de la gauche avait des références parfois laïques et il mettait en avant l’idée de la nation tunisienne. Dans un premier temps, le nouveau parti ne demanda pas la fin immédiate du Protectorat, puis il se prononça ensuite pour l’indépendance de la Tunisie, assortie d’un traité d’amitié ou même d’une sorte d’union avec la République française.
Le Résident général Marcel Peyrouton fit arrêter Bourguiba et les principaux responsables du parti.
En 1936, le front populaire nomma un nouveau Résident général en la personne d’Armand Guillon. Les prisonniers furent libérés, mais la tension demeura, illustrée le 9 avril 1938 par de graves émeutes dont Tunis fut le théâtre. Pour y mettre un terme, l’état de siège fut instauré et les responsables nationalistes furent une nouvelle fois arrêtés tandis que le Néo-Destour plongeait dans la clandestinité. Habib Bourguiba fut d’abord interné dans le sud de la Tunisie, puis à Marseille.
Habib Bourguiba (1903-2000) était pétri des idées républicaines françaises et il choisit la voie de la négociation avec la France. Au mois de novembre 1937 il fut à la fois très clair et très réaliste devant les congressistes du Néo-Destour quand il déclara :
« L’indépendance ne se réalisera que selon trois formules : une révolution populaire, violente et généralisée, qui liquidera le protectorat ; une défaite militaire française au cours d’une guerre contre un autre État ou une solution pacifique, à travers des étapes, avec l’aide de la France et sous son égide.
Le déséquilibre du rapport des forces entre le peuple tunisien et la France élimine toutes les chances d’une victoire populaire. Une défaite militaire française n’aidera pas l’indépendance parce que nous tomberons dans les griffes d’un nouveau colonialisme. Donc, il ne nous reste que la voie de la délivrance pacifique sous l’égide de la France » (Belkhodja, 1998 : 9).
Pour Bourguiba, la colonisation n’était pas condamnable en soi et en ce sens, il reprenait en partie à son compte les idées de la gauche française de colonisation-progrès :
« Pour un peuple sain, vigoureux, que les compétitions internationales ou une crise momentanée ont forcé à accepter la tutelle d’un État fort, le contact d’une civilisation plus avancée détermine en lui une réaction salutaire. Une véritable régénération se produit en lui et, grâce à une judicieuse assimilation des principes et des méthodes de cette civilisation, il arrivera fatalement à réaliser par étapes son émancipation définitive590. »
En Tunisie, le nombre des Européens passa de 143 000 en 1911 à 213 000 en 1936 et à 240 000 en 1946. Ces derniers étaient à 80 % citadins et 60 % d’entre eux vivaient à Tunis. Quant aux Tunisiens, ils étaient 2,1 millions, en 1921, 2,6 millions en 1936 et 3,2 millions en 1946.
Par la Loi de 1923 la France chercha à faciliter la naturalisation des Italiens résidant dans le pays. Ils étaient 85 000 en 1921 et 91 000 dix ans plus tard, en 1931, sur un total de 195 000 Européens.
À la veille du second conflit mondial, la colonisation rurale concernait moins de 5 000 chefs de famille, cultivant 725 000 hectares, soit une moyenne de 161 hectares par exploitation. Cependant, de fortes disparités existaient entre les 2 380 colons italiens se partageant 70 000 hectares, soit une moyenne de 24 hectares par exploitation, et les 2 185 colons français dont la propriété moyenne était de 299 hectares.
En Algérie, la période étudiée se caractérisa par l’immobilisme : une fois pour toutes, l’Algérie était la France et, dans ces conditions, les problèmes politiques et sociaux qui s’y posaient devaient donc être réglés comme ceux qu’auraient pu connaître la Bretagne ou la Corse. D’autant plus qu’en 1930 se déroulèrent les cérémonies du centenaire de la présence française à l’occasion desquelles le faste et l’unanimisme colonial de façade masquèrent les profondes fractures du territoire.
En 1919, la « loi Jonnart » voulue par le Président du Conseil Clemenceau, étendit la représentation indigène dans les assemblées locales d’Algérie et élargit les conditions de naturalisation.
En 1925, sous le Cartel des Gauches, Maurice Viollette fut nommé Gouverneur général. Au mois de juin 1926, l’Étoile Nord-africaine fut fondée à Paris et Ahmed Messali Hadj en fut élu secrétaire général. Ce mouvement qui réclamait l’indépendance cristallisa les aspirations des nationalistes durant une décennie. Même si Messali Hadj, originaire de Tlemcen et partisan de la ligne arabo-musulmane, en fut le dirigeant, ce furent des Kabyles qui, dès 1926, impulsèrent l’Étoile Nord-Africaine autour d’Ali Abdel Kader, d’Imache Amar, de Si Djilani Mohand ou encore de Radjef Belkacem.
Maurice Viollette fut rappelé en métropole en 1927591, année où fut créée la Fédération des élus indigènes d’Algérie qui constitua un autre élément de contestation, au demeurant modéré, de la politique française.
En 1936, l’Etoile Nord-africaine fut dissoute et le PPA (Parti populaire algérien) créé par Messali Hadj lui succéda. Avec ce parti, les nationalistes algériens furent dotés d’un véritable outil politique. Pour le PPA, l’assimilation était « une utopie chimérique, nous ne serons jamais Français, ni par la race, ni par la langue, ni par la religion ».
Pour satisfaire les demandes du Congrès musulman algérien de juin 1936, le Front populaire décida des mesures libérales dont sortit ultérieurement le projet Blum-Viollette prévoyant l’octroi de la nationalité française à 21 000 Algériens592. Ce projet déclencha une très forte réaction de la part des Européens et une menace de grève des maires d’Algérie. La radicalisation était donc en marche, entraînant la détérioration du climat politique, illustrée par de violents et sanglants incidents qui éclatèrent en 1937.
L’immobilisme politique redevint ensuite la règle, avec comme priorité la lutte contre le courant nationaliste, ce qui eut pour résultat la multiplication des arrestations, dont celle de Messali Hadj. À la veille du second conflit mondial, et contrairement aux apparences, il n’était donc pas exagéré de dire qu’en Algérie, le feu couvait.
La fraction politisée de la population algérienne musulmane, soit une infime minorité, se retrouvait alors dans quatre grands courants :
1- Les intégrationnistes demandaient l’association à la France. Leur leader Ferhat Abbas (1899-1985) dont le parti était l’UDMA (Union démocratique du Manifeste algérien) écrivit ainsi en 1936 :
« Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste. […] je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les morts et les vivants ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé Nous avons donc écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays […]. »
2- Les religieux réformistes regroupés dans l’Association des Oulémas ne désiraient alors pas la séparation d’avec la France.
3- Le PCA (Parti communiste algérien) fondé en 1936 par des Européens ne demandait pas non plus l’indépendance.
4- Les nationalistes suivaient Messali Hadj et ils étaient alors quasi exclusivement regroupés dans le PPA (Parti du peuple Algérien)593.
Au point de vue humain, l’Algérie connut une forte poussée démographique entre les deux guerres, la population indigène passant de 5,8 millions de personnes en 1921 à 7,2 millions en 1936 et à 8,6 millions en 1946. Quant aux Européens, ils étaient 681 000 en 1911 et 946 000 en 1936 dont 709 000 vivaient en ville. En 1930, les colons terriens étaient 34 821 et leur nombre s’effondra à 25 795 en 1938.
Au total, en 1930, colons, fermiers, métayers et ouvriers agricoles, formaient une masse de 85 000 chefs de famille européens vivant à la terre. Ils étaient moins de 70 000 en 1938 car la crise de 1929 avait amplifié la crise du colonat dans tout le Maghreb avec un départ très réel de nombre de petits et moyens colons vers les centres urbains.
En 1930, les colons d’Algérie cultivaient 2,3 millions d’hectares, soit une étendue moyenne de 66 hectares par exploitation. Cependant, ces chiffres ne peuvent que difficilement être comparés à ceux de la colonisation agricole en Tunisie et au Maroc. En effet, dans les deux protectorats, le colonat se consacrait essentiellement à de grandes productions comme les céréales, les fruits ou les olives qui demandaient de vastes espaces, tandis qu’en Algérie, nombre de petits producteurs, surtout dans la région du Tell, pratiquaient un micro maraîchage à forte valeur ajoutée produisant des légumes primeur.
587. En Tunisie, l’acte de naissance du nationalisme peut être daté du 7 novembre 1911 quand, autour du cimetière de Djellaz à Tunis, huit Européens furent tués par la foule, ce qui provoqua l’intervention de l’armée française. La cause de ces événements était la création du cadastre par les autorités françaises, donc l’établissement d’un nouveau statut des terres par immatriculation et enregistrement.
588. Pour le rôle du Cheikh Thaalbi dans l’histoire du nationalisme tunisien et dans la question de la « querelle des deux Destours », voir Khairallah (2012).
589. Il fut deux fois Résident général, du 29 juillet 1933 au 21 mars 1936 puis du 3 juin au 22 juillet 1940.
590. Cité par Pierre-Albin Martel, wikipedia, notice Bourguiba.
591. En 1931, Maurice Viollette publia L’Algérie vivra-t’elle ?, livre qui eut un profond retentissement car il y préconisait d’importantes réformes allant dans le sens de l’égalité des droits.
592. Sur le projet Blum-Viollette, voir le mémoire de fin d’études de Julien Fromage (2003).
593. Dans le schéma reconstruit par les autorités algériennes après l’indépendance, Messali Hadj est totalement oublié, et pour cause, le père du nationalisme ayant été marginalisé par le FLN et ses militants exterminés.